Deux conceptions de l’âme : Jamblique et Plotin

Il existe une différence significative et signifiante entre le néoplatonicien Jamblique et Plotin (Porphyre) sur la question importante du statut de l’âme [1] :

1) Le fait

  1. a) La position de Plotin

D’un mot, Plotin place l’âme au même niveau que les intelligibles, autrement dit celui qui connaît, à savoir l’âme et l’objet connu, à savoir les Formes ou les Idées. Il se produit donc une sorte d’univocisation, d’homogénéisation de la sphère des êtres spirituels. De manière nuancée, dans le monde intelligible, les Formes et les âmes possèdent des statuts différents, mais ils communient fondamentalement au même statut d’être soustrait au devenir, donc d’êtres véritables. Pour le dire encore autrement, il y va du statut de l’âme non descendue chez Plotin.

Il semble que la raison fondamentale de cette thèse épistémologique vient de ce que Plotin permet ainsi d’assurer à l’âme humaine la possibilité de connaître de façon adéquate non seulement les formes mais aussi les trois principes qui les dominent et les fondent, l’Un, l’Intellect et l’Âme, autrement dit fonde la possibilité de la contemplation de l’Un dès cette vie, cela par la médiation de la philosophie. Précisons encore : cela signifie donc que, pour Plotin, l’âme a la puissance, par elle-même, de monter vers Dieu, de contempler les intelligibles tels qu’ils sont. La seule condition, répétons-le, est que l’âme s’adonne à la philosophie.

Un signe en est que le passage final des Ennéades concerne précisément la capacité qu’a l’âme de « voir » l’Un directement, de par sa propre capacité théorétique [2]. Or, la répartition opérée par Porphyre vise à souligner l’importance des textes.

  1. b) La position de Jamblique

Certes, Jamblique distingue lui aussi le monde intelligible, des êtres incorruptibles, en deux : les Formes et les âmes capables de connaître ces Formes intelligibles. Toutefois, lui, comme les autres Platoniciens d’après Plotin, creuseront la différence. Ils introduiront donc une différence de nature entre l’âme et le monde intelligible là où Porphyre se refuse à les graduer. Et telle est la thèse centrale de son De Anima.

La raison de cette différence semble être multiple. Jamblique respecte les puissances sensibles que Porphyre jugeaient superflues : « Plotin enlève à l’âme les puissances irrationnelles, les sensations, les représentations sensibles, les souvenirs, les raisonnements : il n’y a que la pure raison qu’il fasse se tendre jusqu’à la pure essence de l’âme, en tant que possédant une nature apparentée à la forme même de l’essence (de l’âme) [3] ».

Une autre raison tient à ce que l’âme purifiée ne peut atteindre par elle-même le monde intelligible. Elle a besoin du pouvoir de la théurgie. Autrement dit, l’âme est descendue, et cela entièrement, dans le devenir.

2) Le sens

Multiples sont les sens de cette différence.

Une première tient à l’acceptation de l’incarnation. Plotin, comme Porphyre, sont tentés de nier les facultés sensibles ou de leur dénier tout apport. Plotin pèche par angélisme. La tentation gnostique n’est jamais loin chez le mystique non-monothéiste ou plutôt extérieur à une religion révélée.

Une seconde signification tient au rôle que doit jouer, dans la vie de l’esprit, la véritable humilité. On se souvient qu’Augustin disait de sa période néoplatonicienne qu’elle avait été marquée par l’orgueil. Être humble, c’est recevoir la lumière de la source, et non prétendre l’atteindre par soi-même, alors qu’elle nous est inaccessible. Or, Plotin prétend lui-même avoir accès au to épékeina. Il est intéressant que les successeurs de Plotin, instruits par l’expérience ou peut-être moins orgueilleux que Plotin, plus aristotéliciens, aient accepté leur impuissance. Ils sont donc d’autant plus disposés à recevoir la Révélation chrétienne.

On peut en tirer une application avec les techniques New age, les techniques du divin en général.

De plus, cette divergence apporte une lumière décisive sur la hiérarchie des réalités spirituelles. Il est malaisé pour un esprit incarné de ne pas univociser le monde intelligible. On se souvient que Thomas estimait que l’âme humaine, bien qu’ouverte à l’être, a besoin du lumen gloriæ pour pouvoir connaître l’essence divine. Sans doute seule une philosophie chrétienne peut trancher ce point.

Enfin, dans l’humilité de Jamblique et des autres néoplatoniciens, dans leur appel à une intervention théurgique, il se dit une préparation à la grâce plus grande que chez Plotin qui ne se divinise qu’en cherchant à devenir un ange. Un ange de lumière ?

Pascal Ide

[1] Cf., à ce sujet, Cristina d’Ancona, « A propos du De Anima de Jamblique », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 90 (2006), p. 617-640. Elle lit Jamblique à partir des traités IV, 7[2], IV, 8[6] et I, 1[53] des Ennéades de Plotin et des Sentences de Porphyre.

[2] Ennéades, VI, 9[9].

[3] J. F. Finamore et J. M. Dillon, Iamblichus De Anima, Text, Translation and Commentary, coll. “ Philosophia Antiqua ” n° XCII, Leiden-Boston-Köln, 2002, p. 38, 3-6 ; trad. A. J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste. III. Les doctrines de l’âme, Paris, Gabalda, 1953, p. 177-264, ici p. 194-195.

19.7.2024
 

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