Tolkien, biopic britannique de Dome Karukoski, 2019. Avec Nicholas Hoult, Lily Collins, Colm Meaney, Tom Glynn-Carney.
Thèmes
Création artistique, amour, mort, féconditéde la blessure.
Bien qu’imparfait et partiel, ce film agréable qui est plus qu’un film d’agrément, permet d’approcher avec empathie le génial mythopoïète.
Assurément, ce drame biographique est limité en sa forme et, plus encore, en son contenu. Par exemple, l’émotion, fortement sollicitée par la musique et la photographie, n’est pourtant pas toujours au rendez-vous, lors du décès de la mère de John ou lors des retrouvailles tant attendues, du héros, comme du spectateur, avec Édith. Certes, l’on sait, par son œuvre, combien J. R. R. était pudique, et sa future épouse de même ; mais il semble que la retenue relève plus d’une insuffisante direction d’acteurs (ou de leur inexpressivité) que du souci de coller à leur psychologie introvertie en minorant leur réactivité.
Ma principale réserve concerne toutefois le fond. Il serait bien entendu tout-puissant d’exiger d’une biographie filmée d’être exhaustive. En revanche, manquer un pan entier de l’identité revendiquée de Tolkien relève de l’omission, voire de l’idéologie (au moins commerciale). En l’occurrence, tous les observateurs, même les plus injustement réservés à l’égard de sa foi catholique [1], ont souligné combien le TCBS était porté par une inspiration intensément religieuse et chrétienne : cette communauté devait « allumer une nouvelle lumière ou, ce qui est la même chose, rallumer une ancienne lumière dans le monde », afin de « témoigner pour Dieu et la Vérité [2] ». Autrement dit, elle devait sauver le monde non seulement par la littérature, mais par la Vérité qu’est Dieu.
Une conséquence de cette occultation intentionnelle en est une vision déformée de l’attitude de Tolkien à l’égard de son tuteur prêtre. Alors que le cinéaste filme une révolte, en réalité, le très catholique John obéit admirablement – ce qui ne signifie pas aisément – et attendit cinq années avant de poster, le soir même de ses 21 ans, sa lettre de demande en mariage à Édith.
Centrons-nous sur le principal. Le film a tenté d’approcher la naissance, non pas d’un génie (qui pourrait la montrer ?), mais d’une œuvre. L’intention est limpidement indiquée par la structure même de l’intrigue, puisqu’elle s’achève sur le moment, célèbre entre tous, où Tolkien retourne une feuille et, de sa belle écriture elfique, commence ce qui va devenir son premier livre promis à un succès planétaire, The Hobbit : « In a hole in the ground, there lived a hobbit ».
Les fans inconditionnels (dont je suis !) ont bien sûr relevé et apprécié les multiples allusions, voire apparitions presque naïves (les lance-flammes allemands devenant dragons !), de ce qui deviendra un héros (le très réel private Sam Hodges) ou un ennemi (des Nazgûls à l’œil de Sauron, en passant par le Balrog), un lieu (« Celladoor », mais aussi la terrible plaine de Morgoroth), ou plutôt une compagnie plus qu’amicale, et un temps ou plutôt un événement, des plus traumatisants (comme le passage par le Marais des Morts ou la bataille des Larmes Innombrables) aux plus dynamisants (comme étoile blanche et scintillante contemplée par Sam au-dessus de l’Ephel Duath – cf. site : « Espérer contre toute espérance. Une étoile dans la ténèbre du Mordor »). L’on peut même deviner quelque chose de la forme d’Arachne (Chelob) dans telle ou telle forme cauchemardesque entrevue par le masque lors des ignobles attaques au gaz toxiques (cf. site : « Tolkien dans les tranchées »).
Mais relevons plutôt ce qui nous semble les trois plus heureux apports du film.
- Avant d’être un envoûtant récit d’aventures, Le Seigneur des anneaux est le fruit d’une intuition créatrice digne de ce nom. Au mot du Faust de Goethe (et de toute la modernité) « Au commencement était l’action », Tolkien a préféré jusqu’à en être anti-moderne, le prologue de l’évangile selon saint Jean : « Au commencement était le Verbe ». Loin d’être un simple professeur de philologie qui, à ses heures perdues, traite les angoisses des multiples pertes et abandons qui ont jalonné sa vie en s’évadant hors du réel et en recyclant ses compétences linguistiques, le professeur d’Oxford qui fut aussi le père aimant de quatre enfants a compris (le chant de la création dans l’Ainulindalë l’atteste) que l’écrivain est subcréateur quand il imite au plus près l’acte créateur de Dieu qui a tiré le monde du néant « par sa parole puissante » (He 1,3).
Or, le film montre avec jubilation la rencontre décisive avec le professeur de philologie gothique, Joseph Wright (Derek Jacobi). Plus encore, il souligne avec une heureuse insistance la passion précoce pour les langues de ces enfants dont le nom de famille « Talk-in » aurait fait rêver un Lacan… Cette passion enracinée dans une histoire chahutée (passage précipité d’Afrique du Sud en Angleterre) se transforme vite dans l’invention cachée, sinon même honteuse, pour de nouveaux langages (que l’on songe à l’essai probablement prononcé en 1931 : « Un vice secret »).
- Tolkien n’est pas génial parce qu’il est résilient, ni Proust parce qu’il est gay. L’auteur de The Lord of the Rings était déjà un surdoué salué, avec jalousie par les lointains, et avec joie par ses proches, avant même le traumatisme sidérant de cette absurde bataille de la Somme. Et c’est grâce à ses talents hors pair qu’il métabolise ses multiples souffrances (du double orphelinat, paternel puis maternel, à la double exclusion, religieuse dont fut victime sa mère, convertie au catholicisme, et sociale due à sa pauvreté, en passant par le stress post-traumatique de la « Grande » Guerre). Il restera profondément meurtri de ses multiples blessures, mais l’écrivain fera des ombres de sa vie, la lumière pleine d’espérance, celle même dont nous disions qu’elle a éclairé le moment le plus sombre de la traversée du Mordor. Et si son esprit a pu s’ouvrir à une espérance plus assurée que les plus noirs désespoirs, et à un monde plus large que celui d’ici-bas ou que la Terre du Milieu, c’est parce que sa foi ardente n’a pas cessé de croire au salut que Dieu accorde à tout homme, même le plus apparemment perdu (que l’on songe à Gollum-Smeagol). C’est aussi et au moins autant parce que son cœur est demeuré attentif à l’autre : il demeurera l’ami fidèle du seul survivant, dont il donnera le prénom au plus célèbre de ses quatre enfants, Christopher ; il veillera à consoler son ami Geoffrey et honorer sa mémoire en publiant et préfaçant ses poèmes. Aussi, loin de faire de l’imagination un lieu d’évasion ou de transgression, Tolkien la destine-t-il à sa plus authentique vocation : faire voir l’invisible dans le visible. Le jeune mythophile qui n’est pas un mytholâtre et encore moins un mythomane le dit à plusieurs reprises (« Un esprit pourrait habiter son écorce », dit-il d’un arbre), notamment dans le stimulant dialogue avec Édith dont nous allons bientôt parler : « Quelle est sa vertu – demande Tolkien d’un autre arbre, qui deviendra l’arbre blanc du Gondor – ? C’est de posséder le pouvoir de voir au-delà du visible ».
Or, très astucieusement, justifiant pour une fois la multiplication des flashbacks, le scénario est construit à partir de la triple tension la plus dramatique de la vie de Tolkien : l’impossibilité d’obtenir une bourse qui lui permette de demeurer étudiant à Oxford ; l’impossibilité d’épouser l’amour de sa vie dont il est séparé non seulement par cinq longues années de silence, mais par ses fiançailles ; l’impossibilité de survivre à cette guerre assassine, physiquement enterré dans une marre de sang et psychiquement enseveli au milieu des cadavres de ses amis les plus chers.
- La scène la plus réussie du film réside, pour moi, dans le goûter des deux jeunes aussi éperdument amoureux que perdus dans cet hôtel, entourés de femmes à chapeaux et d’hommes à redingote. John commence à parler dans l’une de ses langues inventées. Plus encore, il prend un nouveau mot, et s’en éprend. Or, après l’avoir écouté avec émerveillement, Édith, loin de demeurer une passive admiratrice ébaubie, rentre avec jubilation dans son jeu créatif. À son tour, stimulé par ce compagnonage inespéré, Tolkien se saisit de son enrichissement pour avancer d’un pas, découvrant que ce nouveau nom désigne un lieu beaucoup plus qu’une personne.
Tout, dans cette scène, convoque symboliquement la fertile complémentarité du masculin et du féminin : depuis le blanc et le noir entrelacés des arbres empoisonnés qui deviennent elixir de vie, à la conjugaison (selon le signifié le plus plein du terme) de l’amour des sons défendu par John avec celui du sens promu par Édith. Comment mieux dire l’essence même de la fécondité qui est l’œuvre commune du masculin et du féminin ? Dans Mulieris dignitatem, Saint Jean-Paul II n’affirmait-il pas que le génie de la femme consiste à « recevoir pour donner » ? Comment mieux signifier que le noyau viride de l’amour réside dans la communion ouverte vers une (pro-, sub-) création ? La lumière – ou l’obombration qui est celle de l’Esprit infiniment fécond – était nuptiale et solennelle.
Jusque dans le Dieu unitrine, l’Esprit jaillit de l’aimant baiser du Père et du Fils. Or, que dit Édith, sortant ou plutôt sortie manu militari de l’hôtel où elle a transformé, avec une audace qui a fait école, les chapeaux enviés, puis moqués, en piste d’atterrissage pour friandises : « J’étais habitée par l’esprit de Celladoor » ? Loin d’être solitaire, le génie de Tolkien est le fruit mystérieux d’une communion : « Je cherche deux mots qui s’aiment », aurait-il pu dire en parodiant Mozart…
D’Homère à Joyce, en passant par Dante, Goethe ou Marcel Proust, les plus grands génies littéraires d’Occident – et Tolkien en fait partie – furent des hommes qui boitent (pour reprendre l’expression de Jean Cocteau amplifiée par Jacques Maritain [3]). Malgré ses limites, plus pusillanimes qu’idéologiques, le film a su le montrer avec discrétion, mais sans édulcoration.
Pascal Ide
[1] Par exemple, Vincent Ferré (éd.), Dictionnaire Tolkien, Paris, CNRS Éd., 2012.
[2] Cité par Isabelle Pantin, entrée « TCBS », Dictionnaire Tolkien, p. 562.
[3] Pour être précis, Jean Cocteau affirme « la beauté boîte », et Maritain commente : la poésie « suppose une faiblesse sacrée ». « Jacob boitait après sa lutte avec l’ange » (Réponse à Jean Cocteau, Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, Fribourg Suisse, Ed. Universitaires, Paris, Saint-Paul, vol. III (1924-1929), 1984, p. 711). Pour le détail, cf. Pascal Ide, « La blessure intérieure dans l’œuvre de Jacques Maritain », Michel Bressolette et René Mougel (éds.), Jacques Maritain face à la modernité. Enjeux d’une approche philosophique, Colloque de Cerisy, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 271-306.
Né en Afrique du Sud en 1892, John Ronald Reuel Tolkien (Harry Gilby) ne tarde pas à partir en Angleterre avec sa mère Mabel (Laura Donnelly). Son père meurt alors qu’il n’a que quatre ans et sa mère, malade, mourra neuf ans plus tard à son tour, faute de moyens pour se faire soigner. Il est envoyé par son tuteur, le père Francis Morgan (Colm Meaney), vivre avec son frère Hilary (Guillermo Bedward) dans une pension de famille où habite également une orpheline pianiste du nom d’Édith Bratt (Mimi Keene) dont Tolkien tombe amoureux.
- R. R. entre à l’école King Edward’s où il impressionne ses camarades de classe en récitant les Contes de Canterbury de Chaucer par cœur et sans erreur de prononciation. Il ne tarde pas à former avec trois d’entre eux parmi les plus doués – Geoffrey Bache Smith (Adam Bregman), qui compose des poèmes, Robert Quilter Gilson (Albie Marber), qui se passionne pour la peinture, et surtout Christopher Wiseman (Ty Tennant), qui est musicien et footballeur convaincu –, un groupe littéraire, le TCBS (Tea Club and Barrovian Society), dont les membres sont liés par une profonde amitié.
En 1912, John (Nicholas Hoult) part étudier à Oxford avec Geoffrey (Anthony Boyle), alors que Robert (Patrick Gibson) et Christopher (Tom Glynn-Carney) sont admis à Cambridge. Ayant manqué son admission définitive à la prestigieuse école, il est forcé par son tuteur d’arrêter de voir Édith (Lily Collins), jusqu’à sa majorité à 21 ans. La jeune femme se fiance à un autre homme. C’est alors que l’Angleterre rentre en guerre. Les quatre camarades partent sur le front de l’Ouest, et l’on sait combien fut meurtrière la bataille de la Somme. Qui survivra ? Que deviendra leur projet commun ? John pourra-t-il finalement épouser Édith ?