De la peur à la confiance (12e dimanche du temps ordinaire, 23 juin 2024)

L’évangile de ce jour oppose dramatiquement la peur mortelle des Apôtres et la paix souveraine du « Maître », Rabbi Iéshouah. Quelle leçon d’abandon !

 

  1. D’un côté, les disciples sont saisis d’une angoisse mortelle, au sens le plus propre du terme. De fait, qui traverse le lac de Galilée par beau temps peine à imaginer que, lorsque le vent se met à souffler, les vagues impressionnantes peuvent se former, jusqu’à constituer des creux de plusieurs mètres. Au point que même des pécheurs, donc des marins aguerris, comme l’étaient certains Apôtres, pouvaient craindre de se trouver engloutis et noyés.

Il ne s’agit donc pas ici de minimiser la peur, ni même de la juger. D’abord, Jésus, comme Marie, qui sont tous deux sans péché, ont éprouvé la peur, plus, une intense angoisse, le premier à Gethsémani, la seconde lors du recouvrement au Temple (Lc 2,45-52) : « Ton père et moi, nous te cherchions tout angoissés » (Lc 2,45-52). Ensuite, la peur est un sentiment, ce qui est moralement neutre et psychologiquement utile. En l’occurrence, la peur nous avertit de l’approche d’un danger. Qui n’éprouve aucune crainte peut être inconscient du péril. Une épouse me disait que, ne ressentant presque jamais de peur, son mari avait plus d’une fois inconsidérément risqué sa vie et celle de sa famille, par exemple, en les entraînant à faire du hors-piste ou dans des spéculations financières qui avaient failli tourner au désastre.

Le problème ne réside donc pas dans la peur, mais dans le fait de laisser sa vie être conduite par une peur démesurée. Le prix à payer est aussi, voire plus cher, que l’insensibilité dont nous venons de parler. Arrêtez-vous un instant et osez (c’est le cas de le dire !) vous interroger sur les conséquences de vos peurs. Un père abbé me parlait d’un de ses moines qui, pour éviter de croiser ses frères, avait réussi à trouver un itinéraire labyrinthique dans le monastère ! La peur paralyse, donc pousse à fuir, procrastiner, ne pas affronter un conflit, à médire de ce dont nous avons peur. Au nom de la peur d’être rejeté, je ne dis rien à un enfant, mon conjoint, mon supérieur, mes voisins, etc.

Les disciples nous apprennent une dernière leçon de vie émotionnelle. Non seulement, ils sont agis et agités par la peur, mais celle-ci les conduit à la colère, que manifeste le reproche : « Cela ne te fait rien ? » La peur fait le lit de la colère qui elle-même est une disposition prochaine à l’accusation d’autrui. Cet enchaînement est si constant et si primordial que nous le voyons à l’œuvre dans la scène de la chute. Nous l’avons entendu il y a deux semaines, nos premiers parents prennent peur de Dieu et Adam trouve le moyen de faire porter la faute à son Créateur et même accomplit le tour de force de doubler son reproche : « La femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé… » (Gn 3,12). Les psychologues ont observé deux choses : les hommes ont parfois du mal à ressentir la peur, par exemple parce que ce sentiment leur faire honte, comme s’ils avaient été éduqués à l’aune de la devise du chevalier Bayard (« sans peur et sans reproche ») ; la colère est un sentiment racket qui, prenant tout l’espace, étouffe la peur qui l’a pourtant commandée. Sortir de la colère requiert d’abord de guérir de ces peurs innommées.

 

  1. Face à cette crainte mortelle, se dresse la paix souveraine de Celui qui est « notre Paix » (Ep 2,14). Je fus aidé à comprendre cette scène par une miniature inspirée qui date du début du xie siècle. Pour le détail, je renvoie à son analyse détaillée sur le site [1]. Je relèverai ici seulement quelques points. D’abord, la barque ne touche pas l’eau : sa partie inférieure n’est pas immergée. Plus encore, il semble suspendu dans les airs, comme flottant au-dessus des flots. De même, les voiles sont non seulement gonflées, ondoyantes, mais si violemment tirées vers l’arrière qu’elles s’horizontalisent. Ensuite, l’embarcation, elle, n’est pas horizontale, comme, de prime abord, le demanderaient les forces de la pesanteur, mais oblique, l’arrière du bateau étant plus haut que son avant. Or, il n’y a pas besoin d’être un spécialiste en mécanique des fluides pour savoir que cette inclinaison caractérise un véhicule qui accélère ou qui est poussé. Donc, le navire paraît emporté par un puissant mouvement, qui le tire ou le pousse vers l’avant.

Par ailleurs, le groupe des disciples (aux visages entourés par une auréole) forme comme un seul homme, au regard hagard, tout tendu vers l’avant, c’est-à-dire les éléments hostiles. Enfin, en contraste extrême, à l’arrière du bateau, nous voyons un personnage unique, beaucoup plus grand, dont la tête est entourée d’un nimbe crucifère, donc le Christ, qui, bien que sa tête soit proche du rebord de la barque, est allongé, les yeux clos, assoupi. Pas pour longtemps, car une main se tend vers l’épaule de Jésus pour le réveiller.

Ainsi, la peinture n’oppose pas seulement la panique collective des Douze à la sérénité du Christ, mais l’extrême puissance du vent à la Puissance infinie de Jésus animé par l’Esprit-Souffle. Alors que la tempête gonfle la voile du bateau, l’Esprit-Saint, lui, remplit le Christ qu’il ne cesse de pousser. D’ailleurs, au terme, à la peur mondaine se substitue la crainte, qui, elle, est don de l’Esprit, chez les Apôtres très impressionnés par la paix seigneuriale de Jésus.

Si Jésus s’étonne, c’est parce que la peur de ses Apôtres conduit à perdre confiance en lui. Pourtant, est-il possible que le Sauveur des hommes meure sottement d’un accident de navigation ? Pourtant, combien de fois ne leur a-t-il pas montré sa puissance divine qui est puissance créatrice ? « Par lui, tout a été fait ». Or, si Jésus aussi est Créateur du monde, les éléments lui sont soumis. Y croyons-nous ? Maman me racontait que, autrefois, les personnes se rendaient aux messes de rogation (demandant à Dieu la pluie sur les terres éprouvées par une longue sécheresse), avec un parapluie sous le bras ! Rappelons-nous que, en pleine pandémie de coronavirus, seul face à une place Saint-Pierre vide, le pape François a choisi de méditer l’épisode de la tempête apaisée, justement dans la version qu’en donne l’évangéliste saint Marc. Il avait ainsi conclu :

 

« Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » Chers frères et sœurs, de ce lieu, qui raconte la foi, solide comme le roc, de Pierre, je voudrais ce soir vous confier tous au Seigneur, par l’intercession de la Vierge, salut de son peuple, étoile de la mer dans la tempête. Que, de cette colonnade qui embrasse Rome et le monde, descende sur vous, comme une étreinte consolante, la bénédiction de Dieu. Seigneur, bénis le monde, donne la santé aux corps et le réconfort aux cœurs. Tu nous demandes de ne pas avoir peur. Mais notre foi est faible et nous sommes craintifs. Mais toi, Seigneur, ne nous laisse pas à la merci de la tempête. Redis encore : « N’ayez pas peur » (Mt 28,5). Et nous, avec Pierre, « nous nous déchargeons sur toi de tous nos soucis, car tu prends soin de nous » (cf. 1P 5,7) [2].

 

  1. Qu’elle est désirable la paix de celui qui a dit à ses disciples dans une parole si importante que la liturgie la reprend juste avant la communion : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix » (Jn 14,27). Comment en vivre ? Pour être concret, je vous propose de reprendre ou d’apprendre un court acte d’abandon, celui de Don Dolindo Ruotolo (1882-1970). Là encore, je renvoie à une note plus détaillée sur le site [3].

Suite à une demande du Christ dans une vision, le père Ruotolo a laissé l’acte d’abandon suivant :

 

« Oh ! Jésus, je m’abandonne à Toi, à Toi d’y penser ! »

 

Ce confesseur qui avait le charisme de cardiognosie (lecture des cœurs) recommande d’apprendre cette prière par cœur, de la dire tout simplement, d’accompagner cette parole intérieure d’une fermeture des yeux qui favorise le recueillement et de la répéter toutes les fois qu’il le faut, notamment lorsqu’une situation se complique et que l’angoisse monte. Pour être brève, voire la plus brève des prières d’abandon, cette supplication est aussi remarquablement apaisante. Un merveilleux cadeau de Jésus quand nous assaillent les difficultés de l’existence.

Mais ne court-on pas le risque de confondre le laisser-faire de Dieu et le laisser-aller de la paresse, voire du quiétisme ? D’abord, je rappelle que le Padre Pio, avare en compliments, n’a pas hésité à canoniser de son vivant ce prêtre napolitain, aujourd’hui vénéré comme Serviteur de Dieu [4].

Ensuite, ne pourrait-on conjurer ce risque réel de quiétisme en faisant précéder cette prière d’une simple phrase, là aussi en toute vérité : « Jésus, j’ai fait toute ma part » ? Je vous avouerai qu’il m’arrive alors de remplacer la dernière phrase par : « à Toi de faire toute Ta part ». Dès lors, la prière de demande devient :

 

« Jésus, j’ai fait toute ma part. Jésus, je m’abandonne à Toi, à Toi de faire toute la Tienne ! »

 

Cette nouvelle prière (dont j’ai pu expérimenter la fructuosité) n’est pas sans rappeler une formule fameuse que l’on attribue à saint Ignace de Loyola : « Priez comme si tout dépendait de Dieu et travaillez comme si tout dépendait de vous [5] ».

Pascal Ide

[1] Site pascalide.fr : « Jésus dormant au milieu de la tempête. Une enluminure inspirée »

[2] Pape François, Moment extraordinaire de prière en temps d’épidémie, Parvis de la basilique Saint-Pierre, vendredi 27 mars 2020. Texte sur le site du Vatican : http://www.vatican.va/content/francesco/fr/homilies/2020/documents/papa-francesco_20200327_omelia-epidemia.html

[3] Site pascalide.fr : « La formule d’abandon de Don Dolindo : un risque de dérive quiétiste ? »

[4] Pour une première présentation, cf. l’article d’Isabelle Cousturié, « La prière d’abandon de Don Dolindo Ruotolo, un remède contre les angoisses », publié sur le site d’Alétéia le 14 juin 18, mis à jour le 27 mars 2023 et consulté le 5 août 2023 : https://fr.aleteia.org/2018/06/14/la-priere-la-plus-courte-qui-vaut-plus-que-mille-prieres/

[5] « Sic orate ac si totum a Deo dependeret, et sic laborate ac si totum dependeret a vobis » (cité par Catéchisme de l’Église catholique, éd. typica, 2017, n. 2834).

23.6.2024
 

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