Film américain de science-fiction de Ridley SCOTT, 2015.
Thème principal
La solitude
Thèmes secondaires
Le quatrième film de science-fiction du cinéaste américain Ridley Scott peut être lu comme une riche et stimulante méditation sur la solitude : depuis les premières images – le lever de soleil sur Mars isolé dans l’espace, et le premier échange entre les passagers de la mission Ares III qui se solde par une rupture de communication sans conséquence : Beth Johanssen (Kate Mara) coupe le micro – jusqu’à la dernière scène où Mark le martien, seul au milieu des étudiants en astrophysique, comme une étoile ceinte par les satellites qui gravitent autour d’elle, a cette formule qui résume son diagnostic : « L’espace n’est pas coopératif ». Est-ce si vrai ? Seul l’homme introduit-il du lien ? Déclinons les multiples formes de solitude dont nous parle, passionnément, le film.
1) La solitude cosmique
Mars apparaît isolé dans le silence de ces espaces infinis qui effraie le libertin (ou, pourquoi pas, Pascal lui-même). Doublement. Planète éloignée de sa consœur Terre de quelque 84 millions de kilomètres, elle est isolée dans l’espace. Offrant son visage d’origine, elle n’a pas changé dans le temps : dénuée de toute tectonique des plaques, elle ne se renouvelle pas – d’autant que, privée de toute ceinture magnétique protectrice, elle subit passivement les impacts de tous les astéroïdes extramartiens, la criblant de quelque 380 000 cratères.
Néanmoins, cette solitude n’est qu’apparente. D’abord, la planète rouge est réellement connectée aux autres planètes rocheuses (terrestres), mais aussi gazeuses (joviennes), et, plus encore, au Soleil, par la force de la gravitation heureusement qualifiée d’universelle. C’est d’ailleurs par la même énergie que l’équipage du vaisseau Hermes pourra venir récupérer Mark Watney (Matt Damon).
2) La solitude biologique
Mars, planète abiotique, plus, hostile à la vie, va produire aliments, eau, oxygène, indispensables aux êtres organiques. Quel bonheur quand surgit la première plantule qui, aussi vulnérable qu’improbable, surgit du sol dopé des fecès humains ! La solitude est ici celle du vivant pionnier, sans précédent, mais non sans successeur, car le plan de pomme de terre est féconde d’une multitude et suscite en retour la gratitude. Au terme, avec quel respect plein de reconnaissance, Mark caresse du même geste, l’héroïque feuille qui surgit du sol, porteuse de l’espoir de rester en vie et, plus encore de l’espoir de propager la vie.
3) La solitude psychologique de Mark
La conséquence de cette double solitude, cosmique et biologique, entraîne la solitude psychologique de Mark. Elle est d’abord celle du cosmonaute blessé – et, dans ce contexte, mortellement blessé – par l’antenne que la tempête transforme en javelot. Il devra trouver en lui et en lui seul les ressources pour faire cesser au plus tôt l’hémorragie de ce rouge vital de son sang qui s’écoule sans retour vers le rouge guerrier de cette planète à la poussière meurtrière (nous ne dirons rien de l’impossibilité métérologique d’un tel vent sur Mars, impossibilité sur laquelle on a largement glosée et assumée par les auteurs du roman comme du film). Elle est ensuite celle d’un homme qui sait qu’Ares IV, la prochaine mission habitée sur Mars n’arrivera que dans quatre ans et que le dôme qui l’héberge n’offre de moyens que pour trente jours. Il décide donc de cultiver les pommes de terre à l’intérieur de l’habitat.
Autrement dit, ce qu’il ne peut attendre de l’autre, Mark doit le puiser en lui. Féconde solitude qui se transforme en source. Plus encore, cette solitude est en réalité peuplée : du matériel technologique et des connaissances qui sont autant de sédimentations de culture, donc d’une histoire qui nous porte (de même Robinson Crusoé apporte sur son île les outils rescapés du naufrage) ; du souvenir motivant de retrouver les siens ; surtout de l’immense espoir d’être connecté. Ce qui conduit Mark à la belle invention de cet alphabet hexadécimal, pour entrer en communication avec la Terre. En retour, l’un des moments les plus émouvants du film est le bouleversement qui se produit chez l’astronaute botaniste lorsque la Nasa entre en contact avec lui. Brusquement, en un instant, l’homme le plus isolé de l’univers devient l’homme le plus connecté. Pas seulement parce qu’il est inondé d’un flux et d’un afflux de messages, jusqu’à celui, incontournable, du Président des Etats-Unis lui-même, mais parce que l’humanité entière, tournée vers Mark, dit son désir qu’il soit sauvé, et donc son prix inouï. Par le biais des nouvelles technologies, Vendredi s’invite, et par myriades, sur l’île du Robinson martien. D’ailleurs, son sauvetage ne se fera qu’au prix d’une solidarité nouvelle avec chaque savant de chaque pays, au-delà des stérotypes, des césures, voire des inimitiés – la coopération improbable avec la CNSA, l’agence spatiale chinoise, étant ici exemplaire.
Que l’on nous permette ici de faire valoir une remarque critique, une seule. On sait que, sans pouvoir parler, l’homme ne peut que devenir fou et, sans pouvoir communiquer, il perd tout sursaut vital pour sombrer dans le plus sombre des désespoirs. Toutefois, Ridley Scott ne s’attarde pas sur cette dépression, pourtant inévitable, même s’il a cette belle trouvaille du journal intime que Mark laisse à la postérité sous la forme de vidéos. On a justement rapproché Seul sur Mars d’un autre qui narre une autre robinsonnade contemporaine, jusque dans le titre français qui fait écho : Seul au monde. Mais Zemeckis (tiens, le réalisateur de Contact, qui raconte l’histoire d’une connexion avec le monde extraterrestre…) montrait, avec plus de réalisme, son héros, Jack, tenté par le suicide et s’inventant un frère de sang, Wilson, avec le ballon de football. Notre McGyver martien est trop battant pour montrer qu’il est abattu. Tout de suite, il doit lutter pour échapper à la mort et, même lorsqu’une déchirure de son habitat déclenche une décompression brutale, manque de peu de tuer Mark, détruit son champ de pommes de terre, stérilise définitivement le sol utilisé pour sa culture et le condamne à un rationnement draconien jusqu’à l’arrivée du prochain équipage, il rebondit sans tarder. Or, en manquant cette profondeur affective de la solitude à laquelle il substitue l’agitation effective et, de fait, efficace, le cinéaste a aussi manqué de nous montrer le vis-à-vis et témoin de cette solitude : Mars dans sa beauté imprenable. M’a manqué ce moment où, dans une sublime nostalgie, l’esseulement métaphysique du premier colon aurait consoné avec l’heccéité esthétique de ce monde étrange avant d’être étranger…
4) La solitude du chercheur
Encore plus originale est la mise en scène d’une solitude rarement nommée comme telle : celle du chercheur-« trouveur », Rich Purnell (Donald Glover). Le spécialiste de l’astrodynamique, propose de sauver Mark en faisant appel à l’équipe d’Hermès. En effet, le principal enjeu est le gain de temps, afin que Watney n’épuise pas son stock de nourriture ; pour cela, la navette spatiale peut profiter de la gravitation terrestre, afin d’accélérer et de se diriger à nouveau vers Mars ; il suffit alors qu’elle se charge des vivres durant son survol de la Terre. Or, cette solution est à la fois validée par simulation, selon les voies usuelles de la démarche scientifique, et inédite, hors toute conception commune. Un signe en est que Teddy Sanders rejette ce scénario. Ainsi, Rich a pu inventer son plan parce qu’il travaille en dehors des circuits balisés. D’ailleurs, cet « autisme » relatif le protège aussi de tout désir de séduire et, sans nulle conscience qu’il parle à une autorité comme le directeur de la Nasa, de lui expliquer son idée comme il l’exposerait à un enfant. Bienheureuse et féconde solitude !
Une nouvelle fois, nous constatons que solitude n’est pas synonyme d’isolement et peut être la condition d’une fécondité.
5) La solitude politique de Teddy
Il y a une solitude plus grande et moins fructueuse : la solitude politique du chef, qui se traduit principalement par le fait qu’il lui revient non seulement de décider, mais d’endosser la responsabilité de la décision – plus encore, lorsque, en matière contingente, plusieurs voies se dessinent et que les avis se contrastent, jusqu’à s’opposer parfois durement.
Une telle solitude est mise en scène dès le début, lorsque Melissa Lewis (Jessica Chastain), chef de la mission Ares III, s’oppose au groupe, notamment à Mark, puis, bien plus grave, décide, la mort dans l’âme, d’abandonner Mark. Elle est aussi le partage de Teddy Sanders. Mais, pour être politiques, ces deux solitudes ne sont pas équivallentes. La première s’affirme contre les autres, la seconde, sans les autres.
Lorsqu’il apprend que Mark a survécu à son accident, le directeur de la Nasa décide froidement de l’abandonner, sans chercher un instant les moyens de le rapatrier à temps, assuré qu’il ne pourra survivre jusqu’à la prochaine mission. Simple pragmatisme ? Par contraste, tout autre est l’attitude du directeur du programme martien, dont la première réaction est, tout au contraire, de se demander ce que ressent Watney. Et c’est en se représentant ce que celui-ci vit qu’il trouve la solution et l’énergie pour faire aboutir son projet. Loin d’aveugler, la compassion est une intelligence du cœur qui dope l’intelligence rationnelle.
Plus tard, le directeur ordonne de ne rien révéler aux autres membres de l’équipage d’Ares III qui retournent vers la Terre à bord du vaisseau spatial Hermes, afin d’éviter qu’une perte de moral n’affecte le déroulement de leur mission, mais il n’anticipe à aucun moment la grave culpabilité qui ronge Melissa. Comme toute personne peu sensible, il ne peut s’imaginer qu’elle soit affectée par la perte d’un de ses compagnons.
Enfin, Sanders refusera la proposition de Rich Purnell, d’abord, parce qu’il est déjà en possession d’un plan de secours : utiliser une fusée, dont la CNSA, l’agence spatiale chinoise, lui dévoile l’existence et qui est capable d’emporter une charge utile jusque sur Mars ; ensuite et surtout, parce que ce plan B mettrait en péril les six membres de la mission Ares III, au lieu d’un seul. Or, une telle argumentation, là encore pragmatique, est aussi utilitariste : elle ignore que l’homme n’est pas une machine égoïste, mais aspire à se dépasser dans le don de soi.
Bref, connectant au dedans l’affectivité à l’esprit, l’empathie connecte au dehors les personnes et conjure le mortel isolement. Inversement, cet animal à sang froid qu’est Sanders s’est coupé de sa source affective et, ce faisant, des autres. Entouré de tous, il vit paradoxalement esseulé : dans la liesse générale – dont les Américains ont le secret –, les retrouvailles finales lui arrache une esquisse d’ébauche de sourire… Faut-il s’étonner de ce que, ayant rejeté autrui, autrui finisse par le rejeter et qu’il soit désinvesti de la prochaine mission ?
6) La solitude morale de Melissa
Pourtant, il y a une solitude encore majeure et proprement éthique : celle de la faute, réelle ou supposée : Melissa Lewis ne s’en remet pas d’avoir abandonné son coéquipier Mark Watney. Peu importe l’équipage d’Hermes qui l’entoure et la soutient avec chaleur, la même tristesse accablée fige son beau visage dans une culpabilité sans retour. Même lorsqu’elle apprend que Mark a survécu, même lorsque, dans une toute première parole, empreinte de délicatesse, il la déculpabilise, le chagrin ne cesse de l’écraser, et l’on devine que la même voix accusatrice ne cesse de retentir en elle. Certes, dans ce besoin de réparation elle puise l’énergie de repartir pour un nouveau séjour dans l’espace de 500 jours et d’ainsi renoncer au bonheur légitime de revoir sa famille plus tard, de soutenir le projet fou de provoquer une explosion d’une partie du modèle d’Hermes (et ainsi d’adapter sa vitesse à celle de la fusée Ares IV empruntée par Mark) et enfin d’exposer sa vie en effectuant une sortie extra-véhiculaire. Mais peut-on réduire l’intention de ce sauvetage presque suicide à cette motivation narcissique d’apaisement de sa conscience torturée ? La solidarité du reste de l’équipage qui, lui, n’est pas rongé de ce même remords, atteste le contraire. De plus, Melissa est toujours apparue comme une femme de conviction et d’idéal. Surtout, c’est dans la rencontre finale avec Mark que le commandant du vaisseau retrouve le sourire, et quel sourire ! Le sauvetage de Mark est le salut de Melissa. « Rends-moi la joie d’être sauvé », chante le psaume 51 (verset 14).
Ainsi apparaît le plus haut sens de la solitude qui est le don de soi : être soi-même, pour pouvoir offrir ce soi. Quelle folie, quelle folie d’amour peut donc pousser les habitants d’une planète entière à tout donner, au moins en empathie (par écrans interposés), pour qu’un seul homme soit sauvé ? Comment alors ne pas se souvenir que tous sauvent l’un des leurs parce que, d’abord, un jour, un homme, un seul, a sauvé toute l’humanité, en donnant sa vie « jusqu’à l’extrême » (Évangile selon saint Jean, chapitre 13, verset 1) ? Et l’agnostique Ridley Scott ne l’évoque-t-il pas, discrètement, mais concrètement,lorsqu’il fait de la consomption d’une partie du bois de la croix laissée par le major Rick Martinez (Michael Peña), le point de départ de l’oxygène, source de toute vie ? L’Adam martien a besoin du nouvel Adam qui transcende les lieux et les temps.
Le film met donc en scène différentes formes de solitude et, non sans forcer un peu le sens, le français n’est pas dénué de ressources pour les distinguer : isolation (physique ou intellectuelle), isolement (psychologique) et esseulement (politique, mais surtout morale). Surtout, il permet de les graduer, de la plus toxique (pas seulement celle, extérieure, d’un environnement inamical, mais surtout celle, intérieure, de la culpabilité mortifère) à la plus féconde (pas seulement celle d’où jaillit la vie biologique, mais surtout celle qui va susciter la réponse généreuse de l’humanité). Le solitaire de Mars devient solidaire de toute la Terre.
Pascal IDE
Lors d’une expédition sur Mars, l’astronaute Mark Watney (Matt Damon) est laissé pour mort par ses coéquipiers, une tempête les ayant obligés à décoller en urgence. Mais Mark a survécu et il est désormais seul, sans moyen de repartir, sur une planète hostile. Il va devoir faire appel à son intelligence et son ingéniosité pour tenter de survivre et trouver un moyen de contacter la Terre. A 225 millions de kilomètres, la NASA et des scientifiques du monde entier travaillent sans relâche pour le sauver, pendant que ses coéquipiers tentent d’organiser une mission pour le récupérer au péril de leurs vies.
Pascal IDE