Quelques minutes après minuit
Quelques minutes après minuit (A Monster Calls), film fantastique américano-hispano-canado-britannique de Juan Antonio Bayona, 2016. Avec Lewis MacDougall, Felicity Jones, Sigourney Weaver, Liam Neeson. Inspiré du roman éponyme de Patrick Ness (qui est aussi le scénariste du film) et Siobhan Dowd, trad. Bruno Krebs, illustr. Jim Kay, Paris, Gallimard jeunesse, 2012.
Thèmes
Deuil, rêve, guérison.
Quelques minutes après minuit paraîtra un conte simpliste pour enfant, à la fin prévisible, entre film d’apprentissage et récit cathartique. En fait, loin d’être simpliste, l’histoire est simple, ou plutôt double, comme l’est la nature humaine. Et loin d’être prédictible, elle sait nous étonner jusque dans la dernière scène.
Il ne faut pas être Sigmund Freud pour comprendre que, ne manquant nulle occasion de rejoindre le lit maternel, Conor n’a pas véritablement eu l’occasion de régler son complexe d’Œdipe et vénère d’autant plus sa mère qu’il s’est parentalisé et donc s’interdit de la quitter comme il lui interdit toute autre aide, notamment celle de sa grand-mère.
Il n’y a pas non plus besoin de s’appeler Carl-Gustav Jung pour déchiffrer que, dans les cauchemars hantant ce jeune irlandais très probablement catholique Conor O’Malley, la chapelle représente ce lieu matriciel protecteur, et que son effondrement est celui du monde sécurisant dont a besoin un jeune garçon abandonné par sa mère qui se meurt et par son père qui s’est marié par insouciance, voit son fils par jeu et ne peut s’engager par immaturité ; que, contre le monstre rampant qui ronge sa mère, il lui faut le monstre dominant qui l’écrase, et que King Kong ou Gulliver chez les Lilliputiens sont la figure paternelle de substitution qui le protège de ses méchants camarades d’école et de la non moins odieuse grand-mère ; enfin, que le paysage disponible à sa fenêtre lui offre le couple éminemment symbolique de cette basse chapelle et de cet arbre (doublement) dressé.
Comment l’inconscient particulièrement créatif de Conor ne ferait-il pas de cet if puissant porteur de la promesse de la vie un être vieux et sage comme le monde dont il a si cruellement besoin ? Or, si énigmatique soit le langage onirique, il est cohérent. Pourtant, un détail cloche. Pourquoi ce monstre au fond rassurant (« Je n’ai pas peur », dit Conor de lui) fait-il le contraire de ce à quoi le jeune garçon aspire ? S’il est le produit de ses rêves, pourquoi défaille-t-il tant à les réaliser ? Pourquoi raconte-t-il ces drôles de contes qui ne font qu’à moitié rêver où une sorcière peut être bonne et un prêtre est au minimum ambivalent et au maximum méchant ? Pourquoi, alors que les traitements se succèdent, plus inefficaces les uns que les autres, l’ultime, aussi inattendu qu’espéré, qui provient de l’essence même de l’if, cet arbre légendaire qui semble être son ami, échoue-t-il à son tour ? Plus encore, pourquoi, à un Conor en pleine santé qui lui reproche « Je t’ai appelé pour que tu la guérisses », le Monstre répond-il non sans emphase cette phrase absurde, voire révoltante : « Non, pour te guérir, toi » ?
Pour répondre à ces multiples questions, il faut suivre une autre trame narrative que l’histoire de Conor : celle de sa mère. Comme les personnages qui peuplent ses rêves, celle-ci n’est pas ce qu’elle paraît être. Elle n’est pas cette femme dénuée de ressources qui laisse son enfant tout gérer et tout décider. Elle est une maman qui, si aimante soit-elle et justement parce qu’elle l’est, sait qu’elle ne peut que frapper, sans se lasser, à sa porte et attendre qu’il accepte qu’il l’ouvre. Elle a appris de cette maladie imprévisible que l’on maîtrise peu de choses et surtout pas le temps. Elle a aussi appris de sa mère trop rigide, que le veuvage a peut-être endurcie, que tout contrôler conduit à tout perdre (d’où la destruction symbolique du salon). Aussi, après avoir tout préparé, se contente-t-elle d’accompagner son fils et marcher à son pas. En découvrant au terme que Conor a hérité du même talent pour les arts plastiques que sa mère – l’aquarelle pour celle-ci, le dessin pour celui-là –, spectateur ébaubi et, plus encore, bouleversé, découvre plus encore que cette mère très prévenante a raconté de nombreuses histoires que son fils a tellement mémorisées et intériorisées qu’il croit les avoir inventées lui-même. Si Conor s’est centré sur l’if, c’est d’abord sa maman, passant par la médiation de l’image, d’autant plus efficace qu’elle était (aussi) non verbale, qui avait centré son attention sur l’arbre. L’arbre-Monstre-médecin-pédagogue n’était pas son seul inconscient, mais son inconscient secrètement fécondé par sa mère.
Allons plus loin et osons une hypothèse : la figure si originale du Monstre n’est-elle pas directement empruntée à la seule personne dont l’absence est elle-même lourd d’enseignement, le grand-père ? Plusieurs signes la confortent : lors de la superbe scène de réconciliation finale où la mère-médiatrice fait le lien entre Conor et sa grand-mère – plus, passe le témoin –, le regard serein et complice de la mère souriante se porte vers l’if guérisseur que, pourtant, seul Conor est sensé voir ; dans la chambre que la grand-mère a soigneusement confectionnée pour accueillir Conor, la présence de la photographie de Liam Neeson qui, tout en donnant sa voix à la créature onirique, ne peut être un autre que le grand-père ; la symbolique contrastée de cet homme peu commode qui, néanmoins, emprunte au végétal (et non à l’animal), sa patiente douceur qui devait contrebalancer une femme maniaque transformant sa maison en musée et multipliant les horloges qui fixent le temps en le figeant ; enfin, la dernière image du livre d’aquarelles qui représente, tranquillement et triomphalement juchée sur l’épaule de l’if géant, une jeune fille dont tout donne à penser qu’il s’agit de la maman tant aimée et si sécurisée par ce père trop vite parti, lui aussi.
Mais, sous le couvert de bonnes intentions, la mère n’a-t-elle pas fait intrusion en incrustant ces souvenirs dans la mémoire de Conor ? Ce serait oublier que les images archétypales font partie du bien commun de l’humanité – sans avoir besoin de croire à un inconscient collectif qui semble trop concéder au panthéisme – ; ce serait aussi oublier que, si la sagesse populaire, confirmée par Bruno Bettelheim, garde jalousement certains contes, elle les trie pour leur potentiel médicinal. Narratif rime ici avec curatif. Ce n’est pas un hasard si Patrick Ness, scénariste du film autant que coauteur du roman éponyme, s’est refusé à donner un prénom aux personnages de l’intrigue autres que Conor : en leur laissant la dénomination totalement transculturelle de « maman », « papa » et « grand-maman », il rend le conte à sa destination qui est universelle. On ne dira jamais assez que l’imaginaire exerce une mission non pas d’abord d’évasion (dont le besoin s’est accru dans notre société d’hyperconsommation et de frustration), mais de dilatation de nos désirs et de stimulation de nos ressources, notamment d’autoguérison (« Croire, c’est guérir un peu »).
Dès lors, la leçon de vie que cette maman si providente veut donner à son fils ne peut plus être cette illusion toute-puissante du désir d’immortalité, mais celle du consentement à une vie complexe, c’est-à-dire composée de lumières et d’ombres. L’ombre, c’est la mort, inéluctable qui frappe toujours de manière incompréhensible. Mais la lumière, c’est la vérité, la vérité encore plus inexpugnable. Et l’accueil de cette lumière par le cœur de son enfant, c’est ce que la maman ne peut commander. Elle ne peut qu’y préparer. Quelle vérité ? La complexité humaine : « Une part de toi voudrait que tu la lâches, et une autre non » ; « Tu le pensais et tu ne le pensais pas ». Le film ne fait pas l’apologie du « travail de deuil » considéré, de manière stoïcienne (et simpliste, au sens où l’entendait l’introduction), comme un consentement à la mort. La vérité est autrement ambiguë, et riche. Ainsi que le disait la phrase ouvrant le film, Conor est encore « ce petit garçon qui est trop vieux pour être un petit garçon et trop jeune pour être un adulte ». D’un côté, il paraît très généreux, jusqu’à tout sacrifier pour que sa mère soit sauvée. Toutefois, en la protégeant de la souffrance et du trépas, c’est aussi et d’abord lui-même qu’il protège, de la perte et du déchirement (« Ce sera dur. Plus que dur »). Cette absence de pureté (autrement dit, ce mélange) d’intention dans le bien vaut aussi pour le mal. Le jeune garçon se croit responsable de la mort de sa mère : il n’a pu la retenir de sombrer dans le gouffre irréversible ; il veut donc se punir et disparaître avec elle dans l’abîme.
Or, en acceptant humblement cette ambivalence, Conor peut accueillir cette grand-mère, qui n’est pas si psychorigide qu’elle ne puisse accepter le compromis, qui ne tient pas tant à ses objets qu’elle ne puisse renoncer à sa colère et lui dire « ce n’est rien » ; plus encore, il peut lui demander pardon « pour le salon et pour le reste » et reconnaître que, au-delà des différences, ils possèdent « une chose en commun : ta maman ». De sorte que, sur fond de train qui passe – comme la vie – et de ciel qui pleure – comme son cœur –, ils se rejoignent, s’embrassent et acceptent de cheminer ensemble. Non sans que la grand-mère aimante fasse le premier pas, en préparant la chambre à l’image et selon l’attente de son petit-fils, tout en laissant place à cette liberté qui ouvre à l’inouï. Alors, enfin, Conor peut céder à la tristesse et laisser les larmes couler – et comment ne pas saluer certes l’extraordinaire jeu de ce jeune acteur inconnu, Lewis MacDougall, mais aussi la direction de cet acteur qui porte tout le film ?
Avec cette histoire de géant médiateur et guérisseur, avec ce chiasme réussi d’introspection riche en émotions et de grand spectacle riche en images, comment ne pas songer au BGG (Steven Spielberg, 2016), surtout que Juan Antonio Bayona se présente, jusque dans sa manière de filmer, comme un fils spirituel de l’immense réalisateur américain ? D’ailleurs, autant celui-ci se passionne pour les relations père-fils, autant celui-là s’est penché dans ses trois films sur le lien mère-fils.
Avec cette histoire d’un enfant sensible et tourmenté qui doit naître à un sentiment non plus simple comme la joie ou la tristesse, mais complexe comme la vie, comment ne pas songer à un autre film de deuil, certes, beaucoup moins dramatique, mais qui s’achève aussi par la découverte, plus, l’épreuve (au double sens du terme : ressentir et tenter) d’un riche sentiment composé (des cinq émotions fondamentales), la nostalgie – je veux parler du dernier film d’animation sorti des studios Pixar, Vice-Versa (Pete Docter, 2015) ?
Avec cette histoire de mère en apparence faible et dépassée, en réalité, très présente, enveloppante et prévoyante, qui consent à accompagner son enfant au plus près à l’insu même de l’accompagné, comment ne pas songer à une autre superbe intrigue, au moins aussi dramatique : Extrêmement fort et incroyablement près (Stephen Daldry, 2011) ?
Pour autant, le réalisateur de L’orphelinat et de The impossible nous conte et nous raconte une histoire inédite, avec un talent poétique, dramatique et scénaristique qui émouvra plus d’un. Au titre français Quelques minutes après minuit, on pourra préférer l’anglais qui en concentre la portée : A Monster Calls. En toi, il y a autre que toi au point que tu seras tenté de le considérer comme un monstre qui te fait peur et de le faire taire. Mais si tu l’écoutes, tu entendras qu’il t’appelle. Or, le verbe « appeler », en grec (kallein), est la racine de l’adjectif « beau » (kallos), qui est intimement lié au « bien ». Il t’appelle pour ton bien, il t’appelle au bien…
Pascal Ide
Conor O’Malley (Lewis MacDougall) est un jeune garçon de douze ans qui vit seul dans une maison avec sa mère (Felicity Jones) atteinte d’un cancer en stade terminal, alors que son père (Toby Kebbell) est parti refaire sa vie à Los Angeles. L’école se passe entre les cours où il dessine et la cour où il subit la persécution d’Harry et de sa bande. Lorsque, en accord avec sa mère, sa grand-mère maternelle (Sigourney Weaver) vient lui proposer de vivre chez elle, Conor réagit très fortement : il est persuadé que sa mère adorée guérira bientôt et que c’est son devoir de la protéger, voire de la sauver. C’est alors que, en plus de ces difficultés écrasantes, survient un cauchemar terrifiant : à minuit sept très exactement, il entend une voix l’appeler du dehors. Conor regarde par la fenêtre : l’if gigantesque du cimetière voisin se transforme en un monstre parlant (Liam Neeson) qui vient envahir son jardin et même sa chambre. Contre toute attente, il propose à Conor un étrange contrat : il lui racontera trois histoires, au terme desquelles le jeune garçon devra, à son tour, lui en raconter une. Une seule, mais avec un critère précis : elle devra dire la vérité, la vérité qu’il dissimule au plus profond de lui-même. Ce Monstre végétal serait-il finalement bienfaisant ? Fait de bois d’if, un arbre médicinal d’où l’on tire un ultime remède pour sa mère, serait-il capable d’apporter la guérison tant attendue ? Mais pourquoi tient-il tant à raconter des histoires et surtout à ce que Conor en narre une ?