Zardoz, science-fiction américano-britannico-irlandais, écrit et réalisé par John Boorman, 1974. Avec Sean Connery, Charlotte Rampling.
Thèmes
Bonheur, temps, éternité.
Le bonheur est-il possible ? Telle est l’éternelle question que le film-culte de Boorman invite à se poser. Avec deux mondes, ce sont deux réponses qui s’affrontent.
1) Le monde extérieur
De prime abord, le monde inférieur semble voué au malheur. En réalité, ce monde d’exclus se répartit en deux : les exterminés et les Exterminateurs. Les premiers, en loque, n’ont que leurs mains et leurs fuites pour se défendre ; les autres, à la nudité sauvage, reçoivent des Éternels les armes qui leur donnent de tuer. Plus encore, de jouir de tuer. Est-ce à dire que les Exterminateurs sont heureux ? On découvre peu à peu qu’ils sont eux-mêmes manipulés par les Éternels. Plus encore, ils le sont aussi par le réalisateur qui ne s’intéresse pas tant à ce monde qu’à la manière dont Zed le voit et le vit.
2) Le monde des Éternels
Tout à l’inverse, les Éternels semblent heureux. Mais ce « diagnostic » est lui aussi trompeur. En effet, ils ont déconnectés leur esprit de leur corps et de leurs pulsions, jusque dans ses manifestations les plus incarnées – qui ne manque pas de les intriguer au plus haut point.
Est-ce un monde Nouvel Age avant la lettre ? Plusieurs similitudes le donnent à penser : le caractère soft, fusionnant des relations, le refus du conflit que seul le dialogue doit résoudre, le désintérêt pour l’altérité. Mais, au fond, il y a là plus qu’un anachronisme : en effet, la pensée Nouvel Age qui va apparaître dans quelques années, est marquée au coin par le refus de toute culture, par le mépris des valeurs intellectuelles ; or, les Éternels se sont constitués sur l’idolâtrie du savoir, sur une intelligence collective qui est plus que la conscience.
Boorman oppose donc deux mondes : celui de la brutalité sauvage et celui de la civilisation la plus raffinée. Certains, symboliquement, ont voulu y lire la lutte du Nord nanti contre le Sud appauvri. On pourrait continuer les oppositions : monde purement masculin, machiste (violeur, violent, dominateur) contre monde purement féminin, régressif des Éternels (qui ne sont ni invertis, ni androgynes, mais maternels, au sens fusionnel du terme : tout est en angles aigus), monde charnel, bestial versus monde spirituel, divin.
On pourrait aussi opposer le monde oral des Éternels (toute jouissance passe par la bouche, qu’il s’agisse de ces repas transformés en rituel, ou des propos qui résolvent toute tension ; il n’est pas jusqu’au Masque qui, réduit à n’être qu’une tête vide, apparaît comme une bouche dévorante) au monde anal des Exterminateurs (on sait combien le sadique et la violence sont liés au stade anal), dualité qu’il serait faux de confondre avec celle du matriciel féminin et du phallique masculin : le pénis est justement ce qu’il faut abattre ; or, aucun de ces deux mondes n’a accédé au monde phallique, au stade génital, puisqu’il est construit sur le refus, le déni de toute espèce de sexualité et donc de la reconnaissance de l’altérité qu’il fonde. Et c’est l’une des issus, incompréhensible aux deux mondes, qu’il faudra accepter et franchir.
Or, les contraires appartiennent au même genre. « Celui qui lutte contre le dragon finit par devenir dragon lui-même », dit Zed, citant Nietzsche. Ainsi aucun de ces deux mondes n’est heureux. L’un s’achève dans l’ennui, l’autre dans la violence ; et les deux se consomment dans la mort. D’ailleurs, chacun secrète en son sein le malheur et redouble la dialectique des exclus et des exploiteurs : exterminés-Exterminateurs, apathiques ou Renégats-Éternels.
3) Un autre monde ?
Est-on condamné à cette mortelle dialectique ? Dès le début, une altérité vient briser l’ordonnancement : Zed s’est introduit dans le Masque, et, via ce Masque, dans le Vortex.
Zed, comme les autres héros de Boorman, joue le rôle de Libérateur, face au faux sauveur : Arthur Payn (tiens, comme l’Arthur de la quête du Graal ?). Lui-même connaîtra tout un chemin : du tueur violeur (scène fondamentale) à celui qui refuse de tuer et découvre l’amour. Comment passe-t-il de l’un à l’autre ?
La première médiation est celle du savoir. En effet, Arthur lui a permis d’apprendre à lire, à lire beaucoup. Il se fondait d’ailleurs sur un désir de savoir, une libido sciendi qui lui échappe et qui est liée à une mutation ; mais peu importe. Mais le savoir apporte-t-il le bonheur ? May va permettre à Zed de découvrir la réponse, lorsqu’elle l’obligera à trancher le dilemme : vérité ou vengeance ? Dès finira par comprendre l’illusion mortifère dans laquelle il (on ?) s’enfermait : « Vengeance ». La vérité est finalement violence, elle camoufle les pires motivations. Lui qui avait mis son espoir dans la recherche de la vérité doit accepter de s’être trompé. C’est à l’issue de cette redoutable découverte que, pour la première fois, il pourra affronter le regard foudroyant de CR et s’y mesurer victorieusement. Or, il y perdra la vue, symbole du savoir. C’est d’ailleurs, le désir de savoir qui perd May ; Zed découvre aussi que la seule personne qui s’intéressait à lui et lui a sauvé la vie ne lui portait un intérêt que vétérinaire, utilitaire : ce n’est donc pas là le secret du bonheur.
Une seconde médiation est donc nécessaire, celle de la reconnaissance de la finitude humaine. Tel est le sens de cette épreuve redoutable qui fut l’entrée dans le cristal : après avoir croisé différentes figures, il finit par se rencontrer, ou plutôt lui-même sous deux visages, dont l’un est masqué. Il tentera de liquider ce dernier ; or, le masque de Zardoz est celui que porte les Exterminateurs ; ainsi peut naître le Libérateur.
En regard, le monde des Éternels ne tire ses pouvoirs (par exemple le « regard foudroyant ») que de leur puissance collective. Il se fait illusion : il croit avoir évacué toute violence, avoir accédé à un angélisme pur de toute immixtion passionnelle ; or, la scène terrible de l’exclusion d’Amy – dont le prénom, « Friend », est une atroce ironie ! – montre quelle violence létale habite non seulement le groupe mais chacun de ses membres : le caractère groupal et inconscient du processus victimaire seul en camoufle le motif : l’intime violence de chacun canalisé sur le bouc émissaire, rituellement éjecté. Les Éternels s’illusionnaient donc sur leur prétendue pureté non-violente. Au fond d’eux-mêmes, ils sont du même sang et du même désir que les Exterminateurs qu’ils haïssent si fortement : haine et amour (passionnels) ne sont-ils pas les deux faces d’une même pièce ? Dans le Tabernacle, Zed n’a rencontré que lui-même, « ses perplexités », comme il le dit, et la vérité de son essentielle ambivalence ; il démasque ainsi le mensonge et l’illusion de pureté des Éternels qui n’adorent que leur propre ego.
Mais une troisième médiation est aussi nécessaire : l’amour de Consuella. Cet amour risqué, plus, cet amour-don conduit à la vie. Alors, Zed peut enfin déposer son arme : cet instrument qui assure la continuité avec son ancien état autant qu’il le symbolise est désormais devenue obsolète.
Tel est donc le chemin de bonheur proposé : refus de la toute-puissance du savoir, acceptation de la finitude, risque de l’aventure de l’amour qui ouvre à la vie.
De ce point de vue, superbe est la scène finale, qui rachète nombre de scènes antérieures trop kitch : l’amour donne naissance à la vie, dans la souffrance ; l’enfant grandit, au milieu de ses parents, témoignage de leur fécondité et trait d’union ; un jour, il quittera ses parents (pour rejoindre une autre femme dont on peut raisonnablement penser qu’elle existe : qu’on se souvienne du départ des Apathiques) ; sa mère, c’est là son rôle, lui rappellera qu’elle l’attend toujours à la maison, beaucoup plus qu’elle ne le retient, mais il demeure le lien conjugal (les mains jointes), fondement du lien parental ; mais les parents ne sont pas é(É)ternels, ils sont eux aussi appelés à disparaître, pour laisser place à une civilisation autre et nouvelle ; la trace de la main armée rappelle cette continuité qui n’efface jamais la violence et la mort.
4) Conclusion
Le consentement à la mortalité est-il le seul chemin du bonheur ? Faut-il renoncer à toute espèce de désir d’éternité ? Doit-on choisir entre Heidegger (l’être-pour-la-mort) et Spinoza (« Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels [1] ») ? Et si le principal enseignement de ce film et des années 70 était le refus d’un bonheur qui soit identiquement finitude ? En effet, une telle éternité est éternullité ! Récusée la prétention à une vie immortelle qui, morne répétition du même, confond indéfini et infini, et s’identifie à la mort. En plein, nous est rappelée l’essentielle contingence de la finitude et son inquiétude encore plus consubstantielle. Ne dessine-t-elle pas, en creux, une aspiration à une éternité qui serait jouissance de ce qui comble ? Dit autrement, n’est-il pas l’indice de ce que la Tradition appelle le désir naturel de voir Dieu ?
Si, pendant le kairos d’un moment ineffable (la présence de l’ami, la contemplation de la vérité, l’éblouissement de la beauté), le bonheur efface l’écoulement du chronos et si celui-ci ne réapparaît que parce qu’il est gros d’un futur qui promet plus de félicité, donc si la temporalité est mesure de l’attente et de l’inachèvement, ne peut-on aspirer à un aïon, un âge au-delà des âges, plus, une éternité qui sature toute l’espérance humaine ?
Pascal Ide
[1] « Sentimus, experimurque, nos aeternos esse » (Éthique, L. V, prop. 23, scolie).
En 2293, sur une Terre post-apocalyptique, la population humaine est divisée entre les Éternels (Eternals), des humains ayant atteint l’immortalité grâce à la technologie, et les Brutes (Brutals). Les Brutes vivent sur un territoire ravagé et fournissent de la nourriture aux Éternels. Ces derniers vivent dans des régions isolées du reste du monde par un mur invisible, appelé « Vortex », et passent une existence luxueuse mais apathique. Arthur Frayn (Niall Buggy), l’Éternel chargé de gérer les « terres extérieures », se fait passer auprès des Brutes pour un dieu nommé Zardoz, qui se manifeste sous la forme d’un énorme masque de pierre volant. Ayant sélectionné des Brutes, il a constitué un groupe d’Exterminateurs, chargé de réduire en esclavage les autres humains. Il fournit aux Exterminateurs des armes en échange de la nourriture qu’ils collectent.
Zed (Sean Connery) est un de ces Exterminateurs. Il se cache à bord du masque de pierre lors d’un voyage et tue son chef Arthur Frayn. Arrivé au Vortex n° 4, Zed est étudié en tant que spécimen : les Éternels n’ayant pas eu de contact depuis des siècles avec l’extérieur du Vortex, ils essaient de comprendre comment les Brutes ont évolué. Il se retrouve au cœur d’une dissension entre deux Éternelles, Consuella (Charlotte Rampling) et May (Sara Kestelman), et doit effectuer des tâches pour Friend (John Alderton).