Prête-moi ta main, comédie française d’Éric Lartigau, 2006. Avec Alain Chabat et Charlotte Gainsbourg. Alain Chabat, Charlotte Gainsbourg et Bernadette Laffont ont respectivement été nommés aux César du meilleur acteur, César de la meilleure actrice et César de la meilleure actrice dans un second rôle.
Thèmes
Triangle dramatique de Karpman, amour, famille.
Nous commenterons deux scènes : la première montre l’entrée dans le TDK et la seconde, sa sortie.
a) Une piteuse entrée
La scène se déroule de 0 h. 8 mn. 15 sec. à 10 mn. 30 sec.
Dans cette scène, nous retrouvons toute la famille à table, à déjeuner : Luis seul d’un côté, la mère et les sœurs de chaque côté, les « pièces rapportées », c’est-à-dire les beaux-frères, étant en majorité rejetés à l’autre extrémité.
Luis, s’asseyant tranquillement, le ton doucereux, interpelant sa sœur qui est un peu éloignée en s’efforçant de ne pas interrompre les autres conversations. – Marie, Marie, mon linge repassé, tu l’as mis où ?
Marie, s’interrompant, changeant sa serviette de main, puis, le buste projeté en avant et , le fixant avec colère, pour lui cracher avec violence. – Je vais te répondre : dans ton cul !
Luis, sidéré et incrédule, regardant de côté, comme pour guetter la réaction des autres.
Marie, joignant le geste à la parole, la main droite inscrivant une ligne imaginaire sur son front. – Il n’est pas marqué boniche, là, maintenant. (et terminant son agression par un faux sourire pleines dents).
Luis, l’air faussement offusqué, tentant de le prendre à la rigolade, regardant d’abord ailleurs, puis revenant vers sa sœur, l’air tranquillement dominateur. – Du calme !
Marie, éclatant, le regardant de côté, hurlant en remuant la main devant elle en signe de refus définitif. – Non, pas calme, sûrement pas ! (se rongeant l’ongle de l’auriculaire, comme assaillie par la gêne) Marre de m’occuper de ton linge, et de ton repassage, ces merdes-là (le ton maintenant plaintif, fixant toujours devant elle, tout en le désignant de la main. Puis, les bras croisés) Comme si je n’avais pas assez de boulot à la maison. Avec l’autre qui n’en fiche pas une ramée !
Catherine, le ton chargé de reproche, la mince pincée et le regard aussi bas que le coup porté. – Ça, c’est vrai, c’est un assisté complet.
François, vaguement défensif, mais déjà vaincu. – Oh, oh, c’est pas vrai. J’aide quand même !
Marie, l’arrêtant d’un geste autoritaire, la mâchoire prognate, combattive. – On parle de Luis, là ! C’est vrai, on est toutes là à régler les problèmes de Pipou. (le regardant, apparemment plus apaisée, et soudain repartant de plus belle) Les courses de Pipou, le repassage de Pipou, la bouffe aussi de Pipou… (criant soudain) C’est bon ! Qu’il grandisse un peu maintenant ! (s’arrêtant, l’air exaspéré, rongeant compulsivement l’ongle de son annulaire)
Maxine, tentant de s’immiscer et de sauver Luis, dodelinant du chef. – Il faudrait déjà qu’on l’arrête de l’appeler Pipou.
Geneviève, intervenant avec un ton souverain, serein et un sourire apaisant, mais sans réplique. – Maxine, ne te mêle pas de cela. Tu es trop jeune.
Axelle, s’immiscant mollement. – Elle n’a pas tort.
Marie, repartant, plus agressive que jamais, en l’affrontant du regard et rampant comme pour bondir sur sa proie, d’un ton plein de menaces. – Je ne suis pas ta femme, Luis. Je suis ta sœur.
Carole, pointant un doigt accusateur et sur un ton colérique. –Nous, nous ne sommes pas ta femme.
Axelle, sur un ton plus serein, mais condescendant et non sans reproche. – C’est vrai Pipou, à quarante-quatre ans, il est temps de te trouver une petite femme qui va s’occuper de tout ça.
Approbation générale.
Luis, le visage contrarié, englobant d’un regard la table, le ton inquisiteur. – Non, mais attendez. D’abord, j’ai quarante-trois ans et qu’est-ce qui vous prend à partir en vrille tout à coup ?
Marie, explosant de colère. – Mais parce que ! Parce que, à quarante-trois ans, on doit être capable de régler son linge, son loyer, ses problèmes. (éclatant soudain, les bras se levant comme pour une hola) La vie quoi ! (soudain, la voix criarde et plaintive, au bord des larmes) Moi, j’ai bientôt quarante ans et je me retrouve à materner tout le monde. (portant les mains à ses yeux et attirant des regards de compassion de ses sœurs) Je sens que je n’en peux plus ! (sanglotant désormais. Maxine, sa voisine, pose une main compatissante sur son épaule) Je suis out, là ! (de nouveau en colère et criant) J’en peux plus d’être entourée de bras cassés !
François, d’un ton de vague reproche. – Attends, Luis, il se débrouille quand même !
Marie, ouvrant la bouche d’intense stupéfaction devant l’étendue de l’incompréhension de son mai, et arrêtant Maxine qui cherche à la retenir par un geste apaisant. – Ah, je parle de toi, là !
Maxine, attaquant soudain sans prévenir, le regard agressif tourné vers Luis. – Non, mais Luis n’est pas du tout prêt à assumer une femme, là. Il est complètement immature !
Luis, furieux. – Tu… tu parles de maturité ? Tu n’as même pas vingt ans !
Maxine, rétorquant sur le même ton. – Ah oui, beaucoup plus que toi qui en as quarante-cinq !
Luis, haussant le ton, vraiment en colère. – Quarante-trois !
Maxine, avec un coup du menton. – Ben, c’est pareil !
Brouhaha, d’où émerge Axelle affirmant : « Arrête ».
Luis, soudain amer et visant Marie, ébauchant du doigt un geste signifiant que sa sœur est dérangée. – En plus, elle dit « Dans ton cul », ça va pas !
Brouhaha confus.
Geneviève, élevant la voix avec calme et grande assurance. – Marie s’est exprimée avec toute la fougue de son cœur, mais elle a raison. Ce n’est plus à nous de nous occuper de toi, Luis. (le regardant dans les yeux en avançant la tête, dardant des prunelles) Maintenant, c’est le travail d’une femme. (insistant sur chaque mot) De ta femme.
Luis, contrarié, marmonnant, sans oser s’opposer à l’autorité de sa mère, regardant latéralement, comme s’il quêtait l’appui d’un complice.
Geneviève, se levant avec autorité. – Je déclare ouverte l’assemblée extraordinaire du G7. (se tournant vers les maris) Les garçons, si vous avez fini, quittez la table, ne partez pas les mains vides. (les beaux-fils se lèvent) Bon, ordre du jour : le mariage de Luis, priorité de l’année. Qui est contre ? (aussitôt et à l’unanimité, les mains se lèvent, dans une approbation bruyante)
Luis, se réveillant, interloqué de son rêve éveillé. – Quoi ?
Geneviève, saisissant d’un marteau posé à côté d’elle et frappant la table, sous les yeux éberlués de son fils. – Adopté ! Ben voilà.
Les membres de la famille Costa sont tous des joueurs professionnels du TDK : Luis est un Victimaire qui, dans sa vie privée, trouve beaucoup de bénéfices secondaires à tout attendre de ses sœurs et de sa mère ; celles-ci, au contraire, jouent au Sauveteur, décidant d’ailleurs autant pour Luis que pour les gendres ; mais, se révoltant contre cette attitude servile, un certain nombre de membres du G7, Marie en tête, sort de son scénario principal (Sauveteuses de Luis), et switche d’abord en Victimaire, puis en Bourreau de Luis ; qu’à cela ne tienne, la mère, Sauveteuse par excellence, convoque une autre assemblée qui choisit en lieu et place de Luis ce qui est bon pour lui, à savoir se marier. En passant, Marie est le Bourreau de son mari François, nice dead person [1] choisie pour une soumission qui rime avec démission.
b) Une victorieuse sortie
Après tout un long cheminement, sans surprise, mais non sans rebondissements et non sans de nombreuses scènes savoureuses, Luis tombe amoureux d’Emma. Mais celle-ci s’est tellement rendue odieuse, selon la demande de Luis, que sa famille ne l’accepte plus. Luis est déchiré par un dilemme cornélien : choisir non point entre sa passion et son devoir, mais entre deux amours : celui d’Emma et celui de sa famille. Et voici la scène décisive. D’autorité, Luis a convoqué lui-même le G7.
Ou bien la scène se déroule de 1 h. 18 mn. 52 sec. à 1 h. 20 mn. 35 sec.
Ou bien elle se déroule de 1 h. 18 mn. 36 sec. à 1 h. 21 mn. 30. Elle est alors précédée par la scène de réflexion conduisant au changement décisif et suivie par la rencontre inattendue avec Emma que Luis conduit au G7.
Geneviève, la voix ulcérée, pendant que ses filles se servent du thé. – Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? Il nous convoque aux aurores, et il n’est même pas là.
Luis rentre alors, le visage manifestement agacé.
Geneviève, sur un ton de reproche. – Ben alors, Pipou.
Luis, criant, le geste définitif et tournant, presque menaçant, autour de la table. – Non, pas Pipou. Assez avec Pipou. Terminé avec Pipou. (les six femmes le regardent, décontenancées et muettes de sidération) Luis, plus Pipou. (toujours debout, d’une voix forte) Vous allez écouter très attentivement ce que j’ai à vous dire, là toutes. J’ai loué Emma. (entrecroisement des regards des femmes qui avancent la tête, n’en croyant pas leurs oreilles) Je l’ai louée. Je lui ai donné de l’argent pour qu’elle soit exactement celle que vous attendiez, pour qu’elle se fasse passer pour ma future femme. Pour qu’elle ne vienne pas au mariage. Pour que je tombe dans une dépression profonde. Et (haussant soudain la voix jusqu’à hurler convulsivement, en battant l’air des mains) pour que vous arrêtiez de me harceler avec cette histoire de mariage.
Regards échangés par les femmes, entre stupéfaction et gêne.
Luis, d’une voix soudain radoucie, presque contrite. – D’accord, je sais, c’est un peu minable. Excusez-moi, pardon. Mais c’est comme ça. De toute façon, ça a merdé, puisque vous l’avez aimée. Donc, je l’ai relouée pour que, cette fois, elle soit exactement celle que vous alliez détester. (haussant à nouveau la voix) Et, là ça a marché, puisque vous ne pouvez plus la blairer. D’accord ? Sauf qu’aujourd’hui, je n’en ai plus rien à foutre de ce que vous pensez, de comment vous la trouvez ou de comment il faudrait qu’elle soit pour vous plaire. (il s’arrête, le visage encoléré, la voix tendue. Et, soudain, s’élançant vers les rideaux) Et j’en peux plus de ces rideaux toujours fermés. (il les tire d’un coup sec pour les ouvrir. La lumière rentre brutalement et à flots dans la pièce, alors qu’il hurle, comme s’il étouffait) J’en peux plus !
Pendant son geste et ses dernières paroles, Geneviève s’est levée, toute pâle, et fait mine de passer dans la pièce à côté
Luis, se précipitant vers elle, arrêtant son mouvement, tout en disant avec une voix ferme. – Qu’est-ce qu’il y a ? Non, maman, pas de malaise, pas de malaise. (la prenant par le bras et la rasseyant avec autorité) Tu me saoules. Je finis ce que j’ai à dire et après, celles qui veulent mourir meurent. (silence, alors qu’il déambule autour de la table avec la même autorité indiscutable ; les sœurs continuent à échanger des regards interloqués. Puis il reprend avec douceur et fermeté) Emma me plaît à moi, comme elle est. D’accord ? Donc, l’ordre du jour, c’est : je l’aime. (comme se parlant à lui-même, soudain vulnérable et touchant) Je vais galérer pour la récupérer. Ça prendra le temps que ça prendra. Et, si j’y arrive, je passerai le reste de ma vie avec elle. (il se penche et saisit le marteau qu’il frappe sur la table) Adopté.
Il s’apprête à sortir de la pièce, quand il croise le regard de sa mère qui le toise. Il revient sur ses pas.
Luis, regardant sa mère droit dans les yeux, d’un ton ferme. – Maman, j’ai pas à choisir. C’est elle et vous ! (se retournant vers la porte et, la main sur la poignée, affirmant avec un geste souverain) C’est moi qui décide de ma vie et c’est comme ça que je serai heureux.
Luis sort en claquant la porte sur un silence écrasant. Les sœurs, consternées, plongent le nez devant elles, tandis que la mère ne peut maintenant retenir un sourire de fierté et de joie, opinant du chef pour dire son approbation. Alors, contre toute attente, la porte s’ouvre à nouveau et la tête de Luis pointe.
Luis, scandant chaque parole du doigt, alors qu’on voit les visages des gendres, stupéfaits s’encadrant dans le chambranle. – Et ça ne m’empêche pas de vous aimer toutes, vous aussi !
Et, dans un plan pris au dehors de la pièce, l’on voit Luis qui, après avoir claqué la porte, s’appuie contre elle, soupirant, exténué autant qu’heureux de son incroyable acte de courage.
Ainsi qu’on l’a dit, ce long monologue se poursuit par la rencontre inattendue avec Emma que Luis conduit au G7, attestant ainsi que Luis fait ce qu’il dit.
Autant la première scène a montré l’entrée piteuse dans le TDK, autant la seconde en filme la sortie victorieuse. Le dysfonctionnement central du Victimaire est le renoncement à son autonomie dont il se décharge en chargeant d’autres personnes ravies de jouer aux Sauveteurs. Luis atteste que, dorénavant, il prend sa vie en main, par divers actes qui sont autant de moyens pour quitter la posture Victimaire.
D’abord, il refuse le scénario régressif de Victimaire en récusant le nom enfantin qui le symbolise : « Non, pas Pipou. Assez avec Pipou. Terminé avec Pipou ».
Puis, il sort du mensonge et dit la vérité, si humiliante soit-elle, sans rien cacher – il entre dans les détails –, sans nier sa honte – « D’accord, je sais, c’est un peu minable » – et sans se justifier – « C’est comme ça ».
Ensuite, il affirme ce qu’il est, c’est-à-dire ce qu’il désire, lui, et nul autre à sa place : « Emma me plaît à moi, comme elle est ».
Surtout, il devient l’acteur de sa vie : « C’est moi qui décide de ma vie ». Pour cela, il se place face à la fin ultime – « je serai heureux » – et de son chemin, c’est-à-dire de l’objectif – conquérir sa Belle : « Je vais […] la récupérer » – et des moyens, de tous les moyens – « Ça prendra le temps que ça prendra ».
Enfin, joignant le geste à la parole, incarnant sa décision dans un acte, il conduit Emma au G7.
Le TDK est systémique : lorsqu’un des joueurs bouge, les autres se déplacent au sein du triangle. C’est ainsi que Geneviève, dépouillée de son rôle de Sauveteuse, opte pour celui, aussi habituel, de Victimaire en jouant la personne fragile. Enfin libre, Luis trouve d’instinct la réponse juste : « Non, maman, pas de malaise ».
Pour sortir de la position de Victimaire, grande est la tentation de se transformer en Bourreau des autres, et donc de demeurer enfermé dans le TDK et d’annuler ainsi toute volonté de changer. Il semble que Luis y succombe, quand il devient grossier : « je n’en ai plus rien à foutre de ce que vous pensez », ou quand il ouvre brutalement les « rideaux toujours fermés ». Mais, d’abord, il demande pardon : « Excusez-moi, pardon ». Ensuite, si son acte de courage inhabituel emploie sa colère qui ne garde pas totalement la mesure, il n’agresse personne. D’ailleurs, il assume jusqu’au bout sa décision. Surtout, il se refuse au dilemme aussi mortifère qui le poussait à être Victimaire ou Bourreau : « Maman, j’ai pas à choisir. C’est elle et vous ! ».
S’ébrouant de son scénario passif de Victimaire qui le conduisait à tout attendre de ses sœurs et de sa mère Sauveteuses, Luis est activement né à la liberté d’aimer : « Et ça ne m’empêche pas de vous aimer toutes, vous aussi ! »
[1] Thomas d’Ansembourg, Cessez d’être gentil soyez vrai ! Être avec les autres en restant soi-même, Québec, Les Éd. de l’homme, 2001, p. 9.
Pascal Ide
Luis Costa (Alain Chabat), quadragénaire célibataire et nez chez un parfumeur, est couvé par sa mère, Geneviève (Bernadette Lafont) et ses cinq sœurs, Catherine (Véronique Barrault), Axelle (Marie-Armelle Deguy), Carole (Katia Lewkowicz), Maxine (Louise Monot), Marie (Luce Mouchel). Ces six femmes forment un véritable clan (« le G7 ») qui prend toutes les décisions pour l’ensemble de la famille, les maris des quatre sœurs mariées en étant exclus. Lassées de le materner, celles-ci décident qu’il est temps pour lui de se marier, et le plus vite possible !
Cerné par sa famille qui ne pense plus qu’à ça, Luis élabore un plan imparable afin qu’on ne lui parle plus jamais de mariage : trouver la femme parfaite qu’il paiera afin qu’elle se fasse passer pour sa fiancée et qui l’abandonnera lâchement le jour du mariage. Il feindra ensuite de tomber en dépression. Après une telle épreuve, plus personne n’osera même prononcer le mot mariage devant lui. Il trouve la perle rare : Emma (Charlotte Gainsbourg), sœur de son meilleur ami et collègue. Venant d’arriver à Paris et cherchant du travail, elle accepte. Luis entrevoit déjà la liberté au bout. Mais, entre l’intention et l’exécution, il y a loin…