Prête-moi ta main, comédie française d’Alain Chabat, 2006. Avec Alain Chabat, Charlotte Gainsbourg, Bernadette Lafont.
Thèmes
Célibat, mariage, famille, TM.
Ôte-moi ta main (Prête-moi ta main)
À l’instar du Prénom, la comédie Prête-moi ta main est un régal autant qu’un festival de TM [1].
Nous commenterons deux scènes : l’entrée dans le TM et sa sortie.
Une piteuse entrée
Dans la première scène [2], nous retrouvons toute la famille à table pour le déjeuner : Luis à un bout, la mère et les sœurs de chaque côté, les « pièces rapportées », c’est-à-dire les beaux-frères, étant en majorité rejetés à l’autre extrémité.
Luis, s’asseyant tranquillement, le ton doucereux, interpelant sa sœur qui est un peu éloignée en s’efforçant de ne pas interrompre les autres conversations. – Marie, Marie, mon linge repassé, tu l’as mis où ?
Marie, s’interrompant, changeant sa serviette de main, puis, le buste projeté en avant et, le fixant avec agressivité, pour lui lâcher son ras-le-bol. – J’ai envie de te répondre : dans ton cul !
Luis, sidéré et incrédule, regardant de côté, comme pour guetter la réaction des autres.
Marie, maintenant agressive, joignant le geste à la parole, la main droite inscrivant une ligne imaginaire sur son front. – Il n’est pas marqué boniche, là, maintenant. (et terminant son agression par un faux sourire pleines dents).
Luis, l’air faussement offusqué, tentant de le prendre à la rigolade, regardant d’abord ailleurs, puis revenant vers sa sœur, l’air de lui donner tort. – Du calme !
Marie, éclatant, le regardant de côté, hurlant en remuant la main devant elle en signe de refus définitif. – Non, pas calme, sûrement pas ! (se rongeant l’ongle de l’auriculaire, pour se ressaisir et repartir dans sa colère) Marre de m’occuper de ton linge, et de ton repassage, ces merdes-là. (le ton maintenant plaintif, fixant toujours devant elle, tout en le désignant de la main. Puis, les bras croisés) Comme si je n’avais pas assez de boulot à la maison. Avec l’autre qui n’en fiche pas une ramée ! (prenant de nouveau sa serviette)
Catherine, le ton chargé de reproche, la mine pincée et le regard aussi bas que le coup porté. – Ça, c’est vrai, c’est un assisté complet.
François, l’époux de Marie, l’air soumis du petit garçon qui ne veut pas se faire gronder. – Oh, oh, c’est pas vrai. J’aide quand même !
Marie, toujours rongeant l’ongle du petit doigt, le regard plongé dans ses pensées, puis l’arrêtant d’un geste autoritaire et méprisant, sans le regarder. – On parle de Luis, là ! C’est vrai, on est toutes là à régler les problèmes de Pipou. (alors qu’un plan montre son visage soudain inquiet et pensif, Marie le regarde, apparemment plus apaisée, mais soudain repart de plus belle) Les courses de Pipou, le repassage de Pipou, la bouffe aussi de Pipou… (criant) C’est bon ! Qu’il grandisse un peu maintenant ! (s’arrêtant, l’air exaspéré, rongeant compulsivement l’ongle de son annulaire)
Maxine, tentant de s’immiscer, dodelinant du chef. – Il faudrait déjà qu’on arrête de l’appeler Pipou. (Luis, le visage toujours inquiet de ce soudain orage)
Geneviève, intervenant avec un ton souverain et un sourire apaisant, mais sans réplique. – Maxine, ne te mêle pas de cela. Tu es trop jeune.
Axelle, s’immiscant mollement. – Elle n’a pas tort.
Marie, repartant, plus agressive que jamais, en affrontant Luis du regard et rampant comme pour bondir sur sa proie, d’un ton plein de menaces. – Je ne suis pas ta femme, Luis. Je suis ta sœur.
Carole, le ton colérique et pointant un doigt accusateur. – Nous, nous ne sommes pas ta femme.
Axelle, plus sereine, mais condescendante et non sans reproches. – C’est vrai Pipou, à quarante-quatre ans, il est temps de te trouver une petite femme qui va s’occuper de tout ça.
Approbation générale.
Luis, le visage contrarié, englobant d’un regard la table, le ton inquisiteur. – Non, mais attendez. D’abord, j’ai quarante-trois ans et qu’est-ce qui vous prend à partir en vrille tout à coup ?
Marie, explosant de colère. – Mais parce que ! Parce que, à quarante-trois ans, on doit être capable de régler son linge, son loyer, ses problèmes. (éclatant, les bras se levant comme pour une hola) La vie quoi ! (soudain, la voix criarde et plaintive, au bord des larmes) Moi, j’ai bientôt quarante ans et je me retrouve à materner tout le monde. (portant les mains à ses yeux et attirant des regards de compassion de ses sœurs) Je sens que je n’en peux plus ! (sanglotant désormais. Maxine, sa voisine, pose une main compatissante sur son épaule) Je suis out, là ! (de nouveau en colère et criant) J’en peux plus d’être entourée de bras cassés !
François, d’un ton de vague reproche. – Attends, Luis, il se débrouille quand même !
Marie, ouvrant la bouche d’intense stupéfaction devant l’étendue de l’incompréhension de son mari, et arrêtant Maxine qui cherche à la retenir par un geste apaisant. – Ah, je parle de toi, là !
Maxine, attaquant sans prévenir, le regard agressif tourné vers Luis. – Non, mais Luis n’est pas du tout prêt à assumer une femme, là. Il est complètement immature !
Luis, furieux. – Tu… tu parles de maturité ? Tu n’as même pas vingt ans !
Maxine, rétorquant sur le même ton. – Ah oui, beaucoup plus que toi qui en as quarante-cinq !
Luis, haussant le ton, vraiment en colère. – Quarante-trois !
Maxine, avec un coup du menton. – Ben, c’est pareil !
Brouhaha, d’où émerge la voix d’Axelle qui s’écrie : « Arrête ».
Luis, soudain amer et visant Marie, ébauchant du doigt un geste signifiant que sa sœur est dérangée. – En plus, elle dit « Dans ton cul », ça va pas !
De nouveau brouhaha confus.
Geneviève, élevant la voix avec calme et grande assurance. – Marie s’est exprimée avec toute la fougue de son cœur, mais elle a raison. Ce n’est plus à nous de nous occuper de toi, Luis. (le regardant dans les yeux en avançant la tête, dardant des prunelles) Maintenant, c’est le travail d’une femme. (insistant sur chaque mot) De ta femme.
Luis, contrarié, marmonnant, sans oser s’opposer à l’autorité de sa mère, regardant latéralement, comme s’il quêtait l’appui d’un complice.
Geneviève, se levant avec autorité. – Je déclare ouverte l’assemblée extraordinaire du G7. (se tournant vers les maris) Les garçons, si vous avez fini, quittez la table, ne partez pas les mains vides. (les beaux-fils se lèvent) Bon, ordre du jour : le mariage de Luis, priorité de l’année. Qui est contre ? (aussitôt et à l’unanimité, les mains se lèvent, dans une approbation bruyante)
Luis, comme s’ébrouant, interloqué, d’un rêve éveillé. – Quoi ?
Geneviève, saisissant un marteau posé à côté d’elle et frappant la table, sous les yeux éberlués de son fils. – Adopté ! Ben voilà.
Les membres de la famille Costa sont tous des joueurs professionnels du TM. Luis est un Victimaire qui, dans sa vie privée, trouve beaucoup de bénéfices secondaires à tout attendre de ses sœurs et de sa mère. Les femmes, elles, jouent aux Sauveteuses, décidant d’ailleurs autant pour Luis que pour leurs maris et gendre. Mais, se révoltant contre cette attitude servile, un certain nombre de membres du G7, Marie en tête, switchent de leur scénario préféré – Sauveteuses de Luis –, d’abord en Bourreau (« Il n’est pas marqué boniche, là »), puis en Victimaire (« Moi, j’ai bientôt quarante ans et je me retrouve à materner tout le monde »). Qu’à cela ne tienne ! La mère, Sauveteuse par excellence, convoque une nouvelle assemblée qui choisit en lieu et place de Luis ce qui est bon pour lui : « Ordre du jour : le mariage de Luis ». En passant (il n’y a pas de petits profits !), Marie s’adjoint un gain non négligeable, en jouant à la Victimaire contre son prétendu Bourreau de mari : « J’en peux plus d’être entourée de bras cassés ! ».
Quoi qu’il en soit, en contraignant la liberté de Luis, les Sauveteuses se transforment en Bourreau. Celui-ci, désormais convaincu d’être une Victime, ne peut plus rester passif comme à l’accoutumée.
Une victorieuse sortie
Cerné par sa famille qui ne pense plus qu’à le marier, Luis, pour la première fois de sa vie, prend celle-ci en main. Il élabore un plan imparable afin qu’on ne lui parle plus jamais de mariage : trouver une femme parfaite qu’il paiera, se faire passer pour sa fiancée, puis l’abandonner lâchement le jour du mariage, feindre alors de tomber en dépression. Enfin, après une telle épreuve, plus personne n’osera même prononcer le mot « mariage » devant lui. Il trouve la perle rare : Emma (Charlotte Gainsbourg), sœur de son meilleur ami et collègue. Venant d’arriver à Paris et cherchant du travail, elle accepte. Luis entrevoit déjà la liberté au bout. Mais, entre l’intention et l’exécution,…
Après un long cheminement, sans surprise, mais non sans rebondissements savoureux, Luis tombe amoureux d’Emma. Toutefois, celle-ci, à la demande de Luis, s’est tellement rendue odieuse que sa famille ne l’accepte plus. « Pipou » est donc déchiré entre deux amours : celui d’Emma et celui des Costa.
Trancher le dilemme, c’est sortir du TM. C’est ce que fait Luis dans une scène décisive [3]. D’autorité, il convoque le G7.
Geneviève, la voix ulcérée, pendant que ses filles se servent du thé. – Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? Il nous convoque aux aurores, et il n’est même pas là.
Luis rentre brusquement, manifestement agacé.
Geneviève, sur un ton de reproche. – Ben alors, Pipou.
Luis, criant, le geste définitif et tournant, presque menaçant, autour de la table. – Non, pas Pipou. Assez avec Pipou. Terminé avec Pipou. (les six femmes le regardent, décontenancées et muettes de sidération) Luis, plus Pipou. (toujours debout, d’une voix forte) Vous allez écouter très attentivement ce que j’ai à vous dire, là toutes. J’ai loué Emma. (entrecroisement des regards des femmes qui avancent la tête, n’en croyant pas leurs oreilles) Je l’ai loué. Je lui ai donné de l’argent pour qu’elle soit exactement celle que vous attendiez, pour qu’elle se fasse passer pour ma future femme. Pour qu’elle ne vienne pas au mariage. Pour que je tombe dans une dépression profonde. Et (haussant soudain la voix jusqu’à hurler convulsivement, en battant l’air des mains) pour que vous arrêtiez de me harceler avec cette histoire de mariage.
Regards échangés par les femmes, entre stupéfaction et gêne.
Luis, d’une voix soudain radoucie, presque contrite. – D’accord, je sais, c’est un peu minable. Excusez-moi, pardon. Mais c’est comme ça. De toute façon, ça a merdé, puisque vous l’avez aimée. Donc, je l’ai relouée pour que, cette fois, elle soit exactement celle que vous alliez détester. (haussant à nouveau la voix) Et, là ça a marché, puisque vous ne pouvez plus la blairer. D’accord ? Sauf qu’aujourd’hui, je n’en ai plus rien à foutre de ce que vous pensez, de comment vous la trouvez ou de comment il faudrait qu’elle soit pour vous plaire. (il s’arrête, le visage encoléré, la voix tendue. Et, soudain, s’élançant vers les rideaux, comme si la confession de la vérité en lui appelait, par résonance, la présence de la lumière hors de lui) Et j’en peux plus de ces rideaux toujours fermés. (il les tire d’un coup sec pour les ouvrir. La lumière entre brutalement et à flots dans la pièce, alors qu’il hurle, comme s’il étouffait) J’en peux plus !
Pendant son geste et ses dernières paroles, Geneviève s’est levée, toute pâle, et fait mine de passer dans la pièce à côté
Luis, se précipitant vers elle, arrêtant son mouvement, tout en disant avec une voix ferme. – Qu’est-ce qu’il y a ? Non, maman, pas de malaise, pas de malaise. (la prenant par le bras et la rasseyant doucement mais fermement) Tu me saoules. Je finis ce que j’ai à dire et après, celles qui veulent mourir meurent. (silence, alors qu’il déambule autour de la table avec la même autorité indiscutable ; les sœurs continuent à échanger des regards interloqués. Puis il reprend d’un ton posé) Emma me plaît à moi, comme elle est. D’accord ? Donc, l’ordre du jour, c’est : je l’aime. (comme se parlant à lui-même, soudain vulnérable et touchant) Je vais galérer pour la récupérer. Ça prendra le temps que ça prendra. Et, si j’y arrive, je passerai le reste de ma vie avec elle. (il se penche et saisit le marteau qu’il frappe sur la table) Adopté.
Il s’apprête à sortir de la pièce, quand il croise le regard de sa mère qui le toise. Il revient sur ses pas.
Luis, regardant sa mère droit dans les yeux, d’un ton ferme. – Maman, j’ai pas à choisir. C’est elle et vous. (se retournant vers la porte et, la main sur la poignée, affirmant avec un geste souverain) C’est moi qui décide de ma vie, et c’est comme ça que je serai heureux
Luis sort en claquant la porte sur un silence écrasant. Les sœurs, consternées, plongent le nez devant elles, tandis que la mère ne peut maintenant retenir un sourire de fierté et de joie, opinant du chef comme pour dire son approbation. Alors, contre toute attente, la porte s’ouvre à nouveau et la tête de Luis pointe.
Luis, scandant chaque parole du doigt, alors qu’on voit les visages des gendres, stupéfaits, s’encadrant dans le chambranle. – Et ça ne m’empêche pas de vous aimer toutes, vous aussi !
Et, dans un plan pris au dehors de la pièce, l’on voit Luis qui, après avoir claqué la porte, s’appuie contre elle, soupirant, exténué autant qu’heureux de son incroyable acte de courage.
Ce long monologue se poursuit par la rencontre inattendue avec Emma que Luis conduit au G7, attestant ainsi que Luis fait ce qu’il dit.
Autant la première scène a montré l’entrée piteuse dans le TM, autant la seconde en filme la sortie victorieuse. Le dysfonctionnement central du Victimaire est le renoncement à sa responsabilité dont il charge d’autres personnes ravies de jouer aux Sauveteurs. Luis atteste que, dorénavant, il prend sa vie en main, par divers actes qui sont autant de moyens pour quitter la posture Victimaire.
D’abord, il refuse le scénario régressif de Victimaire en récusant avec force et répétition le nom enfantin qui le symbolise : « Non, pas Pipou ».
Puis, il sort du mensonge et dit la vérité, si humiliante soit-elle, sans rien cacher – il entre dans les détails –, sans nier sa honte – « D’accord, je sais, c’est un peu minable » – et sans se justifier – « C’est comme ça ».
Ensuite, Luis affirme ce qu’il est, c’est-à-dire ce qu’il désire, lui, et nul autre à sa place : « Emma me plaît à moi, comme elle est ».
Surtout, il devient l’acteur de son existence : « C’est moi qui décide de ma vie ». Pour cela, il se place face au bonheur qui est la fin ultime – « je serai heureux » –, de l’objectif qui est la fin prochaine – conquérir sa Belle : « Je vais […] la récupérer » – et des moyens, de tous les moyens – « Ça prendra le temps que ça prendra ».
Enfin, joignant le geste à la parole, incarnant sa décision dans un acte, Luis conduit Emma devant le « G7 ».
Le TM est systémique : lorsqu’un des joueurs bouge, les autres ne peuvent pas ne pas se déplacer. C’est ainsi que Geneviève, dépouillée de son rôle préféré de Sauveteuse, opte pour celui, presque aussi habituel, de Victimaire : elle joue à la personne de santé fragile. Enfin libre, Luis trouve d’instinct la réponse juste : « Non, maman, pas de malaise ».
Pour sortir de la posture Victimaire, grande est la tentation de se transformer en Bourreau des autres, donc de demeurer enfermé dans le TM. Luis n’y succombe-t-il pas, quand il devient grossier – « je n’en ai plus rien à foutre de ce que vous pensez » – et quand il ouvre brutalement les « rideaux toujours fermés » ? Non ! D’abord, il demande pardon : « Excusez-moi, pardon ». Ensuite, si, pour poser cet acte de courage inhabituel, il écoute sa colère et ne garde pas totalement la mesure, toutefois il n’agresse personne. D’ailleurs, il assume jusqu’au bout sa décision et prend toutes ses responsabilité, « le temps que ça prendra ». Enfin, il se refuse au dilemme mortifère qui le poussait à être Victimaire ou Bourreau : « Maman, j’ai pas à choisir. C’est elle et vous ! ».
Secouant son scénario passif de Victimaire qui le conduisait à tout attendre du G 7 Sauveteur, Luis est activement né à la liberté d’aimer : « Et ça ne m’empêche pas de vous aimer toutes, vous aussi ! ».
Pascal Ide
[1] Prête-moi ta main, comédie française d’Éric Lartigau, 2006. Avec Alain Chabat, Charlotte Gainsbourg et Bernadette Laffont, tous trois lauréats des César respectivement du meilleur acteur, de la meilleure actrice et de la meilleure actrice dans un second rôle.
[2] La scène se déroule de 0 h. 8 mn. 15 sec. à 10 mn. 30 sec.
[3] La scène se déroule de 1 h. 18 mn. 36 sec. à 1 h. 20 mn. 35 sec.
Luis Costa (Alain Chabat), quadragénaire célibataire et nez chez un parfumeur, est couvé par sa mère, Geneviève (Bernadette Lafont), et ses cinq sœurs, Catherine (Véronique Barrault), Axelle (Marie-Armelle Deguy), Carole (Katia Lewkowicz), Marie (Luce Mouchel) et Maxine (Louise Monot), la dernière, qui n’est pas mariée. Ces six femmes forment un véritable clan (« le G7 ») qui prend toutes les décisions pour l’ensemble de la famille, les quatre maris en étant exclus. Lassées de le materner, celles-ci décident un jour qu’il est temps pour lui de se marier, et le plus vite possible ! Mais sort-on si facilement de vieilles habitudes, surtout si l’on est Victimaire ?