De l’aliénation actuelle à l’amour. Une autre lecture de la Théorie critique (l’École de Francfort) 5/6

6) La reconnaissance aimante comme accès à soi (Axel Honneth)

a) Brève présentation du philosophe

S’inscrivant dans le sillage de ses illustres prédécesseurs, Axel Honneth (1949-), est un philosophe et sociologue allemand qui a dirigé l’Institut de recherche sociale (dont nous avons vu qu’il hébergea l’École de Francfort) de 2001 à 2011, avant de partir à New York où il est professeur à l’université Columbia, en même temps qu’il enseigne la philosophie sociale à l’Université Johann Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le-Main. De même que Habermas (avec qui il a travaillé comme boursier) a relancé et renouvelé la Théorie critique en la croisant avec sa théorie de l’agir communicationnel, de même Axel Honneth cherche à la féconder par une théorie de la reconnaissance réciproque [1].

En effet, en 1992, il a rédigé un ouvrage programmatique promis à un vaste succès, La lutte pour la reconnaissance [2], qui fut traduit en français en l’an 2000. Cet ouvrage est assurément un grand livre de sociologie, c’est aussi un livre important pour la philosophie sociale. Ce n’est pas un hasard si Paul Ricœur a consacré son dernier ouvrage à la reconnaissance, à la fois regrettant que ce thème ait été autant négligé par la philosophie qui a tant médité sur la connaissance [3], et dialoguant longuement (et avec gratitude !) avec Honneth [4].

b) Thèse

L’ouvrage veut montrer que le lien social, en particulier l’affrontement, la lutte sociale, présente une dimension morale. En effet, au fond de tout conflit gît une demande de reconnaissance refusée, méprisée ; or, le mépris comme la reconnaissance sont des réalités morales.

En négatif, l’auteur s’oppose donc à une interprétation strictement utilitariste faisant des conflits d’intérêt, des besoins de survie économique l’unique et l’ultime source des conflits sociaux. L’expérience du mépris montre qu’il faut faire appel à une grammaire morale irréductible au seul fonctionnel.

c) Exposé historique

L’auteur argumente en faisant appel à l’histoire des doctrines, mais pour, au final, accéder à un développement proprement doctrinal et pratique.

Le développement historique de Honneth se déploie en quatre temps.

1’) La naissance de la philosophie sociale moderne : Machiavel et Hobbes

La philosophie sociale moderne est née avec Machiavel et Hobbes ; or, ces deux auteurs considèrent les personnes comme des individus cherchant à maximiser leurs intérêts ou simplement à assurer leur survie. Il s’agit d’une conception utilitariste avant la lettre. Dès lors, le rôle de l’État se réduit à neutraliser les antagonismes. Ainsi la morale est-elle privatisée et séparée de la sphère sociale et politique.

2’) La réaction philosophique la lutte pour la reconnaissance chez Hegel

Le jeune Hegel, celui de la période d’Iena qui écrit le Système de la vie éthique et dans la Realphilosophie [5], considère les conflits humains comme des demandes de reconnaissance. Son argumentation pourrait être systématisée ainsi : l’homme ne cherche pas d’abord à supprimer son adversaire mais à être lui-même reconnu ; or, celle-ci est une attitude morale ; Hegel remoralise donc l’affrontement humain ; or, celui-ci est au cœur de la réalité sociale ; donc, Hegel solidarise moral et social. Ce faisant, il s’oppose à l’atomisme et au fonctionnalisme des théories contractualistes. Voire, le philosophe de Berlin développe toute une évolution sociale en hiérarchisant les différents besoins de reconnaissance de l’homme, chacun entraînant un type spécifique de frustration et de conflit ; en l’occurrence, les médiations sont : l’amour, le droit et l’éthicité.

Malheureusement, dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel ne reprendra pas son intuition dans toute son ampleur et la restreindra à la seule sphère de la reconnaissance privée. [6]

3’) La reprise en philosophie sociale : George Herbert Mead et Donald W. Winnicott

Dans sa psychologie sociale, George Herbert Mead reprend la grande intuition hégélienne et lui donne un développement plus empirique, en même temps qu’actuel, c’est-à-dire postmétaphysique [7]. Il convoque d’abord l’idée selon laquelle les sujets humains naissent à leur identité par l’expérience d’une reconnaissance intersubjective. Puis, il distingue, lui aussi, trois formes de reconnaissance mutuelle : les relations primaires avec l’autre personne, qui sont d’ordre affectif et les relations avec « l’autrui généralisé [8] », donc les relations sociales qui se dédoublent, selon qu’elles sont d’ordre juridique ou d’appartenance à un groupe solidaire. Autrement dit : l’amour, le droit et le travail.

4’) Une actualisation insuffisante avec la philosophie sociale moderne : Karl Marx, Georges Sorel, Jean-Paul Sartre

Les trois philosophies sociales de Marx, Sorel et Sartre montrent que les conflits sociaux sont porteurs d’exigences de reconnaissance. Toutefois, elles n’ont pas su mettre en évidence l’infra-structure morale de ces conflits.

d) Exposé doctrinal. Une nouvelle Théorie critique

Un point commun regroupe toutes ces approches, de Hegel et Marx jusqu’à Mead et Sartre : aucun n’a pris en considération l’opposé à la reconnaissance qu’est le mépris [9] ; or, « l’expérience du mépris constitue une atteinte qui menace de ruiner l’identité de la personne tout entière [10] ».

À ce premier point de départ de la réflexion d’Honneth, se joint un autre. Depuis La théorie de la justice de John Rawls (1971) [11], les doctrines relatives à la justice sociale ont privilégié le juste et ont écarté le bien, considéré comme trop subjectif et peu universalisable. Tout au contraire, à l’instar des autres philosophes de la Théorie critique et de Rosa dont parlera le dernier paragraphe, Axel Honneth adopte un point de vue résolument concret : comment une société assure à ses membres les conditions d’une « vie bonne » ? Autrement dit, à l’approche déontologique et formelle de Kant via Rawls, il préfère l’approche téléologique et eudémoniste d’Aristote via l’École de Francfort. Les débats les plus fondamentaux sont décidément transhistoriques.

Et, de même qu’existent trois formes de mépris de l’identité personnelle – l’atteinte à l’intégrité physique, juridique et morale –, de même existent trois formes de reconnaissance intersubjective [12] :

  1. La première est celle de l’amour entendu comme lien affectif unissant une personne à un groupe restreint. Autant les travaux de Bowlby que ceux de Winnicott attestent combien ces relations sont nécessaires à l’acquisition de la confiance en soi et préparent à la participation à la vie sociale.
  2. La deuxième est le droit. En effet, celui-ci donne à un individu d’être reconnu comme sujet de droits et de devoirs ; or, seul l’homme libre a des droits et des devoirs ; donc, la reconnaissance juridique manifeste à l’homme qu’il est doué d’autonomie et lui permet d’acquérir le respect de soi.
  3. La troisième, tout aussi indispensable à l’acquisition de l’estime de soi est la reconnaissance sociale :

 

« pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les sujets humains n’ont pas seulement besoin de faire l’expérience d’un attachement d’ordre affectif et d’une reconnaissance juridique, ils doivent aussi jouir d’une estime sociale qui leur permet de se rapporter positivement à leurs qualités et à leurs capacités concrètes [13] ».

 

Honneth résume ses analyses en un tableau synoptique [14] :

 

Mode de reconnaissance

Sollicitude personnelle

Considération cognitive

Estime sociale

Dimension personnelle

Affects et besoins

Responsabilité morale

Capacités et qualités

Forme de reconnaissance

Relations primaires (amour, amitié)

Relations juridiques (droits)

Communauté de valeurs (solidarité)

Potentiel de développement

 

Généralisation, concrétisation

Individualisation, égalisation

Relation pratique à soi

Confiance en soi

Respect de soi

Estime de soi

Forme de mépris

Sévices et violences

Privatisation de droits et exclusion

Humiliation et offense

Forme d’identité menacée

Intégrité physique

Intégrité sociale

« Honneur », dignité

e) Une relecture à la lumière de l’amour-don

Certes, Honneth ne va pas jusqu’à une fondation de l’éthique dans l’ontologique, c’est-à-dire dans l’objectivité d’une nature (le fait moral est seulement accessible à la phénoménologie). Certes, étrangement, s’il souligne la polysémie de la reconnaissance, il ne va pas jusqu’à faire résonner sa signification la plus décisive : la gratitude.

Mais, d’abord, en faisant de la reconnaissance la catégorie axiale de l’éthique, Axel Honneth, nous l’avons noté, retrouve la perspective téléologique comme fondement de la perspective déontologique. De plus, il fait de l’anthropologie (voire de la psychologie) le contenu nécessaire des normes éthiques. En outre, non seulement il enracine la conscience de soi dans la reconnaissance par autrui, mais, plus généralement, il sort d’une conception égologique de la connaissance qui a prévalu depuis presque quatre siècles. Ensuite, la reconnaissance n’est pas d’abord le fruit d’une lutte, mais d’une surabondance.

Surtout, comment ne pas se réjouir de ce que Honneth place l’amour au centre même de sa réflexion ? Précisons tout de suite : il ne s’agit pas de « l’acception étroite que ce concept a prise depuis la valorisation romantique du rapport d’intimité sexuelle », mais de son sens à la fois le plus large et le « plus neutre possible : l’‘amour’ comprendra ici toutes les relations primaires qui, sur le modèle des rapports érotiques, amicaux ou familiaux, impliquent des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes [15] ».

Plus encore, Honneth enrichit la dynamique amative du don qui est une rythmique ternaire de réception (don 1), appropriation (don 2) et donation (don 3).

  1. En plein, la loi de reconnaissance développée par Axel Honneth explicite la compréhension de l’accès du sujet à son intimité (don 2). D’abord, elle souligne que l’on n’accède à soi que par l’autre. Ensuite, elle hiérarchise les médiations d’accès et précise leur complémentarité et leur articulation progressive, dans une logique qui demeure encore formelle, mais est assurément pertinente, en l’occurrence les trois médiations que sont l’amour, le droit et la solidarité. Enfin, en montrant que le conflit doit s’analyser en termes moraux et pas seulement fonctionnels ou utilitaristes, surtout en fondant la lutte sur un besoin de reconnaissance, cette loi fonde le don 2 sur le don 1 approprié qu’est l’amour : être reconnu, au fond, c’est être aimé ; tel est le besoin radical, fontal de l’homme :

 

« L’expérience intersubjective de l’amour ouvre l’individu à cette strate fondamentale de sécurité émotionnelle qui lui permet non seulement d’éprouver, mais aussi de manifester tranquillement ses besoins et ses sentiments, assurant ainsi la condition psychique du développement de toutes les autres attitudes de respect de soi [16] ».

 

D’ailleurs, les trois formes de la relation à soi nourries par les trois reconnaissances – respectivement : confiance, estime, respect – sont autant d’aspects de l’amour de soi.

  1. A ces trois apports s’ajoutent, en creux, la compréhension des blessures de la reconnaissance – ce que l’auteur appelle génériquement les mépris – et leurs conséquences très onéreuses que sont les conflits sociaux. En fondant moralement le conflit, Honneth offre ainsi une précieuse clé pour mieux comprendre les structures de péché, le péché comme cause de conflits à un plan social, donc pour articuler le moral personnel avec le moral social.

De plus, en lisant derrière la violence des conflits la blessure, la privation du besoin fondamental d’être aimé, l’on sort d’une interprétation protestante, pessimiste de la malice des relations humaines. Il ne s’agit pas de nier le mal, mais d’abord de surdéterminer le péché par la blessure et ensuite de le reconduire à un bien, certes recherché de manière désordonnée, mais réel : l’amour inconditionnel de soi. Autrement dit le don 1 absolu.

Pascal Ide

[1] Pour une première présentation, cf. Louis Carré, Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, Paris, Michalon, 2013.

[2] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance. Grammaire morale des conflits sociaux, trad. Pierre Rusch, coll. « Passages », Paris, Le Cerf, 2000 ; « Reconnaissance », Monique Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, p.u.f., 2001, p. 1272-1278.

[3] « Aucun ouvrage de bonne réputation philosophique n’a[…] été publié sous le titre de La reconnaissance » (Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois parcours, coll. « Les essais », Paris, Stock, 2004, p. 13. Souligné dans le texte).

[4] Notamment à partir de la p. 273.

[5] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Système de la vie éthique, trad. Jacques Taminiaux, Paris, Payot, 1976 ; La philosophie de l’esprit de la Realphilosophie, trad. Guy Planty-Bonjour, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1982.

[6] Cf. Axel Honneth, Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, trad. Franck Fischbach, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2008.

[7] L’ouvrage central sur ce sujet est George Herbert Mead, Mind, Self and Society. From the Standpoint of a Social Behaviorist, Chicago-London, University of Chicago Press, 1934, 21962 : L’esprit, le soi et la société, trad. Jean Cazeneuve, Eugène Kaelin et Georges Thibaut, Paris, p.u.f., 1963.

[8] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, p. 115.

[9] Cf. le recueil d’articles et d’interviews parus ces cinq dernières années d’Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, éd. Olivier Voirol, trad. Olivier Voirol, Pierre Rusch et Alexandre Dupeyrix, coll. « Armillaire », Paris, la Découverte, 2006. Cf. la brève présentation : Dominique Youf, « La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique d’Axel Honneth », Sociétés et jeunesses en difficulté. Revue pluridisciplinaire de recherche, N° 3 – mars 2007, http://sejed.revues.org/document344.html.

[10] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, p. 161.

[11] Cf. John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Le Seuil, 1987, coll. « Points-Essais », 1997.

[12] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, chap. 5.

[13] Ibid., p. 147.

[14] Ibid., p. 159.

[15] Ibid., p. 116-117.

[16] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, p. 131. Il est d’ailleurs passionnant qu’une note, en fin de cette citation renvoie à différents ouvrages psychologiques, dont ceux de John Bowlby, le fondateur de la théorie de l’attachement : The Making and Breaking of Affectionnal Bonds, London, Tavistock Publications, 1979, chap. vi et d’Erik H. Erikson sur Identity and the Life-Cycle. Selected Papers, New York, International Universities Press, 1959, p. 57-67. Et à un ouvrage philosophique de Paul Gilbert, Human Relationships. A Philosophical Introduction, Oxford, Basil Blackwell, 1991, chap. ii et iv.

14.7.2020
 

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