Une pluie sans fin
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Pays:
Chinois
Thème (s):
Salut, Totalitarisme
Date de sortie:
25 juillet 2018
Durée:
1 heures 59 minutes
Directeur:
Dong Yue
Acteurs:
Duan Yihong, Jiang Yiyan, Du Yuan (II)

Une pluie sans fin (littéralement, en chinois : « La tempête qui arrive »), thriller chinois écrit et réalisé par Dong Yue, 2017. Avec Duan Yihong, Jiang Yiyan. Prix du Festival international du film policier de Beaune.

Thèmes

Salut, totalitarisme.

Ce premier long métrage réalisé et scénarisé par un ancien chef opérateur enrôle les codes du film policier pour critiquer le système, social ou politique, de la Chine actuelle. Le spectateur croit au point de départ qu’il a affaire à la traque d’un serial killer croisant Seven de l’américain David Fincher (1995), la référence (pas la quête) éthicospirituelle en moins, et Memories of murder, du sud-coréen Bong Joon-ho (2004), l’humour en moins. Mais il comprend plus ou moins vite que l’authentique « méchant », c’est le Parti, la victime, c’est avant tout le héros, et surtout que le détective, c’est lui, le spectateur. Le film commence non seulement avec la libération de Yu, mais avec son auto-accusation (« Yu comme inutile » ; nous allons y revenir) si typique de la dictature maoïste, c’est-à-dire le laminage systématique de la personnalité. Surtout, dans un pays où la nature fait toujours système avec l’homme et où la valeur première est l’harmonie, la pluie interminable devient le symbole de la révolte du cosmos et donc de la discorde fondamentale introduite par le Système (l’establishment communiste). Quand nous sortons du cinéma en cette douce fraîcheur d’août, nous sommes psychiquement transis de froid par le déluge continuel de ces eaux qui pénètrent les os, donc discrètement mais fermement sommés de prendre partie contre le Parti.

Cette interprétation qui court à travers toutes les critiques encensant cette œuvre prometteuse, dit la vérité, mais pas toute la vérité. Elle me semble passer à côté de trois faits majeurs qui surviennent dans les derniers plans : la contradiction entre ce que nous avons vu et le discours du gardien de l’usine désormais désaffectée, qui ne reconnaît pas Yu et qui lui certifie qu’en 1997, il n’y avait déjà plus de remises de prix ; la répétition du gag de la panne avec le bus ; la chute inattendue et béatifiante de la neige.

 

Passons vite sur les deux premiers faits. La contradiction veut-elle nous signifier que le prix autrefois décerné pour couronner l’excellence de son travail à l’usine n’a pas plus de consistance qu’un faux souvenir ou une illusion rétrospective ? Ne serait-elle pas aussi la métaphore en miniature de ce qui se passe à l’échelle nationale ? Le psychisme de Yu a tout reconstruit comme l’idéologie qui préfère la pensée à la réalité. En d’autres termes, l’idéologie est toujours une idéolâtrie qui adore son idée en lieu et place du seul Absolu.

 

Le redoublement de la panne atteste que l’amélioration politico-sociale n’est qu’apparente et que, toujours, celui qui pâtit n’est ni l’apparatchik du Parti, ni l’enrichi du capitalisme, mais le peuple qui doit emprunter les transports en commun. Certes, le soleil a remplacé la pluie torrentielle, mais pour une brève durée : se substitue bientôt un ciel gris et triste. Surtout, à l’idéologie communiste autrefois omniprésente s’en est substituée une autre, celle, libertaire, mais tout aussi liberticide, de l’économie dérégulée de marché. En effet, l’une des dernières images nous montre Yu assister avec d’autres anciens employés, à l’implosion de l’usine qui laisse désormais place à un complexe commercial et résidentiel…

 

Demeure la critique la plus masquée et la plus profonde du système. Le grand exclu d’une philosophie de l’harmonie, du totalitarisme communiste vaguement teinté de libéralisme consumériste, et aussi d’une critique centrée sur la seule déconstruction sociale, demeure la personne.

Certes, Yu est la victime d’un système qui l’utilise, puis le jette et le broie. Mais il en est aussi le symbole dans sa paranoïa perfectionniste : toujours à la recherche de la faute (il réussit à convoquer tous les ouvriers qui étaient absents de l’usine le jour du meurtre et à en faire des criminels potentiels contraints de donner leurs empreintes). Plus encore, il en est la cause : tout dévoué à la cause du Parti, il est le double zélé du capitaine Zhang, acédique qui rêve de sa campagne, mais dont l’indolence s’achèvera dans la démence. De ce Danton fatigué, Yu est le Saint-Just, à la sobriété et la chasteté irréprochables, à la probité insoupçonnable, au zèle inlassable. Pour autant, il n’hésite pas à poursuivre un prétendu coupable en abandonnant un innocent agonisant, à surinterpréter sa suspicion jusqu’à tuer un innocent et à instrumentaliser son amie. Cette persévérance insensible est symbolisée par la course-poursuite échevelée sur les coursives et les échelles, puis le long de la voie ferrée, dans un labyrinthe aveuglé de fer et de béton, aussi interminable (plus de dix minutes !) que la pluie – d’autant qu’elle se solde par un échec. Alors, ce Robespierre serait-il un Robocop qui ne vit plus que de trouver le coupable avec une persévérance maladive, et le sacrifier en bouc-émissaire à ce Moloch insatiable qu’est le Parti ?

Yu n’est pas dépressif, mais un homme en quête de sens : après avoir décliné son nom à la fonctionnaire pénitentiaire : « Yu comme vestige, Guo comme nation et Wei comme glorieux », à la demande de préciser son patronyme, il répond « Yu comme inutile » ; au capitaine Zhang, il explique qu’il reconstitue minutieusement les scènes de crime pour « donner un sens à sa vie ». Yu n’est pas non plus un fonctionnaire qui a banalisé le mal, mais un Don Quichotte qui prend des terrorisés malheureux pour des terroristes méchants. Enfin, Yu n’est pas un narcissique insensible, mais un monomane obsessionnel, intégralement polarisé par la recherche du mal. Deux signes : lorsque meurt Xiao qui l’adule et le suit en tous lieux, il se sent coupable et attristé ; lorsqu’il observe que Yanzi a été frappée par un de ses clients, il compâtit et la console. Certes, il ne perçoit pas la détresse suicidaire de Yanzi, mais il revient sur le lieu même de son autolyse, comme il fait revenir le prétendu assassin sur celui de son meurtre. Et le long flashback qu’est le film peut être relu comme la prise de conscience par Yu qu’il a manipulé ceux qui l’aimaient comme il le fut par le Parti qu’il révérait.

Yu est donc secrètement habité par la recherche d’une transformation en forme de purification. Le système n’a pas réussi à concasser toute conscience morale en ce cathare en quête d’être lui-même émondé. Voilà pourquoi l’ultime image est celle de cette neige improbable : parce qu’elle lave l’impureté du déluge qui transforme la terre en boue, les traces de la mémoire en amnésie ingrate, les personnes en pions usés ou en espions rusés ; parce que les légers flocons respectent la terre et la recouvrent au lieu de la violer en la pénétrant ; parce que cette neige redouble la bénédiction cotonneuse qui interrompit la misérable et mensongère mascarade de la remise des prix ; parce que, si la pluie roide et froide ploie corps et regards vers la tourbe, ce don venu d’en haut invite à enfin lever les yeux vers le ciel, vers le lieu de toute bénédiction, ce ciel qui – au ras même du taoïsme que des décennies de communisme n’ont pu effacer du fond de l’âme chinoise – n’aspire qu’à venir épouser la terre. Voilà pourquoi le dernier mot n’est ni à la critique sociale, ni à la fatalité de la répétition, mais à une rédemption dont on a perdu jusqu’au nom.

 

L’affiche montre le visage d’un homme inquisiteur au milieu d’une foule de capuches sombres et luisantes. Dans cette masse anonyme en marche, de surcroît lissée par une pluie qui efface tous les signes, un homme inverse le courant. D’un côté, il épie du regard, enquête, suspecte, et donc traduit la pire perversion du système qui secrète en son sein l’accusation conduisant à l’auto-accusation destructrice. De l’autre, il éveille une espérance : un homme qui se retourne (se convertit), interroge, voire ose aller à contre-courant pourrait-il inverser la marche de l’histoire ou du moins ralentir la coulée de boue sombre ? Goutte livide au milieu d’un irrépressible fleuve noir ou pâle visage qui interroge cette course à l’abîme ?

 

Pascal Ide

2008 (on l’apprendra au terme), dans la province du Hunan. Un homme quadragénaire, Yu Guowei (Duan Yihong), sort de prison. Voyant passer une moto, une autre moto lui revient en mémoire.

Nous sommes maintenant en 1996-1997, quelques mois avant la rétrocession de Hong Kong à la Chine. Sous un ciel gris et humide, Yu pilote son side-car qui tombe en panne. Il arrive en courant sur les lieux d’un crime. Il photographie discrètement le cadavre ensanglanté d’une jeune fille, violée et mutilée. Allongée dans l’herbe, elle est la troisième victime d’un tueur en série. En fait, Yu n’est que le vigile d’une gigantesque usine d’État, à l’époque où Mao imposait à tout le pays une industrialisation à marche forcée. Il a été appelé pour aider la police, ce dont il est très fier, parce que le cadavre vient d’être découvert aux abords de l’immense complexe industriel et parce que, responsable de la sécurité de l’usine, il fait si bien son travail que tout le monde l’appelle « Détective Yu ».

Alors que personne ne le lui demande, le surveillant fait sienne cette enquête. Il se lie avec le capitaine Zhang (Yuan Du) qui, tout près de la retraite, est démotivé par son peu de ressources et la pluie qui choit continuellement cet hiver-là. Yu, tout au contraire, est de plus en plus obsédé par la recherche de l’assassin. Au point de placer une petite annonce à la sortie de l’usine afin de piéger le meurtrier ; or, lorsque, au bout de trois jours, un homme s’attarde devant cette annonce, Yu est convaincu de sa culpabilité, le poursuit dans l’usine avec son adjoint, Xiao Liu (Zheng Wei) qui fait une violente chute. Au point de chercher à rattraper l’inconnu, au lieu de conduire immédiatement Xiao à l’hôpital, et de le sauver de l’hémorragie cérébrale qui va le faire mourir. Au point de se lier à une jeune femme, Yanzi (Jiang Yiyan), qu’il aide à ouvrir un salon de coiffure et que, constatant qu’un homme tourne autour d’elle et qu’elle ressemble aux autres victimes, il en déduise que ce dernier est le tueur.

Jusqu’où ira la paranoïa de cet employé modèle ? N’est-elle pas aussi, voire plus, dangereuse que celle du criminel dont ne verra jamais le visage ?

 

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