Yesterday, fantastique (sous-genre uchronie) britannique de Danny Boyle, 2019. Avec Himesh Patel et Lily James.
Thèmes
Création artistique, mensonge, nécessité et contingence.
Que le dernier Danny Boyle est réjouissant dans sa fraîcheur et sa créativité ! Son univers parallèle donne à voir non pas seulement ni d’abord ce que serait un monde sans les Beatles (ni d’ailleurs Coca Cola, la cigarette et Harry Potter), mais surtout ce qu’est la création artistique, en son conditionnement économico-culturel et en sa régulation éthique. La troisième en sa surprenante nécessité, la deuxième en son encore plus étonnante contingence, la première en sa paradoxale convergence de contingence et de nécessité…
- Sans suspense, le film ne se prive pas d’écorner le star system. Cet aspect, pour certains le plus réjouissant, est aussi le plus téléphoné. Du moins, s’il paraît céder à la tentation facile de montrer la jalousie entre super-stars en mettant en scène le ridicule défi d’Ed Sheeran à Jack, Danny Boyle résiste en refusant de l’achever en achevant l’un des protagonistes. Le premier s’incline en reconnaissant humblement le génie du second : « Je n’ai jamais entendu de chanson aussi belle. Tu es Mozart, je suis Salieri ».
Du moins, le mérite du réalisateur est-il de souligner l’ambivalence de l’institution médiatico-mercatique. D’une part, il montre de manière caricaturale la vénalité sans limite de Debra, sa lucidité cynique vis-à-vis de la « coupe empoisonnée de la gloire et de la richesse », son mépris sans complexe de l’artiste et son narcissisme destructeur (scène révélatrice où celle qui se permet de tout dire est incapable de se reconnaître dans le miroir que lui tend Jack, la seule et unique fois où il ose colériquement mais légitimement s’opposer à elle).
D’autre part, Yesterday atteste la nécessité de cette médiation institutionnelle. Certes, nous vivons dans un univers du préjugé (un provincial ne peut composer que de la musique provinciale, un vendeur ne peut que raconter ses déboires professionnels), du look (comment un loser au faciès de Bugs Bunny inversé peut-il inventer seul et sans peine les paroles et la musique de chansons qui requièrent jusqu’à l’intervention coûteuse de seize personnes ? Le mystère Henri Pick n’est pas loin). Mais le public, comme l’imprésario, savent sans le savoir que l’art est un tout. Nous retrouvons ici de manière inattendue la problématique de Slumdog Millionnaire : la fortune relève de la chance, donc du pur hasard, mais la valeur authentique (dans les deux films, l’amour, dans Yesterday, la création artistique en plus), elle, ne doit presque rien à l’aléa, mais doit tout à la détermination vertueuse. Puisque le génie est toujours le fruit de 10 % d’inspiration et de 90 % de transpiration, personne ne peut donc croire à la génération spontanée d’œuvres géniales. Voilà pourquoi Jack ne cesse d’être interrogé sur l’origine de ses mélodies. Voilà pourquoi, au-delà de toute logique du masque, son apparence doit devenir une apparition.
En conséquence, ces faits peuvent témoigner en creux de l’absurdité d’un système, mais aussi en plein de la nécessaire éducation du goût : le don n’existe pleinement qu’à être reçu et la réception, comme la donation, n’existent à plein régime qu’à être élargies. En avance sur leur temps, tant de génies méconnus yesterday ne seront reconnus que tomorrow.
- Plus encore, le réalisateur donne à voir le paradoxe constitutif de l’artiste. Il est résumé dans la réaction médusante du couple qui poursuit Jack de son sous-marin jaune. Et surtout de leur gratitude : « On voulait vous remercier, c’est tout. Un monde sans les Beatles est un monde infiniment mauvais ». Brutalement, nous comprenons en creux (« nous chantons faux ») combien l’artiste est la combinaison d’une compétence minimale et d’une inspiration maximale. Un simple regret en passant : nul indice à ce qu’il me semble (comme la perte de deux incisives…) ne permet de suggérer pourquoi une éclipse de lumière engendre le surgissement d’un plurivers.
Le réalisateur de Trainspotting nous offre ainsi une puissante leçon de vie qui est une talentueuse illustration de la parabole des talents – entendus ici au sens commun et donc naturel du terme (cf. Mt 25,14-30). Nous pouvons l’interpréter à partir de la dialectique nietzschéenne de la morale de l’esclave (qui croit et fait savoir qu’il ne veut pas, alors que, en réalité, il ne peut pas) – mais l’orgueil solipsiste et aristocratique en moins. Ou bien à partir du dernier des Quatre Accords Toltèques du chirurgien californien d’origine mexicaine Don Miguel Ruiz : « Faites toujours de votre mieux » – mais l’idéal objectif de la perfection en plus. Ou, mieux encore, à partir de… la parabole de Jésus. Or, celle-ci ouvre à un au-delà de la sphère éthique. L’intrigue donne à pressentir que, plutôt que se plaindre de manière victimaire de ce qu’il manque au monde aujourd’hui tel ou tel enchantement (l’adverbe « infiniment » est assurément excessif !), il vaut mieux se demander de manière responsable si je ne suis pas, moi, en train de priver ce monde d’un supplément d’âme, parce que je ne donne pas à mon âme ce supplément qu’elle attend, pour le monde encore plus que pour elle. Comment ne pas sortir de Yesterday sans interroger sa conscience sur l’éventuelle dé-mission qui, en me faisant passer à côté de ma mission, va tellement faire souffrir l’humanité ? Merci Danny Boyle de m’arracher à mon individualisme et me faire comprendre que le conjonctif qui tisse le lien avec mes frères humains concerne mon agir beaucoup plus que mon être.
Une personne sait cette intime anastomose encore mieux que les deux fans des Beatles : c’est Ellie. Dans une scène encore plus émouvante que la rencontre heureuse avec les survivants de l’univers parallèle, la délicieuse Lady Rose de Downton Abbey arrive à exprimer au héros qu’elle aime follement, la vérité héroïque de son amour : d’une part, elle tient à lui plus que tout au monde et donc souhaiterait le garder auprès d’elle pour toujours ; d’autre part, elle veut totalement son bien, donc qu’il aille jusqu’au bout de sa vocation et, pour cela, jusqu’à l’autre bout du monde à qui il doit offrir ce qu’il porte d’unique.
Il n’y a ici nul sacrifice à je ne sais quel romantisme tragique du « plus jamais » immolatoire, mais la logique tellement plus élevée qui, là encore, ouvre la sphère esthétique non plus seulement à l’éthique du devoir (« il faut »), mais à la sphère religieuse du surcroît (« la mesure d’aimer est d’aimer sans mesure »). Ajoutons un nouveau regret à notre liste : comme si souvent aujourd’hui, Danny Boyle n’a pas su payer le prix de sa si belle intuition en faisant payer à son héros le tribut de son admirable mission : il n’y a pas de don sans abandon, pas de génie authentique qui ne sacrifie tout à la fructification de son génie, pas d’acheteur de la perle fine qui n’ait dû tout vendre pour l’acquérir. D’ailleurs, dans une réjouissante scène, le cinéaste nous fait ressentir la frustration du génie méconnu. À trois reprises, Jack s’essaie à jouer à ses parents Let it be, non seulement interrompu par leurs réactions philistines, mais déformé dans son titre. L’interprète d’une des chansons les plus créatives jamais inventées finit par crier tout fort ce que chaque spectateur ressent si fortement au dedans : « C’est la première fois que l’humanité l’entend sur cette planète ». D’ailleurs, plus que Yesterday, n’est-ce pas ce titre « Pour la première fois » qui aurait convenu ? Tant la subcréation humaine imite le « Au commencement » de la création divine, c’est-à-dire le geste aussi indéductible qu’immérité faisant surgir un chef d’œuvre : « Dieu vit que cela était bien-beau ».
- Enfin, sans moralisme aucun, le metteur en scène montre la nécessaire régulation morale de l’acte artistique. À un nietzschéisme qui a cherché à délier la sphère poétique de la sphère éthique, il répond en montrant efficacement que la joie toujours en partie extérieure de la création – et de sa récompense immédiate qu’est la réponse enthousiaste d’un public enivré – n’est pas au rendez-vous si la personne de l’artiste n’est pas intérieurement heureuse, c’est-à-dire si elle n’aligne pas l’imagination productrice qui est l’autre nom de sa muse, et cette instance plus intime et plus ineffaçable qu’est la conscience morale. Or, autant le héros est pauvre en inventivité, autant il doit être riche en mémoire pour retrouver airs et paroles. En revanche, la voix de la conscience morale est impossible à bâillonner, son œil impossible à fermer. Cette insistance se manifeste d’abord par l’interférence parasite d’images qui, superposées à sa propre vie, en deviennent aussi réelles que celles-ci ; or, Jacky s’y voit reprocher le plagiat jusqu’à mériter l’emprisonnement. Elle s’exprime encore davantage par son infaillible conséquence affective : la tristesse de la culpabilité. Et, là, comment ne pas saluer le jeu d’acteur qui, lors des scènes de liesse les plus contagieuses, sait conjuguer l’immersion jouissive et le retrait inquiet ? Ce hiatus émotionnel met en scène le clivage obscène (au sens propre) qui le lamine.
En cette culpabilité déchirante, Nietzsche, une dernière fois convoqué, aurait beau jeu de dénoncer le ressentiment judéo-chrétien. Mais l’on pourrait convoquer le même philosophe au vitriol pour montrer que le héros passe de la réactivité à la créativité, de la répétition à l’invention. Surtout, ce serait en rester à la face ombrée de la conscience que le héros met en mots : « Totale imposture », c’est-à-dire mensonge omniprésent et permanent. Or, cette conscience qui, pour le cardinal Newman, est la participation à la Sagesse divine, plus, christique, est d’abord une parole lumineuse qui va s’incarner dans une décision, elle, créatrice, la seule qui sauvegarde le bien, le vrai et le beau, celle qui seule réconcilie voie esthétique et voie éthique dans, convoquons aussi une ultime fois Kierkegaard, la voie religieuse : le renoncement humble à toute rémunération et toute reconnaissance indues, autant que la mise à disposition gratuite et le don sans retour à l’humanité, du patrimoine Beatles – ce qui ne va pas sans une retombée juridico-politique : la levée du droit de propriété culturelle et l’accès de tous aux biens qui élèvent tous.
Nous avons souligné à plusieurs reprises les limites de Yesterday. Davantage encore que d’une réalisation plus nerveuse, il lui manque la magic touch d’autres succès du réalisateur (à commencer par celui qui lui valut l’Oscar du meilleur réalisateur en 2009). Si Danny Boyle tenait une idée scénaristique aussi inédite que Un jour sans fin (Groundhog Day : Harold Ramis, 1993), il lui a manqué peut-être l’acteur, probablement une méditation sur la constitution énigmatique du temps et assurément la rigueur dans l’exploitation systématique de son thème.
Demeure en général un film de fantasy (au sens des Inklings) réussi qui trouve d’abord sa raison d’être dans une expérience de pensée. Demeure en particulier une fable douce-amère sur le génie artistique, à la fois porté et instrumentalisé par la logique marchande.
Pascal Ide
Jack Malik (Himesh Patel) travaille dans un supermarché du Suffolk, en Angleterre. Compositeur-interprète de rock, il a aujourd’hui perdu tout espoir de faire un jour carrière, malgré l’insistance touchante d’Ellie Appleton (Lily James) qui, lorsqu’elle n’est pas professeur de mathématique dans un collège, est son « manager ». Hors cette meilleure amie qui éprouve pour lui beaucoup plus que de l’amitié, seuls croient en lui un entraîneur loser, Rocky (Joel Fry), son père, Jed (Sanjeev Bhaskar) et sa mère Shelia (Meera Syal).
C’est alors que toute la planète est, pendant douze secondes, touchée par une panne de courant au cours de laquelle Jack est renversé par un bus. Lorsqu’il sort du coma, il a perdu deux dents et l’humanité, beaucoup plus, ainsi qu’il va l’apprendre progressivement. Pour son rétablissement, il est invité par ses amis et reçoit d’Ellie comme cadeau une nouvelle guitare. « À belle guitare, belle chanson ». Jack leur interprète la chanson Yesterday des Beatles. Quand ses auditeurs lui disent à la fois leur étonnement et leur satisfaction, il croit d’abord à un canular. Mais quand il tape sur Internet « Beatles » et ne voit s’afficher que beetle, « scarabée » en anglais, il doit se rendre à l’évidence : plus personne ne connaît l’existence du célèbre groupe de Liverpool.
Jack décide alors de courir sa chance et d’enfin bénéficier d’une carrière musicale en jouant les chansons des Beatles. Au point de départ, personne n’y croit, tant est grand le décalage entre son extraction et ses chansons hors du commun. Mais quand il croise Ed Sheeran (lui-même) et, plus encore, son manager, Debra Hammer (Kate McKinnon), il connaît alors un succès qui va très vite devenir mondial. Mais pourra-t-il tenir cette place d’usurpateur ? En se rendant à Los Angeles où demeure Debra, ne se coupe-t-il pas définitivement de son premier impresario et du bonheur ?