Pendant plusieurs siècles, influencés par les règles du Discours de la méthode et par la physique newtonienne, nous avons considéré la causalité comme une longue chaîne de processus : A – B – C, etc. Ou plutôt : A –> B –> C, etc. Nous avons pensé que la nature fonctionnait comme la pensée mathématique : de manière linéaire.
Or, cette vision s’accompagne d’une pratique qui, d’ailleurs, rétroagit sur la pensée et l’entretient. En l’occurrence, nous avons construit un monde fondé sur l’accumulation linéaire des biens et, sa conséquence obligé, celle des déchets. Et comme l’action entraîne une vision du temps, nous avons aussi configuré notre histoire selon le schème du progrès.
Depuis des décennies, pourtant, l’écologie nous a appris que les êtres vivants sont tous inscrits dans les cycles biogéochimiques impliquant tant les êtres inertes que les êtres vivants : cycles de l’eau, du carbone, des métaux, etc. Les sciences de l’information et de la communication l’ont formalisé en élaborant les boucles cybernétiques de rétroaction. Les philosophes comme Edgar Morin ou Michel Serres nous ont aussi enseigné que « au commencement était la boucle ». Mais, avant les conséquences catastrophiques pour notre planète, nous n’avions pas pris conscience de l’importance d’une mutation qui ne doit pas être seulement éthique, mais épistémologique : penser de manière cyclique. C’est le recyclage des matériaux qui nous a invité à incurver notre réflexion.
Précisons toutefois un point. N’allons pas nous contenter de réagir et de proclamer l’avènement du circulaire versus le linéaire. La vision linéaire et prospective n’est pas tant fausse et cette pratique n’est pas tant délétère qu’elles ne sont toutes deux unilatérales, donc insuffisantes ; et qu’elles sont erronées et destructrices quand elles demeurent unilatérales. La compréhension et l’action adéquates requièrent donc de conjuguer la linéarité progressive et la cyclicité régressive ou plutôt rétroactive.
Pourtant, si nous commençons à tirer les leçons théoriques et pratiques dans notre vision et gestion de la nature, nous peinons encore à les appliquer à notre vie intérieure, humaine et spirituelle. En effet, nous continuons à courir, à nous précipiter au sens étymologique du terme (prae caput : « tête en avant). Je ne parle plus ici de notre tendance à accumuler les biens et même les actions, les performances et les réussites. Je parle de la manière dont nos journées se déroulent. Par exemple, cher lecteur, depuis que votre journée a commencé, combien de fois et combien de temps vous êtes-vous arrêté, je ne dis même pas pour penser à Dieu (qui pense tout le temps à nous), mais pour « entrer en vous-même » (Lc 15,17), afin d’être présent à ce que vous ressentez et vous détendre ? D’ailleurs, nos écrans sont les grands voleurs de notre vie intérieure. Dès que nous cessons notre activité, que faisons-nous ? Nous nous mettons à lire les messages en attente… Bref, nous vivons notre vie sur mode linéaire.
Pourtant, depuis longtemps, les grands maîtres spirituels nous invitent à débrancher régulièrement le mode linéaire et prospectif pour passer au mode circulaire et introspectif. Saint Ignace de Loyola procédait plusieurs fois par jour à cette relecture qui, en connectant avec sa vie intérieure (consolation et désolation), lui permettait de connecter avec la volonté de Dieu sur lui. Le docteur Roger Vittoz nous a appris que notre cerveau fonctionne selon deux modes, émissif et réceptif, le second rechargeant le premier : quelques minutes de réceptivité (boire un verre d’eau, respirer une fleur ou plutôt laisser advenir son odeur, etc.) permettent à notre psychisme de repartir pour un cycle intensif de plus d’une heure. Le succès actuel de la méditation de pleine conscience provient de cette même découverte non pas seulement de notre besoin d’intériorité, mais de notre besoin de réflexivité (de retour sur notre vie).
Ce qui s’appelle recyclage dans la nature s’appelle relecture dans le monde de l’esprit. Les boucles écologiques incurvent la matière : l’eau qui vient du ciel finit par y remonter, ainsi que le prophète Isaïe l’avait déjà noté (cf. Is 55,11-11). La boucle spirituelle, elle, courbe temporairement notre course et inverse notre histoire. Sur le court terme, elle nous fait perdre en efficacité (s’arrêter, c’est autant de temps ôté à notre productivité [1]), mais quel gain en fécondité sur le long terme ! Disons plus. La pensée et la pratique linéaires nous ont conduit à laisser s’accumuler des déchets qui, aujourd’hui, sont devenus aussi préoccupants que toxiques. Il en est de même au plan spirituel : nous laissons s’accumuler les échecs, les chagrins d’amour (notamment chez les célibataires), les mauvais plis, les péchés, les fuites, les sujets censurés dont nous n’osons plus parler avec nos proches. Seule la relecture permet d’affronter ces « déchets » spirituels et de les recycler régulièrement, par la communication, la remise en question et le pardon.
La révolution écologique ne sera intégrale et efficace que lorsqu’elle portera son plus beau fruit : la relecture.
Pascal Ide
[1] Cf. site : « Aller vite, c’est dominer. Une leçon d’Hergé ».