De la fragmentation à la réconciliation (1er dimanche de Carême, année A, 26 février 2023)

« En Adam, tous ont péché » (Rm 5,12. Trad. de la Vulgate). Il n’y a pas meilleure formule pour résumer le péché originel sur lequel les lectures de ce premier dimanche de Carême nous invite à méditer. Ce qu’il n’est pas, ce qu’il est, et les conséquences pour notre conversion.

 

  1. Les interprétations du péché de nos premiers parents et de leurs conséquences oscillent entre deux extrêmes, pessimiste et optimiste.

L’interprétation pessimiste provient de Luther. Pour faire court, le fondateur de la Réforme pensait que ce péché a introduit une corruption au sein de notre nature. Nos capacités sont désormais incapables d’accomplir des actes bons : mon affectivité est intrinsèquement désordonné ; mon intelligence, incapable par nature de s’ouvrir à son Créateur, est « la putain du diable » (tel est le langage fleuri d’un de ses Propos de table) ; sans la grâce, ma volonté ne peut que m’entraîner au mal, à l’égoïsme et à la violence.

Nous ne sommes pas loin de penser de même quand nous estimons que ce que le Christ, par son Église, nous propose est un bel idéal, mais inaccessible, car nous sommes trop faibles. Osons donner un exemple qui dérange, si j’en juge par sa quasi-disparition des confessions : la morale sexuelle touchant la contraception ou la procréation médicalement assistée. Le Magistère nous rappelle que le fidèle ne peut dissocier les deux significations de l’acte conjugal, union et procréation, amour et vie. Pourtant, combien de fois l’on entend dire que « cette parole est rude » (Jn 6,60). Au fond, dans cette vision pessimiste, l’homme semble tellement miné par la faiblesse, atteint par le péché originel, qu’il est devenu, même avec la grâce, incapable du bien.

Tout à l’inverse, nous rencontrons l’interprétation optimiste, par exemple chez le moine Pélage à l’époque de saint Augustin ou chez Rousseau à l’époque des Lumières. Pour eux, la chute du premier couple est plutôt une légitime révolte contre la loi que Dieu veut leur imposer, une sorte de crise d’adolescence par laquelle on s’ébroue de la tutelle parentale pour accéder à l’autonomie adulte. Le péché originel n’a donc pas affecté l’homme, mais est une sorte de crise œdipienne qui, en disant « non » à l’autorité divine permet de se dire « oui ».

Si une partie d’entre nous est tentée par le pessimisme, jusqu’au découragement ou à la révolte, une autre est tentée par l’optimisme, jusqu’au volontarisme. Nous ignorons trop notre fragilité et notre besoin d’être secouru par Dieu. Au terme de sa vie, la petite Thérèse se trouve à l’infirmerie. Une sœur lui donne un verre de lait qu’elle repousse aussitôt, elle qui n’a jamais supporté le lait. S’apercevant soudain de la virulence de son geste, elle fond en larmes et se confond en excuse. Ainsi, même parvenue au sommet de la sainteté, elle n’est pas totalement maîtresse d’elle-même et a besoin de l’aide divine.

 

  1. Alors, qu’est-ce que le péché originel ? Un « définition » m’est restée : une pomme, deux poires et des pépins (dont on ne voit plus la fin).

Une pomme, car le terme hébreu pour dire « fruit » se traduit pomus en latin. Dans le jardin du Paradis, l’homme et la femme vivaient d’une profonde harmonie : avec Dieu qui leur rendait visite à la brise du soir, entre eux dans ce mutuel regard d’émerveillement (« Voici l’os de mes os, la chair de ma chair ») et avec la création qui leur est donnée à garder et à cultiver (Gn 2). La tentation ne pouvait que leur venir de l’extérieur (du Serpent Tentateur et menteur, par un objet tentant, ce « fruit désirable ») et non du dedans (ce que l’Écriture appelle la « chair »).

Deux poires, ou plutôt, car ils ne sont en rien des victimes, deux responsables de cette catastrophe qu’est la chute. Et si nous héritons passivement de ce péché de nature qu’est le péché originel, nous l’entérinons, nous en approfondissons la blessure par nos péchés actuels et personnels.

Considérons surtout les pépins, c’est-à-dire les conséquences de la faute des origines. Je vous le disais, Dieu nous a créé dans une condition originelle de profonde harmonie, ce que symbolise la douceur du jardin. Précisément, cette harmonie est organisée comme une cascade de dons qui sont autant de communions : de l’union avec Dieu découle notre unité intérieure et la communion avec autrui et notre environnement.

Inversement, de la rupture avec Dieu dérivent de multiples effets négatifs, eux aussi en cascade. D’abord, la peur de Dieu (« Ils se cachèrent »), qui fait le lit de la colère et de la révolte contre lui. Puis, la fracture intérieure, dans notre âme (« ils virent qu’ils étaient nus », cette peur qu’est la pudeur et qui provient de la difficile maîtrise de nos impulsions, d’où nos colères, nos agressivités, et nos intempérances, alimentaires, sexuelles, etc.) et dans notre corps (de la maladie à la mortalité). Enfin, les coupures multiples avec les autres : des proches (dont le prototype réel et symbolique est le meurtre de Caïn et d’Abel), jusqu’aux groupes humains (ici, le modèle de toute guerre est la tour de Babel).

Ainsi, contre l’optimisme, nous rappelons ces multiples désunités, intestines et extérieures, nous reprenons à saint Augustin la question qu’il posait à cet optimiste impénitent qu’était Julien d’Éclane : « Qui a semé cette guerre en moi [1] ? », source de toutes les guerres hors de moi. Et contre le pessimisme, nous affirmons que nos capacités intérieures demeurent bonnes : notre affectivité, notre combativité, notre intelligence, notre volonté libre sont intactes. Mais elles ne sont plus unifiées. Elles tirent chacune de leur côté. Et le résultat en est notre désorganisation intérieure : « Malheureux homme que je suis ! » (Rm 7,24)

Ainsi le péché originel n’est pas une corruption, mais une fragilisation. Précisément, une désunité, une anarchie, c’est-à-dire, étymologiquement, une absence (le « a » privatif) de principe (archè, en grec) unificateur. « Le cœur de l’homme est compliqué et malade » (Qo 9,3). Son cœur est « compliqué », c’est-à-dire multiple, désuni. Et il est « malade », c’est-à-dire, contre l’optimisme, il n’est plus sain ; mais aussi, contre le pessimisme, il n’est pas mort, corrompu. Demeure « l’espérance qui ne déçoit pas » (Rm 5,5).

 

  1. Quelles conséquences concrètes en tirer ? De même qu’il n’est pas le premier mot de l’histoire, le péché originel n’en est pas le dernier. L’on pourrait montrer en détail que les trois caractéristiques du fruit de l’arbre – « savoureux, agréable à regarder et désirable puisqu’il donnait l’intelligence » (Gn 3,6) – correspondent : aux trois grandes concupiscences dont parle saint Jean (1 Jn 2,16), c’est-à-dire nos trois grands péchés qui sont aussi trois désunités, la convoitise des biens extérieurs, la concupiscence des biens sensibles qui nous divise intérieurement et l’orgueil qui nous coupe de Dieu ; aux trois tentations de Jésus dans le désert qu’il vit pour que, en lui, nous en sortions vainqueur ; aux trois recommandations que, à la suite du Christ (cf. Mt 6,1-18), l’Église nous offre en ce début de Carême : le jeûne, l’aumône et la prière. Autant de réconciliations.

Le jeûne est ce qui, vécu avec Jésus qui, le premier, l’a vécu au seuil de sa vie publique, nous réunifie intérieurement. Qui commande en moi : mes plaisirs, mes impulsions, mes envies, ou ma liberté ? Nous ne le saurons pas, tant que nous n’aurons pas décidé de renoncer. Un homme me racontait que, ayant décidé de se lancer dans un « Exodus 90 », un exercice spirituel vivifiant qui est proposé aux hommes (il existe l’équivalent féminin : « Magnify 90 ») et que certains appliquent au Carême (il devient alors un « Exodus 40 »), il ignorait ce qu’était vivre la tempérance, le renoncement. Et ses immenses bénéfiques spirituels.

L’aumône est ce qui, au-delà de la générosité, me rapproche de l’autre et réajuste ma relation avec lui. Le simple geste qu’est l’aumône est riche de sens : nous donnons de l’argent à l’autre, pour lui, sans attendre de retour. Si d’ailleurs, nous recherchons secrètement une gratification (un « merci » ou un sourire), ce qui ne veut pas dire que nous ne la recevons pas avec gratitude, si donc nous attendons secrètement un retour, alors nous allons vite cesser de donner. Qui, en ce temps de Carême, allons-nous inviter que nous n’avons jamais invité et qui sera incapable de nous rendre l’invitation ? À qui, en donnant notre temps, en ouvrant notre portefeuille, allons-nous ouvrir notre cœur de manière inédite ? Et ajoutons : avec qui nous réconcilier ?

La prière, enfin, est ce qui nous unit à Celui qui, Lui, nous est toujours présent, donc uni, Celui qui, au fond de notre cœur ne cesse d’attendre que nous venions Le rejoindre. Peut-être, d’ailleurs, vous qui m’écoutez ou me lisez, n’avez-vous pas encore pris le temps de vous rendre attentif à Dieu depuis le début de la messe ou de la lecture en Le saluant, par exemple, en Lui disant : « Mon Dieu, je crois en Toi et je T’aime ». Et, comme pour l’aumône, ce temps de montée vers Pâques n’est pas seulement un temps privilégié pour donner enfin un temps quotidien à Dieu et pour Dieu, seulement pour Lui (et point en faisant autre chose comme dire son chapelet dans la rue ou en voiture, ce qui est bien, mais insuffisant), mais pour Lui donner notre cœur, c’est-à-dire pour être là avec Lui, sans Lui demander quelque chose, mais en Le remerciant d’être là, Lui qui mendie notre amitié.

 

« En Adam, tout homme a péché ». Mais, bien plus encore, dans le Nouvel Adam, tout homme est sauvé. « Là où le péché abonde, la grâce surabonde ». Esprit-Saint, donne-moi de prendre conscience de ma tentation : le pessimisme qui conduit au laxisme ou à la révolte, le volontarisme qui conduit au volontarisme et à l’orgueil. Montre-moi les lieux de désunités, dans ma vie et autour de moi. Donne-moi, surtout, de m’engager concrètement, à la suite de Jésus, pendant ces quarante jours et au-delà, sur ce chemin de vie que sont le jeûne, l’aumône et la prière, de prendre des résolutions et de les tenir.

Pascal Ide

[1] Contra Julianum, V, 7 (26).

26.2.2023
 

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