De la scolastique à la nouvelle théologie. Henri Bouillard

Dans un article sur Henri Bouillard (1908-1981) qui est un résumé de sa thèse, soutenue à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lille, Michel Castro explique l’évolution du théologien jésuite, de la théologie scolastique à ce que l’on a appelé la « nouvelle théologie », et qui est représentée autant par Le Saulchoir que par Fourvière. Double est donc son intention, historique et doctrinale [1].

1) De la scolastique…

Il semble que, parmi les représentants de la scolastique, à côté d’une figure dominicaine comme celle, bien connue, de Réginald Garrigou-Lagrange, il y ait le père jésuite Charles Boyer (1884-1980), ardent défenseur du thomisme : il est arrivé à la Grégorienne en 1922 où il fit tout : « Ce religieux effacé ne manquait pas d’influence discrète : inamovible secrétaire de l’Académie pontificale de saint Thomas d’Aquin, et à ce titre cheville ouvrière des Congrès thomistes internationaux, il fut aussi l’homme de confiance de Pie XII en matière de relations interconfessionnelles [2] ». Alors que l’avis de l’ancien dominicain Paupert est trop corrosif [3], celui de Luis F. Ladaria semble beaucoup plus équilibré [4].

Considérons maintenant la doctrine.

a) L’unicité totalisante

La doctrine, quant au contenu, se présente comme scolastique et uniquement scolastique : c’est « la forme unique permettant de parler de Dieu [5] ». La conséquence négative est claire : « un tel langage et une telle conceptualité ne permettent de fait plus à nos contemporains, passés à une autre culture de comprendre ce que leur propose la foi [6] ».

Le jugement d’Étienne Gilson sur le thomisme enseigné à son époque, est révélateur : « Le pire ennemi de saint Thomas, écrit-il à Jacques Maritain le 6 avril 1953, même dans l’Ordre dominicain, a été Aristote, dont Cajetan est le prophète [7] ». Dans une autre lettre, ici à Henri de Lubac, le 8 juillet 1956, voici ce qu’il écrit du thomisme enseigné :

 

« On fabrique un thomisme à l’usage des écoles, sorte de rationalisme plat qui donne satisfaction à l’espèce de déisme qu’au fond la plupart désirent enseigner. Le seul salut est dans le retour à saint Thomas lui-même, au-delà de Jean de Saint-Thomas, au-delà de Cajetan lui-même dont le célèbre commentaire est un corruptorium Thomae parfaitement réussi [8] ».

b) Une rigueur close

On peut caractériser cette doctrine par sa rigueur syllogistique, son souci d’avancer toujours par thèses. « Il y avait des thèses – explique François Varillon à propos de Fourvière –, et il fallait toujours justifier une thèse par l’Écriture, la Tradition et la raison. Nous suivions tout cela avec un intérêt très relatif, étant entendu que nous travaillions par ailleurs et il y avait des cercles [9] ». L’inconvénient, souligne Étienne Fouilloux, est double : le rationalisme et l’exclusivisme : « Un tel souci de rationalité en matière de foi rapproche dangereusement du rationalisme, énergiquement combattu par ailleurs. Et aussi de l’exclusivisme, puisque penser en dehors des cadres thomistes est d’emblée suspect [10] ».

c) Caractère défensif

Une autre caractéristique est le caractère apologétique de la théologie : la pensée différente est vue comme étrangère et menaçante. La conséquence en est l’ignorance de l’autre. « L’enseignement théologique à cette époque, écrit Jacques Guillet entré à Fourvière en 1938, était sérieux et laborieux. Mais il n’ouvrait pas beaucoup les esprits [11] ». C’est ainsi, écrit Yves de Montcheuil à un condisciple dans une lettre non datée, alors qu’il est étudiant à Fourvière, entre 1929 et 1933 :

 

« beaucoup s’occupent honnêtement, car ils savent qu’il ne faut pas perdre son temps. Mais ils ne soupçonnent pas les travaux urgents à entreprendre, auxquels ils pourraient déjà se préparer efficacement. Et comment voulez-vous qu’ils le sachent, puisque personne ne leur dit, et qu’ils sont soigneusement enfermés dans une boîte capitonnée pour ne pas être contaminés par l’air du siècle [12] ? »

 

Il faut ajouter un trait affectif qui n’est pas anodin : la peur. Surtout si on le place dans le cadre institutionnel de l’Église de l’époque, la tendance à la formation réactionnelle et au légalisme propre à une certaine mentalité rigoriste de l’époque. C’est ainsi que Jean-Julien Weber raconte un ancien du Séminaire Saint-Sulpice : « Nous avons toujours eu, à Saint-Sulpice, après les cours magistraux, ce qu’on appelait ‘un petit quart’. On pouvait poser librement des questions et le professeur y répondait librement. Il lui arrivait cependant, parfois, de demander que les auditeurs ne prennent pas de notes. C’est qu’on risquait des dénonciations, pas tant de le part des auditeurs eux-mêmes, que de leurs répondants, curés, vicaires ou oncles prêtres, en chasse d’hérésies [13] ».

Une conséquence en est l’attitude seulement réactive à l’égard de toute pensée notamment moderniste. Xavier Léon-Dufour, entée à Fourvière en 1940 en donne un exemple parlant. Il fait un exposé sur les thèses d’Edouard Le Roy dans son ouvrage Dogme et critique, critiquant certaines représentations sur le corps ressuscité comme cadavre réanimé. Après son exposé, le professeur lui demande de réfuter en style scolastique ; mais l’étudiant refuse et retourne la requête [14]. Or, l’enseignant refuse à son tour. L’atmosphère se tend et on en restera là. Lors de l’examen de fin d’années, le professeur interroge Xavier Léon-Dufour sur les miracles ; après l’exposé, le professeur dit qu’il ne lui demande pas ce qu’il pense mais ce que dit le cours ; l’étudiant ne voulant pas céder, il est recalé. Et Xavier Léon-Dufour de conclure avec modération : « Je n’étais pas d’accord sur certaines méthodes, mais le contenu de la théologie, la vie intellectuelle, l’ampleur des questions, la multiplicité des échanges, tout cela me portait en avant [15] ». En effet, « le bouillonnement des idées comptait davantage que les péripéties scolaires [16] ».

Dans ce domaine, les références principales sont surtout l’ouvrage d’Étienne Fouilloux [17]. Trop polémique et amer est l’ouvrage de l’ancien dominicain Jean-Marie Paupert [18].

2) … à une théologie herméneutique

La seconde thèse est plus doctrinale. En un mot, elle souligne l’importance du passage d’une théologie dogmatique dont la néoscolastique (et déjà la théologie baroque ou scolastique) représente l’exemple, voire la caricature, à une théologie herméneutique, comme celle qu’institue Bouillard. Celle-ci présente justement les deux traits qui constituent l’apport du père jésuite et, plus généralement, de la nouvelle théologie : la méthode historique et l’ouverture de l’homme au surnaturel. De fait, Bouillard lui-même caractérisait son approche à partir de ces deux critères : « une réinterprétation du thomisme à la lumière de l’histoire et de la pensée moderne [19] ».

a) Importance de l’histoire

L’origine remonte à l’école de théologie du Saulchoir. En effet, Ambroise Gardeil, régent des études depuis 1894, publie en 1910 un livre marquant, Le donné révélé et la théologie, où il montre combien la théologie est une construction humaine, homogène au donné révélé, mais distincte.

En 1911, le Père Antoine Lemonnyer devient régent ; avec le Père Mandonnet, il introduit une approche historique de saint Thomas.

Puis, Marie-Dominique Chenu, régent en 1932, mais enseignant à partir de 1920, continue l’application de la méthode historique à saint Thomas, critiquant la théologie baroque et revenant à Thomas. « Nous avons voulu lui appliquer la méthode historique, la fameuse méthode historique que Lagrange avait utilisé pour la Bible – et qui l’avait mené au bord de la condamnation. Sans bien nous rendre compte du caractère délicat de l’opération, nous avons appliqué la même méthode historique à l’intelligence de saint Thomas : plutôt que d’en faire un théologien intemporel, nous l’avons lu et compris dans le temps [20] ».

La condamnation a porté autant sur les dominicains du Saulchoir que sur les jésuites de Fourvière, tous accusés de faire partie de la « théologie nouvelle ».

b) L’introduction de Maurice Blondel

Celle-ci se fait, par hasard, par un étudiant de Blondel, Auguste Valensin, qui entre dans la Compagnie de Jésus en 1899. Or, il continue à garder contact avec celui qui l’a initié à la philosophie ; plus encore, il en devient l’ami et le confident. Valensin entre en contact avec Fontoynont et Teilhard, ainsi qu’avec André Marc. Une seconde génération de jésuites marqués par Blondel est constituée par Fessard et Lubac. Une troisième génération est constituée par Pierre Ganne et surtout Henri Bouillard.

Or, ce que Blondel apporte, c’est une continuité entre l’homme et Dieu. En effet, à l’époque, le catéchisme comme l’apologétique enseignaient que « les mystères du christianisme sont des vérités incompréhensibles que Dieu nous impose de croire pour éprouver notre obéissance [21] ». Or, dans L’action, qu’il découvre vers 1930, Bouillard comprend « que le christianisme a un sens, qu’il répond au vœur de l’esprit, que l’obéissance de la foi ne s’attache pas à l’arbitraire, bref, qu’on peut croire sans déraisonner [22] ».

La thèse de Bouillard commence par cette question révélatrice : « À quelles conditions cette conversion est-elle possible, selon saint Thomas ? Quel est son rapport à la grâce et à l’initiative divine ? » et se poursuit par cette affirmation : « la préparation à la grâce sanctifiante étant la conversion par excellence, […] quelle est, selon saint Thomas, le rôle de la préparation à la justification ? et est-elle l’effet d’une grâce divine [23] ? » Et les trois principes de méthode suivis par Bouillard sont, de ce point de vue, extrêmement révélateurs :

 

« D’abord, ne pas isoler la préparation à la grâce du système théologique de saint Thomas ; profiter à cet égard des études récentes sur la notion de surnaturel, le désir naturel de al vision béatifique, le libre arbitre et la motion divine, etc. D’autre part, la pensée de saint Thomas ayant progressé, s’astreindre à étudier ses œuvre selon l’ordre chronologique et discerner les étapes et les causes de son évolution. Enfin, situer l’auteur dans son temps, saisir en quoi ses notions et ses problèmes différaient des nôtres ; à cette fin, rappeler l’état des notions et des problèmes chez ses prédécesseurs, observer à qui il s’oppose, de qui il dépend, en quoi il est original [24] ».

 

Le premier principe montre la relation à Blondel, les deux autres à la méthode historique, interne à saint Thomas, puis externe.

De fait, Bouillard montre que la théologie de saint Thomas traite de l’ouverture de l’homme au surnaturel. De manière plus générale, les jésuites « étaient sensible à cette ouverture fondamentale de l’humain. La foi et la grâce n’étaient pas étrangères à l’homme mais transfiguraient et achevaient son expérience [25] ».

3) L’affaire de Fourvière en quelques notes

a) Quelques faits

– Deux attaques contre le livre de Bouillard : le 17 octobre 1945, le Conseil de vigilance du diocèse de Paris examine son livre à la demande du Saint-Office et envoie un rapport à Rome ; Louis-Bertrand Guérard des Lauriers critique vivement son livre [26].

– Jean Daniélou, « Les orientations présentes de la pensée religieuse », Etudes, avril 1946.

– Le 14 mai 1946, Jules-Géraud Saliège, archevêque de Toulouse, lors d’une réception à l’ambassade de France près le Saint-Siège, plaide pour une évolution du travail théologique, en relation avec le monde actuel.

– Contre-offensive des dominicains de Saint-Maximin : Marie-Michel Labourdette, Revue thomiste.

– Février 1947, le Père Garrigou-Lagrange publie un article : « La théologie nouvelle où va-t-elle ? » qui est fait de citations tronquées, approximatives ou dénaturées, accusant Bouillard, Daniélou, Fessard, Lubac, Teilhard, ainsi que Chenu et Montcheuil. La Curie généralice demande de ne pas répondre à la Revue thomiste. Bouillard en est amer ; il écrit de cet article : « Le P. Garrigou-Lagrange jouit d’une autorité qui dépasse de beaucoup sa compétence. Il eût été très utile, pour notre crédit en France, de montrer (en évitant, bien sûr, les formules offensantes, mais directement et fermement) les méprises, les contresens, les rapprochements arbitraires sur lesquels se fonde son accusation [27] ».

– De nouveau, le Père Garrigou-Lagrange attaque dans un article, donc publiquement, la défense confidentielle de Bouillard [28].

– Bouillard, profondément blessé de devoir se taire face à ces attaques multiples et publiques, obtient enfin de pouvoir répondre.

– Le 28 février 1947, Mgr. Bruno de Solages, recteur de l’Institut Catholique de Toulouse, défend auprès de l’assesseur du Saint-Office, Alfredo Ottaviani, les victimes du Père Garrigou-Lagrange. Et il publie un article [29], où il montre l’absence d’honnêteté intellectuelle de son adversaire.

b) Les causes multiples de la querelle

– « On craint que cet éclairage par l’histoire ne relativise la théologie thomiste, dont beaucoup considèrent la formulation comme définitive et normative. On craint que la nouvelle génération de théologiens ne voie dans la foi que al simple exaltation de la raison, si approfondie qu’on la pose, mais maîtresse par elle-même de cette dimension infinie [30] ».

– On ne peut nier qu’il y ait de la jalousie dans la Compagnie : certains sont restés étrangers à la résistance et se sentent dévalués.

– Il y a ceux qui ont vécu à Rome et sont en décalage avec le renouveau théologique.

« Il y a une évidente parente, qui mériterait d’être analysée, entre ‘l’option’ qui est au cœur de la pensée blondélienne et ‘l’élection’ qui est au cœur des Exercices. De part et d’autre, un choix décisif dont dépendra la vie terrestre et la destinée éternelle de l’homme, choix impliquant le détachement, ‘l’indifférence’ à l’égard des créatures comme telles, et conduisant, à travers la mortification, à une totale ouverture à l’action divine [31] ».

Pascal Ide

[1] Michel Castro, « Henri Bouillard lecteur de saint Thomas et ‘l’affaire de Fourvière’ », Théophylion, X-1 (2005), p. 111-143.

[2] Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II (1914-1962), coll. « Anthropologiques », Paris, DDB, 1998, p. 47.

[3] Cf. Jean-Marie Paupert, Peut-on être chrétien aujourd’hui ?, Paris, Grasset, 1966, p. 50.

[4] Cf. Luis F. Ladaria, « Rome-La Grégorienne », Le devenir de la théologie catholique mondiale depuis Vatican II. 1959-1999, coll. « Sciences théologiques et religieuses » n° 10, Paris, Beauchesne, 2000, p. 10.

[5] Karl H. Neufeld, « Comment parler de Dieu ? Henri Bouillard (1908-1981) », in Henri Bouillard, Vérité du christianisme, coll. « Théologie », Paris, DDB, 1989, p. 11.

[6] « Théologie et philosophie chez Henri Bouillard », Nouvelle revue théologique, 117 (1995), p. 807.

[7] Étienne Gilson, Jacques Maritain, Correspondance 1923-1971, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1991, p. 188.

[8] Lettres de monsieur Étienne Gilson au Père de Lubac, Paris, Le Cerf, 1986, p. 19.

[9] Beauté du monde et souffrance des hommes, coll. « Les interviews », Paris, Centurion, 1980, p. 60.

[10] Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 52.

[11] Habiter les Écritures, coll. « Les interviews », Paris, Centurion, 1993, p. 97.

[12] Cité par Henri de Lubac, Trois jésuites nous parlent, Paris, Lethielleux, 1980, p. 63.

[13] Je me souviens… Rétrospectives et prospectives, coll. « Souvenirs présents », Paris, Centurion, 1976, p. 101.

[14] Je me permets d’ajouter que, dans son ouvrage sur la résurrection du Christ, Xavier Léon-Dufour affirme qu’il n’y a pas de continuité corporelle entre le Christ mort et le Christ ressuscité…

[15] Xavier Léon-Dufour, Dieu se laisse chercher, Paris, Plon, 1995, p. 45.

[16] Ibid., p. 48.

[17] Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II (1914-1962), coll. « Anthropologiques », Paris, DDB, 1998.

[18] Cf. Jean-Marie Paupert, Peut-on être chrétien aujourd’hui ?, Paris, Grasset, 1966.

[19] « Croire et comprendre », Comprendre ce que l’on croit, coll. « Intelligence de la foi », Paris, Aubier, 1971, p. 16.

[20] Marie-Dominique Chenu, Un théologien en liberté. Jacques Duquesne interroge le Père Cheun, coll. « Les interviews », Paris, Centurion, 1975, p. 49. Cf. les explications données dans son opuscule de 1937, réédité : Marie-Dominique Chenu, Une école de théologie : le Saulchoir, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, 1985.

[21] Henri Bouillard, Blondel et le christianisme, Paris, Seuil, 1961, p. 9.

[22] Ibid.

[23] Henri Bouillard, Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin. Etude historique, coll. « Théologie », n° 1, Pairs, Aubier, 1944, p. 1 et 2.

[24] Ibid., p. 13.

[25] Jacques Guillet, Habiter les Écritures, op. cit., p. 189.

[26] « La théologie de saint Thomas et la grâce actuelle », Année théologique, 5 (1945), p. 276-325 ; « La théologie historique et le développement de la théologie », Année théologique, 5 (1946), p. 5-55. Cf. Henri de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Namur, Culture et Vérité, 1989, p. 198-200.

[27] Lettre à Bernard de Gorostarzu, le 19 mars 1947, Vérité du christianisme, op. cit., p. 400-401.

[28] « Les notions consacrées par les conciles », Angelicum, 3, 1947, p. 217-230.

[29] « Pour l’honneur de la théologie. Les contre-sens du R. P. Garrigou-Lagrange », Bulletin de littérature ecclésiastique, avril 1947, p.

[30] Jacques Sommet, L’honneur de la liberté, coll. « Les interviews », Paris, Centurion, 1987, p. 187-188.

[31] Henri Bouillard, Blondel et le christianisme, Paris, Seuil, 1961, p. 215.

27.11.2021
 

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