« Une mort qui donne la vie », Feu et lumière, mai 2005.
Travaillant à la Congrégation pour l’ Éducation catholique, à Rome (entre septembre 1999 et septembre 2012), beaucoup m’ont demandé de leur exprimer quelque chose de ce que je vis à Rome. Je suis bien conscient de la grâce imméritée qui me permet de vivre ces moments entourant le décès de notre bien-aimé pape et précédant l’élection du nouveau. Je voudrais donc vous partager un peu la manière dont je lis et vis ces événements, sans ignorer que mes mots sont eux-mêmes bien inadéquats à ce que j’ai vécu et continue de vivre et que, bien plus encore, la réalité est infiniment plus riche de sens que ce que je peux en percevoir et, malheureusement, en recevoir.
Combien furent touchés par l’exemple de courage mais aussi de vérité que furent les dernières semaines de Jean-Paul II. La vérité, c’est-à-dire la cohérence entre ce que le Saint-Père dit et vit. En effet, dans son encyclique Evangelium Vitae, du 25 mars 1995, il rappelle l’importance d’accueillir le don de la vie humaine, notamment au terme de l’existence, refusant autant « le drame de l’euthanasie » que l’acharnement thérapeutique. Or, quand il tombe malade au début du Carême, il consent à l’hospitalisation, lutte contre la maladie, accepte l’aide d’un lourd appareillage médical. Mais, lorsque la situation s’aggrave, la semaine de Pâques, que le pronostic vital est de nouveau menacé, il demande à demeurer au Palais apostolique et s’éteint, quelques jours plus tard, dans une paix qui édifie tous ses proches et une lucidité qui ne l’abandonnera pas. Dans ce combat contre la maladie tout autant que dans son refus de l’acharnement, Jean-Paul II nous donne l’exemple d’un juste amour de cette vie qui ne trouve son sens plénier que dans l’ouverture à la vie éternelle.
Au-delà de ce témoignage moral, ne peut-on lire un message spirituel ? Nombreux sont ceux qui ont relevé les coïncidences de date. Jean-Paul II s’est éteint la semaine de l’octave de Pâques où chaque jour est identiquement celui de la Résurrection. Il est aussi décédé un samedi, jour traditionnellement dédié à Marie (en souvenir du Samedi saint où, seule croyante, elle assura la continuité de l’Eglise) et un jour qui ne peut que faire sens pour un tertiaire carmélitain (Jean-Paul II portait le saint scapulaire) ; plus encore, il s’agit du premier samedi du mois qui a pris un relief singulier depuis les apparitions de Fatima, et l’on sait quelle place ces apparitions mariales ont tenu dans la vie du Saint-Père sans parler de la disparition récente de Sœur Lucie, dernière des voyantes de Fatima, dont toute la vie n’était qu’intercession pour le Successeur de Pierre. Enfin, entendant que le Saint-Père faiblissait grandement, beaucoup pensèrent qu’il partirait le dimanche de la Miséricorde divine. La divine Providence a fait encore mieux : en conjuguant le samedi et les premières vêpres du dimanche, elle a rassemblé Jésus et Marie que Jean-Paul II n’a cessé d’unir dans sa contemplation et son intercession, cela dans la lumière de l’amour miséricordieux.
Le dimanche 3 avril, je concélébrai à l’église Santo Spirito in Sassia. Jean-Paul II a confié à cette église la mission de répandre, partout en Italie, le culte de la divine miséricorde instaurée par Sœur Faustina Kowalska, religieuse de Cracovie, qu’il avait lui-même canonisée ; et l’on fêtait ce jour-là le dixième anniversaire liturgique de la bénédiction par le Saint-Père de l’image de Jésus miséricordieux, placée dans cette église, ainsi que le cinquième anniversaire, là encore liturgique, de l’instauration de cette fête liturgique, qui fut aussi celui de la canonisation de Sœur Faustine. Dans une bouleversante homélie, Mgr. Rylko, évêque polonais, actuellement Président du Conseil pontifical pour les laïcs, rappela que, dans son livre-entrevue avec André Frossard (N’ayez pas peur !, 1983), à la dernière question posée par le journaliste français « Vous êtes un homme de grande prière. Que demandez-vous dans votre prière ? » , Jean-Paul II avait donné sa réponse la plus brève, mais non la moins importante : « La miséricorde ». Or, le 2 avril, à vingt heures, donc une heure trente-sept minutes avant de décéder, le Saint-Père participait à la messe anticipée du dimanche, donc à la messe de la Miséricorde divine, concélébrée en polonais notamment par Mgr. Rylko : ce fut là le dernier acte du pape ; et, dans le Regina Cœli que Jean-Paul II avait préparé pour ce dimanche, il prévoyait de rappeler le cœur du message de Sœur Faustine : « Ma fille, dis que je suis l’Amour et la Miséricorde en personne ». Tout semble donc converger vers un centre unique : la Miséricorde Divine.
Quand elles se multiplient, surtout lorsqu’elles concernent une personne dont la mission d’Église est centrale, les coïncidences ne sont plus le fruit du seul hasard mais de la Providence. Les derniers souverains Pontifes ne sont-ils pas aussi retournés vers le Père à des dates lourdes de sens ? Le bienheureux Jean XXIII est décédé le lundi de Pentecôte 1963, à une époque où toute la semaine suivant la Pentecôte était considérée comme pentecostale ; or, c’est lui qui avait annoncé la nouvelle Pentecôte du Concile Vatican II. Paul VI s’est éteint le soir du 6 août, Fête de la Transfiguration, qui, en 1978, est tombée un dimanche ; et l’on sait combien ce pape, avant Jean-Paul II, a souligné la centralité de l’homme, et de l’homme orienté vers Dieu et destiné à la gloire.
Dès lors, comment ne pas voir dans cette si riche convergence de coïncidences comme un résumé du message du Saint-Père : la Miséricorde Divine ? L’on sait combien le sens de cette fête du second dimanche de Pâques est encore ignoré, voire méprisé. Le décès du Saint-Père à cette fête liturgique constitue un témoignage pour l’Église et sera une occasion supplémentaire d’en faire mémoire
Il me semble que les événements entourant sa mort donnent encore à voir autre chose. Le jeudi 31 mars, durant l’octave de Pâques, Jean-Paul II entrait dans son agonie qui se poursuivra le vendredi ; le samedi, ses intimes observent quelle grande paix rayonne de lui ; et le Saint-Père nous quitte les premières vêpres du dimanche. Alors, jusqu’au vendredi 8, jour de la messe d’obséques, les foules viennent se recueillir sur la dépouille exposée à la Basilique Saint-Pierre.
Cette succession ne fait-elle pas songer aux mystères mêmes de la vie du Christ, ceux que Jean-Paul II a médités dans son rosaire quotidien : des mystères douloureux à la Pentecôte ? L’action de l’Esprit se repère notamment à trois signes : universalité, unité, intériorité. Universalité : les personnes affluent, de toute part, de tous âges et même de toutes convictions, dépassant les prévisions en nombre et en intensité. Unité : en me rendant à mon travail (à la Curie romaine), je longeais chaque jour les files de personnes attendant une durée moyenne de treize heures, debout, serrées, pour se recueillir sur le corps défunt du pape ; j’étais frappé par la paix, le recueillement, malgré la fatigue parfois accablante. De multiples témoignages ont attesté la belle solidarité entre pélerins. Intériorité : tant de personnes qui parlent de Jean-Paul II portent la main sur leur cœur : « Il est là ! » J’ai mieux compris la parole mystérieuse de Jésus : « Il vous est bon que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet (l’Esprit-Saint) ne viendra pas à vous » (Jn 16,7). Le départ du Christ est la condition de la Pentecôte ; le départ du vicaire du Christ est la condition de l’envoi de l’Esprit du Christ. La disparition de l’être aimé est, certes, objet de tristesse (combien de jeunes mais aussi de moins jeunes avouent se sentir orphelins) ; elle invite aussi à intérioriser son témoignage et à se l’approprier. Certains craignent un feu de paille. La meilleure manière de demeurer fidèle au Saint-Père n’est-elle pas de méditer son exemple et ses paroles ?
Pour ma part, pendant ces jours intenses, je fus plusieurs fois étreint par l’émotion. Mais celle-ci fut beaucoup plus de gratitude que de tristesse. J’ai pris le temps de méditer sur tout ce que m’avait apporté le Saint-Père, son exemple, son enseignement. J’ai mieux mesuré combien, depuis vingt-six ans, je suis façonné par ses encycliques, ses exhortations, ses catéchèses, lues et relues, travaillées et enseignées, et son grand œuvre encore trop ignoré, le Catéchisme de l’Eglise catholique, qui constitue sans doute le meilleur prolongement du Concile Vatican II.
Il serait bien long de vous faire part de toutes mes impressions à la messe d’enterrement. Juste une chose, sans doute la plus bouleversante : pendant treize longues minutes, lors de l’absoute, juste avant la Litanie des Saints, la foule a applaudi et, surtout, a clamé : « Santo, santo ». Comment ne pas lire ici une canonisation populaire ? Autrefois, c’était un critère suffisant pour déclarer saint un défunt. D’où aussi l’expression « vox populi, vox Dei ». Et voilà encore un fruit de l’Esprit qui est qualifié de Saint parce qu’il est source de toute sainteté. On a objecté que ce geste manquait de spontanéité donc de sens, puisque de longues banderoles portaient déjà écrit : « Santo subito ». Mais que veut dire « spontané » ? Et en quoi une impulsion immédiat aurait-il plus de valeur que la décision coûteuse d’un long et fatigant déplacement, qu’une conviction progressivement enracinée ? On a aussi objecté que ces demandes venaient des seuls Polonais et Italiens. Mais la foule présente était véritablement internationale, les drapeaux visibles représentaient tous les pays, même si certains l’étaient davantage pour des raisons évidentes. Maintenant il reviendra à l’un des successeurs de Jean-Paul II d’évaluer cette fama sanctitatis, cette « réputation de sainteté », considérée comme premier critère pour introduire une cause de canonisation. Souhaitons surtout que cet exemple de sainteté suscite en nous le désir de l’imiter. Jeudi soir, un jeune témoignait à la basilique Saint Jean de Latran au cours d’une soirée organisée pour tous les jeunes arrivés du monde entier, face à un parterre aussi composé de prêtres, d’évêques et de cardinaux : « Moi, si Jean-Paul II m’a touché, c’est parce qu’il est saint ; c’est aussi parce qu’il m’appelle à la sainteté. Et cet appel, il vaut aussi pour vous prêtres, pour vous évêques, pour vous cardinaux ». Tel est, à mon sens, le véritable message de Jean-Paul II qui a aussi bouleversé plus d’un chef d’Etat..
Les événements autour de la mort de notre Saint-Père constituent pour moi comme une théophanie trinitaire. D’abord, un ensemble troublant de signes font signe vers le Père « riche en miséricorde » (Ep 2,4) comme centre de la méditation du Pape. Ensuite, par le don de soi jusqu’au dernier souffle, sa vie comme sa mort témoignent du Christ livré pour nous. Dans son testament spirituel, Jean-Paul II cite une partie de cette phrase de saint Paul : « Nul d’entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même. Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mourrons, nous mourrons pour le Seigneur » (Rm 14,7-8). Et le Cardinal Ratzinger, dans l’homélie de funérailles, montrait combien la vie de Jean-Paul II épouse les deux moments de celle du Christ : son action apostolique, suivie de sa passion. Enfin, le départ du Saint-Père est féconde d’une Pentecôte dont il ne nous appartient pas de mesurer les fruits, mais qu’une multitude de fioretti n’a pas fini de révéler.
Je voudrais terminer en ajoutant un dernier enseignement. Je l’ai reçu en demeurant, longuement, auprès de la dépouille du Saint-Père, les jours précédant les funérailles. Je songeais au mot de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : « Je passerai mon Ciel à faire du bien sur la terre ». Et je me disais, rempli d’allégresse : la mission de Jean-Paul II, loin de s’arrêter, ne fait que commencer. Jean-Paul II n’est pas qu’un exemple et un prophète incomparables ; il est devenu un puissant intercesseur. Dans la gloire du Ciel, à côté de Sœur Faustine et de Maximilien Kolbe (notamment), il continuera de supplier pour l’Église et d’abord pour son successeur. « Celui qui demeure en moi, celui-là porte beaucoup de fruit » ; « Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez et vous l’obtiendrez » (Jn 15,5).
Enfin, un dernier mot sur l’actuel Conclave. Tous les cœurs de Rome et du monde (Urbi et orbi), et donc le mien, sont tournés vers la chapelle Sixtine et tous les regards vers ce qui nous est donné d’en voir, cette humble cheminée. Deux lectures opposées de ces événements me semblent partielles et, dans leur partialité, erronées.
Une lecture sociopolitique réduit ce moment à une lutte d’influence et de pouvoir, et cherchera à interpréter la seule réalité objectivement mesurable, le temps, en terme de conflits, attendus ou inattendus. Que la dimension humaine soit importante (il est essentiel à un vrai discernement et à une décision mûrie qu’ils soient précédés d’une connaissance mutuelle et les rencontres, avec leur inévitable hommerie, y aident), peut faire oublier la dimension divine qui, pour être discrète (que perçoit-on de l’irruption de la grâce dans un cœur, ce qui constitue pourtant une action plus grande que la création de tout l’univers ?), n’en est pas moins première.
Inversement, une lecture spirituelle explique que Dieu a déjà choisi, depuis bien longtemps, le futur pape, et qu’il suffit donc aux Cardinaux de se mettre à l’écoute de l’Esprit pour savoir qui élire. On se souvient du mot de Michel-Ange disant que sculpter, c’est dégager la figure déjà présente dans le bloc de marbre. Cette interprétation qui, comme la première, comporte une part de vrai, prête toutefois trop le flanc au providentialisme en gommant les médiations humaines, notamment le poids de la responsabilité que chaque cardinal expérimente de manière parfois éprouvante. L’histoire de l’Eglise montre que nous ne pouvons pas en faire l’économie, pour le meilleur et, parfois, pour du moins bon. Plus encore, la Bible et la théologie catholique qui lui emboîte le pas, nous ont appris que, en passant par les libertés et les intelligences humaines, Dieu n’assiste pas, comme impuissant, au jeu affolé du libre-arbitre qu’il a créé, mais cherche avant tout à honorer sa créature faite à son image, en lui donnant la dignité d’être cause et féconde comme Lui-même est Source et fécondité suprêmes.
Dès lors, il faut concevoir le Conclave comme un événement divino-humain. Mais comment donner quelque contenu à ces mots ? La manière dont le Conclave se déroule peut nous aider à mieux le comprendre. Celui-ci n’est pas seulement un moment exceptionnellement intense de prière où les Cardinaux intercèdent, mystérieusement unis à toute l’Eglise, une sorte de retraite spirituelle où tous les fidèles sont encore plus tournés vers le Ciel que vers la chapelle Sixtine. C’est un acte liturgique, ainsi que l’atteste le déroulement, l’habit des Cardinaux, les prières accompagnant les scrutins. Et c’est un acte eschatologique, accompli face à la représentation picturale du jugement dernier, comme le rappelle Jean-Paul II à la fin du second volet de son Tryptique romain. Sur ces différents points, je me permets de vous renvoyer au compte-rendu, fait par Zénit, de la messe célébrée par Mons. Jean-Marie Lustiger, titulaire de l’église Saint-Louis des Français, dont il est Cardinal titulaire dimanche matin 17 avril, la veille de l’entrée en Conclave.
En union de prière avec nos Pères Cardinaux, pour ce moment si important pour la vie de l’Eglise, donc du monde.
Pascal Ide