The Apprentice, biopic américano-canado-dano-irlandais d’Ali Abbasi, 2024. Avec Sebastian Stan, Jeremy Strong, Maria Bakalova, Martin Donovan.
Thèmes
Arriviste, personnalité narcissique.
Ignorant la biographie de Donald Trump, je ne considérerai que la thèse du film en sa cohérence intrinsèque. Elle est tout entière contenue dans le titre, à condition qu’on le dédouble, et qu’on le complète.
- Au début du film (qui raconte les premières années de la carrière de Trump), celui-ci apparaît comme un jeune homme plutôt sympathique. On le dit beau comme Robert Redford… Certes, il est très ambitieux. Mais c’est parce qu’il a de l’imagination et une vision pour la ville de New York, pour lui la plus belle cité du monde. Et, pour mettre cette vision en œuvre, de l’énergie à revendre et surtout pour vendre et acheter. Certes, il fréquente les jolies filles et les clubs huppés pour pouvoir mieux utiliser ses relations. Mais ses desseins ne ressemblent pas encore à un destin, et, au moins au début, il sait aussi compâtir pour son frère aîné que son père rejette. Certes, il cède trop facilement aux mensonges racistes de son père ; mais du moins accueille-t-il des personnes de couleur dans ses immeubles et prend-il le temps d’aller au contact en visitant les locataires.
C’est là que nous rencontrons le premier sens du mot Apprentice, c’est-à-dire « apprenti ». Donald Trump a été à l’école de son père, un homme dur qui promeut la force et méprise la faiblesse ; pire, un homme qui justifie son absence d’amour par les résultats : « J’ai été dur avec toi. Mais regarde où tu en es… ». Telle est la première fabrique du trumpisme : une école d’arrivisme où l’on célèbre les seules valeurs de domination : des pauvres par les riches ; des Noirs par les Blancs ; des femmes par les hommes.
- Arrive alors le second apprentissage décisif. Avec le mentor Roy Cohn qui va transformer une pratique irréfléchie en une théorie systématique.
Le plus spectaculaire se concentre bien entendu dans les trois règles qui auront d’autant plus d’impact que leur auteur, Roy Cohn, joint le geste à la parole. Pour mémoire : « Attaque, attaque, attaque » (autrement dit, ne pas se défendre ni se justifier) ; « N’avoue rien, nie tout » (autrement dit, ne jamais admettre ses actes, même illégaux et immoraux) ; « Ne t’avoue jamais vaincu » (autrement dit, toujours revendiquer la victoire, même en cas de défaite patente). Or, faut-il le préciser, ces trois règles sont le déploiement an-éthique de la logique du type 3. Nous y reviendrons.
Ces normes sont au service de la motivation première, apparemment très altruiste, même si elle est insupportablement américano-centrée : le bien des États-Unis. Elle peut s’énoncer sous la forme d’une déclaration d’intention : « Ce que je fais, je le fais pour l’Amérique », d’un slogan (celui de Reagan) : « Rendons à l’Amérique sa grandeur », ou d’une prière : « God bless America ». Mais ne nous y trompons pas. Non seulement il s’agit d’une certaine Amérique, très située politiquement, culturellement, valoriellement ; non seulement il s’agit de la relecture biaisée de Trump ; mais surtout, il ne s’agit au fond que de sa vision du pays. Tous les dictateurs l’ont dit : « L’État, c’est moi » (et les abuseurs au sein des communautés de même : « La communauté, c’est moi »). En prétendant avoir (seul) la vision du bien de la collectivité dont il a la responsabilité, ils identifient le bien commun à leur bien propre, donc l’apparent service désintéressé d’autrui à un culte très gratifiant de leur propre personne. Ils nient ainsi le caractère essentiellement pluriel et dialogal de la démocratie – ce qui ne signifie en rien relativiste. Si la monarchie est si peu recommandable, ce n’est pas seulement parce qu’elle interdit la légitime participation de tout citoyen au gouvernement, mais parce qu’elle déifie une personne qui finit par confondre sa vision personnelle avec la visée commune.
Il faut ajouter une troisième composante qui invite (à) une lecture non plus politique, mais théologale. Cohn agit comme le Tentateur. En effet, typique est la tactique particulièrement destructrice par laquelle il piège Trump et établit son emprise presque définitivement sur lui. Alors que, non sans naïveté, nous imaginons la tentation comme un glissement furtif et progressif du désir vers la démesure et donc la transgression (ce qui, de fait, est souvent le cas), cette tactique prend, chez les grands « tentés » la forme tout opposée d’une compromission immédiate, gravissime et apparemment irréversible (conduisant celui qui chute à une désespérance qui verrouille son âme et l’immunise contre le salut). Or, dès leur première rencontre, Cohn force le très sobre Trump à boire jusqu’à l’enivrer et l’oblige à s’identifier à un « queutard ». Dans un deuxième temps, en dévoilant ses manigances, l’avocat corrompu, loin d’être imprudent, fait de Trump beaucoup plus qu’un confident ou un témoin, il en fait un complice qui ne pourra plus revenir en arrière sans s’avouer qu’il a consenti au pire. Enfin, Roy Cohn asseoit ces attitudes perverses librement consenties sur une philosophie de vie elle-même consciemment élaborée. Elle se traduit par la négation des trois transcendantaux : le vrai (« Il n’y a pas de vérité » ; « La réalité, ça se construit »), le bien (« Il n’y a pas de bien ou de mal. Pas de moralité ») et le juste (« Ce qui compte, c’est de gagner » ; « le gagnant est un tueur » ; « le monde se divise en deux : les killers et les losers »). Rappelons-le, le démon n’est homicide depuis l’origine que parce qu’il est menteur, là encore « depuis le commencement » (Jn 8,44). C’est par un mensonge qu’il a trumpé, pardon, trompé (oui, elle est facile !), l’homme dans le récit de la chute (cf. Gn 3). La volonté de l’homme ne se détourne du bien que parce que son intelligence s’est aveuglée au vrai (ce qui ne signifie surtout pas que la vertu est science). La chute est la conséquence du « chut » face à la vérité.
Dès lors les trois préceptes s’éclairent et révèlent toute leur charge destructrice. En effet, ils mélangent une part anthropologique et éthique légitime (l’ambition et même la grande ambition que recueille et ordonne la vertu de magnanimité) avec la part vicieuse que sont le mensonge et l’improbité. Pire, ils croisent le désir infini de réussite, donc d’auto-promotion de son égo, avec le mensonge lui-même infini qui, dans son refus de toute reconnaissance de la vérité, devient indiciblement destructeur.
- Il y a une continuité entre l’apprentissage familial et l’apprentissage adulte de Cohn. Mais la saisie de la fabrique de Donald Trump demande à les déborder en amont et en aval.
En amont vers le profil caractérologique de Donald Trump. Comme pour Lee Miller, il peut être précieux de faire un détour vers cette puissante typologie qu’est l’ennéagramme. Trump adopte tous les traits du type 3 (parfois étiqueté, non sans réduction, « arriviste ») jusqu’à la caricature ou plutôt jusqu’à la désintégration. Autrement dit, il incarne la base 3 en sa plus grande compulsivité et donc en sa plus haute toxicité). Le meilleur signe psychologique en est la toute-puissance – « Je n’ai plus besoin de dormir », dit celui qui, contre tout avis médical, est devenu accro aux amphétamines –, donc le déni des limites, externes – « Tu te développes trop vite », lui disent ses partenaires et Roy Cohn à propos d’Atlantic City –, physiques – le déni de sa calvitie – et psychologiques – c’est ainsi le refuse toute vulnérabilité, alors qu’il pleure la mort de sa mère : « Je vais bien », et que son épouse lui donne l’autorisation – « Tu n’es pas obligé d’aller bien ». Et les principales expressions éthiques sont l’utilitarisme et, nous l’avons dit, la malhonnêteté et le mensonge [1].
Or, et nous nous tournons ici vers l’aval, la chute morale ne se fait jamais sans le refus coupable d’écouter sa conscience. Donc, la désintégration est impossible sans l’intervention de la liberté qui y consent (cas pathologique à part). Autrement dit, si Roy Cohn est le diable, le jeune Donald Trump est son suppôt. En ce sens là, il est juste de parler d’« un pacte faustien » entre l’élève et le maître qui se mire en lui comme le double qui accomplit ses ambitions. En ce sens aussi, l’apparente ingratitude du disciple à l’égard de son mentor n’est que le reflet de l’utilisation cachée de Cohn qui n’a « créé » Trump que pour se prolonger en lui.
Parce qu’il nous raconte la fabrique d’une personnalité narcissique grand format, donc, répétons-le, pour sa cohérence interne et non pour son adéquation externe à un réel que j’ignore [2], le film mérite d’être vu.
Pascal Ide
[1] J’ajoute que, vu du dehors, Trump paraît présenter de nombreux traits narcissiques. Or, les personnalités narcissiques (au sens psychiatrique) s’installent de manière très précoce. Dès lors, la part accordée à l’apprentissage de Cohn doit probablement être minimisée au profit de mécanismes plus anciens, plus obscurs et plus pathologiques.
[2] Sur la fabrique familiale de Donald Trump, cf. l’ouvrage de sa nièce Mary qui est la fille de Fred Jr. et est docteur en psychologie (Mary L. Trump, Too Much and Never Enough. How my Family Created the World’s Most dangerous Man, New York et al., Simon & Schuster, 2020 : Trop et jamais assez. Comment ma famille a fabriqué l’homme le plus dangereux du monde, trad. Valérie Le Plouhinec et Julie Sibony, Paris, Albin Michel, 2020). Sa thèse est que son oncle est devenu celui qu’il est, avec le pouvoir qui est le sien, à cause d’une enfance traumatique. Sa mère est devenue malade lorsqu’il avait 2 ans et demi et l’a privé du contact aimant dont il avait besoin. Son père, Fred, seul disponible, était en réalité accaparé 12 heures sur 24 et 6 jours sur 7 par l’entreprise Trump Management, laissant l’enfant à lui-même. Surtout, il était « incapable d’empathie » : « L’amour ne signifiait rien pour Fred ; il attendait seulement de l’obéissance, c’était tout ». Conséquence : « Donald a souffert de déprivations qui le marqueront à vie ».
En 1973, le jeune Donald Trump (Sebastian Stan) travaille pour son père, Fred Trump Sr (Martin Donovan), magnat de l’immobilier. Plus jeune membre d’un club newyorkais fréquenté par des personnes très riches, il y rencontre Roy Cohn (Jeremy Strong), un avocat controversé connu pour avoir poursuivi les Rosenberg, et se plaint que le gouvernement fédéral enquête sur son père pour discrimination contre les locataires afro-américains. Après avoir refusé, Cohn propose finalement son aide, attiré par la personnalité de « Donnie ». Alors que l’accusation possède de solides preuves en faveur de la discrimination raciale, Cohn remporte le procès contre la ville de New York, en faisant chanter ait le procureur principal grâce à des photos montrant sa pratique homosexuelle interdite pour un haut fonctionnaire de l’État.
À partir de ce moment, Trump considère que Cohn est un meilleur mentor que son père et tombe sous sa coupe. L’avocat lui enseigne tout : comment bien s’habiller et comment entretenir ses relations avec les médias. Et surtout, il lui transmet ses « trois règles » : toujours attaquer, ne jamais admettre ses actes répréhensibles et toujours revendiquer la victoire, même en cas de défaite. En même temps, Trump qui est homophobe découvre avec effarement lors d’une soirée décadente que Cohn cache son homosexualité.
Poursuivant ses desseins urbains pharaoniques, Trump veut transformer l’hôtel Commodore abandonné du centre-ville de New York, près du Grand Central Terminal, en un Hyatt. Pour son projet, il a besoin d’un abattement fiscal de 160 millions de dollars. De nouveau, Cohn intervient en utilisant des cassettes audio de chantage de fonctionnaires. Trump l’emporte donc au grand dam des défenseurs des pauvres qui, eux, sont imposés.
Dès lors, Trump entretient des relations complexes avec sa famille. D’abord, il ne demande pas l’autorisation de construire à Fred et construit la luxueuse Trump Tower, ce qui conduit les médias à mépriser les réalisations de son père, lui préférant les réussites du fils, magnat à succès. Ensuite, à l’image de son père qui a honte de son fils aîné Fred Jr. (Charlie Carrick) devenu pilote de ligne et alcoolique, Donald prend de la distance avec lui. Enfin, il tente de contrôler la fortune familiale, manipulant son père qui est devenu sénile et écartant sa mère Mary Anne (Catherine McNally), qui est une immigrée écossaise.
Trump tombe amoureux de la mannequin tchèque Ivana Zelníčková (Maria Bakalova) alors qu’elle et ses amies tentent d’entrer dans son club de Trump. Alors qu’elle est fiancée, il réussit à la séduire et se marier avec elle. Mais, très vite, il est irrité par ses ambitions de devenir une éminente décoratrice d’intérieur et de contrôler sa vie. Finalement, il devient violent à son égard et la viole, tout en continuant à se montrer avec elle en public.
En parallèle, désormais Trump est découragé d’utiliser ces pilules par son médecin, avec qui il discute de son obésité et.
Trump a des relations controversées avec le nouveau maire Ed Koch (Ian D. Clark) et a des problèmes avec ses casinos d’Atlantic City, qui, selon Cohn, étaient imprudents et se développaient trop rapidement.
Sous l’ère Reagan, Trump célèbre l’esprit de cupidité tout en critiquant les syndicats, les bénéficiaires de l’aide sociale et d’autres pour leur cupidité, et affirme que l’Amérique doit être plus forte, au lieu de manquer de respect aux nations étrangères. Cohn exprime des sentiments similaires, fustigeant les libéraux et se présentant comme le gardien de l’esprit américain, tout en attaquant les règles, la morale et la vérité. Roger Stone (Mark Rendall), assistant de Trump et Cohn, approuve l’un des slogans de Reagan, « Rendons à l’Amérique sa grandeur ». Face à la radiation, Cohn développe le sida mais le nie publiquement ainsi que son homosexualité. Son amant Russell Eldridge (Ben Sullivan) développe également le SIDA et Cohn demande à Trump d’héberger Russell au Hyatt. Trump finit par expulser Russell et prétend que les invités s’étaient plaints ; cependant, Donald a développé une peur des germes et ne veut pas s’approcher de son ancien mentor. Cohn réprimande Trump dans la rue, le traitant de fraudeur ingrat.
Ils finissent par se réconcilier quelque peu, alors que Trump, après la mort de Russell, emmène Cohn en Floride et fête son anniversaire ; il donne à Cohn des boutons de manchette en diamant de marque « Trump ». Ivana informe Cohn lors de son dîner d’anniversaire que les diamants sont des contrefaçons en zirconium. Donald fait rouler un gâteau étoilé pour célébrer Roy, qui après l’avoir regardé se met à pleurer, s’excuse de table et meurt le lendemain matin.
Donald n’assiste pas aux funérailles de Roy et subit à la place ses chirurgies de liposuccion et de réduction du cuir chevelu. Il rencontre ensuite le nègre de son autobiographie, The Art of the Deal, et adopte les trois règles de Cohn pour gagner en tout. Trump songe à devenir président, parle de la supériorité génétique des vainqueurs et s’étend sur sa propre grandeur tout en regardant au loin l’horizon de New York.