Passengers
Film américain de science-fiction de Morten Tyldum, 2016. Avec Chris Pratt, Jennifer Lawrence et Laurence Fishburne.
Thèmes
Sens. Amour.
Sous quel genre ranger le film Passengers : science-fiction, action, romance, comédie, drame ? Ce n’est pas l’un des moindres mérites du réalisateur norvégien d’Imitation Game que d’avoir conjugué ces genres le plus souvent disjoints.
Bien évidemment, il s’agit d’un film de science-fiction, appartenant au genre bien circonscrit du space-opera et du sous-genre huis-clos (Alien. Le huitième passager en offre une illustration tout opposée dans son climat). Avec des décors grandioses et des scènes d’anthologie qu’il nous tarde de revisionner : plus romantique, la contemplation au plus près de la géante rouge Arcturus et ses somptueux jets solaires (les puristes ayant le droit de s’interroger sur la possibilité et les caractéristiques morphologiques et chromatiques d’une étoile frôlée à 150 000 km/sec, si l’on en croit le roman très documenté de Poul Anderson, Tau zéro…) ; moins polémique et tout aussi bucolique, la piscine transformée en balcon galactique ; plus dramatique, la même piscine sphérisée par l’apesanteur qui serait fort tentante si cette bulle aussi confinée que paradoxalement infranchissable n’était propice à la noyade… Un seul regret : la sotte affiche, ou plutôt les aliénantes contraintes commerciales qui, en dévoilant le nom des acteurs, ont anticipé une demi-heure de narration et trahi le premier basculement majeur de l’intrigue.
Passengers nous raconte aussi à l’évidence une idylle. Mais de quel amour s’agit-il ? Au point de départ, Jim « tombe en amour » de la belle Aurora ; or, quoi de plus décentré que l’ivresse de la passion ? Toutefois, l’action éminemment égoïste qui lui permet de la rencontrer en chair et en os (la faire sortir de force de l’hibernation), loin de contrarier son éros, l’avive ; plus encore, son geste utilitariste se transforme en un mensonge par omission qui désormais ne cessera de miner chaque rendez-vous, sans que Jim en semble durablement affecté (n’a-t-il pas prévu de demander la main de sa belle ?).
Comment comprendre la coexistence de ce double mouvement paradoxal, d’extase amoureuse et d’enstase égoïste ? Concrètement comment se dire fou de l’être aimé, en sachant que son apparition fut manipulée et instrumentalisée dans la seule finalité de venir combler un manque ? Et si, tout au contraire, se révélait la logique cachée de l’amour-passion qui est foncièrement narcissique ? Le film donne ainsi à voir une variante du mythe de Pygmalion.
De ce point de vue, l’interprétation d’Aurora n’est pas excessive : Jim est un voleur de la pire espèce, un voleur de vie, autrement dit, un assassin ! Et tel est le cœur innommé de l’utilitarisme : réduire l’autre à un moyen, donc un objet, c’est nier son être de sujet, donc symboliquement le tuer.
Confirmation en est fournie par l’attitude de Jim lorsqu’Aurora vient l’agresser : loin de se défendre, il est prêt à se laisser tuer. En effet, sa conscience morale lui atteste la grave culpabilité que, sobrement, Gus Mancuso (Laurence Fishburne) confirme : « C’est moche » (je n’ai pas vu la version originale, malheureusement). Or, en dehors du pardon et de la rédemption, son acte mérite en justice la peine qu’il a infligée à autrui : la mort. La loi du talyon n’est pas une régression cruelle, mais constitue un progrès (à l’égard de la loi de Lamech qui est celle de la vengeance démultipliant le mal) et une expression imagée de la justice.
Si Jim défaille, Aurora n’aime-t-elle pas, elle, gratuitement ? Est-il si sûr qu’elle offre l’exemple d’un amour qui rachète l’utilitarisme de son homologue masculin ? De fait, elle tombe amoureuse de l’unique autre passager, sans dépit ni besoin de combler un vide abyssal. Le long délai l’atteste (« Nous avons tout l’espace ! ») – et la chasteté, pour une fois aussi. Le jeune écrivain a laissé monter en elle l’attrait que la femme, si elle est réconciliée avec sa féminité, ne peut manquer de ressentir au contact d’un homme, lorsqu’il la sécurise, la surprend et la fait rêver. Or, Jim réussit à l’accomplir dans la superbe promenade intersidérale. La scène commence dans une parole : « Fais-moi confiance ». Elle se poursuit dans un jeu de regards : Jim contemple Aurora alors qu’elle s’émerveille du monde qui lui est offert ; mais bientôt, elle remonte du don à son donateur, dans une réponse bouleversée, un souffle : « Merci ! ». Et elle s’achève dans un contact de plus en plus rapproché.
Mais revenons plus en arrière. Les premières réactions de la jeune femme sont en réalité très autocentrées : hors le petit déjeuner Gold, on ne l’entend jamais manifester sa reconnaissance à l’égard de tout ce que Jim lui apprend ; hors une parole distraite, elle ne lui manifeste non plus aucune compassion pour son effroyable année (et trois semaines) de solitude ; si nous découvrons l’histoire d’Aurora grâce aux questions que lui pose un Jim attentif, jamais elle ne lui rend la pareille et nous permet de découvrir sa biographie. Ainsi Aurora ne commencera à décoller d’elle-même qu’en devenant amoureuse. Mais comment ce sentiment ne s’inscrirait-il pas dans le prolongement de sa vie antérieure, même s’il promet une conversion à l’autre ? De cette surcentration sur soi, nous apprendrons plus tard la raison : Aurora n’a accepté d’abandonner définitivement ceux qui l’aiment et le lui disent que pour écrire et se réaliser. Autrement dit, quitter l’autre pour elle-même…
Bref, sans que ce soit en rien une excuse, l’égoïsme actif et coupable de Jim se retrouve a minima dans l’égoïsme passif d’Aurora. Donc, si belle soit la romance qui s’ébauche, elle est une promesse non tenable.
Du moins, dira-t-on, la grave crise qu’est le navire en perdition, ne métamorphose-t-elle pas les protagonistes en profondeur en les faisant passer de la captation à l’oblation ? En effet, d’un côté, Jim donne sa vie, plus encore, accepte de mourir d’une manière atroce (le feu ou la solitude glacée de l’espace) pour sauver tous les autres passagers ; de l’autre, Aurora sauve la vie de son ennemi, plus encore, consent librement à demeurer avec lui, alors qu’elle peut enfin concrétiser son rêve. N’ont-ils pas tous deux enfin renoncé à leur ego ?
Mais, là encore, les attitudes extérieures altruistes masquent des motivations au moins partiellement incurvées. L’intense culpabilité de Jim n’a pas trop d’une double immolation (la première pour les passagers, la seconde pour Aurora) afin de réparer les conséquences de son prime acte meurtrier de préférence de soi. Toujours la même loi, aussi juste qu’inflexible : « Œil pour œil. Vie pour vie », qui doit régner tant qu’aucun pardon n’a été formulé. Si Aurora est de nouveau amoureuse, elle avoue elle-même être incapable de vivre sans Jim. Mais demeure-t-elle pour lui ou pour elle ?
Donc, romance, oui ! Mais imparfaite. Ne soyons pas trop intransigeants ! N’est-ce pas le cas de toutes les idylles qui ne sont que l’entrée dans l’authentique amour ? Sauf qu’elles n’osent jamais l’avouer. Et cette imperfection nous invite à émettre une dernière hypothèse.
Le film nous offre aussi et peut-être avant tout, une méditation sur l’importance du sens. L’académicien franco-chinois François Cheng s’émerveille de ce mot qui, réfracté en trois sens différentes – puissance de sensation, direction, signification – condense le génie de notre langue.
C’est cette quête de sens qui éclaire l’évolution initiale de Jim : interrogatif ; puis très vite, inquiet ; un moment euphorique, lorsque le barman lui conseille de jouir de la vie ; enfin et durablement, dépressif. Ces différentes étapes concentrent d’ailleurs de manière très éloquente les étapes franchies par notre société d’hyperconsommation, au point d’en constituer une souriante parabole : une fois franchie la première phase de griserie qui confond bonheur et plaisir, relation et contact, engagement et zapping, elle ne peut qu’inéluctablement conduire à la mélancolie. Cette recherche explique aussi – sans l’excuser – la décision du jeune mécatronicien : la solitude ne rend pas seulement malheureux, mais fou. Si le film ne le dit pas explicitement (et c’est dommage que, cédant au féminisme actuel de rigueur, l’on entende trop le point de vue d’Aurora), il le suggère dans la panique qui l’envahit lorsqu’elle voit Jim s’éloigner pour toujours. C’est à partir de là que peut s’amorcer une prise de conscience qui rime avec tolérance : placée dans la même situation que le jeune homme, n’aurait-elle pas opté pour la même solution ?
Cette poursuite du sens rend aussi compte de l’attitude narcissique d’Aurora : ni la quête de la survie, ni l’euphorie amoureuse ne saturent son besoin de finalité. Sa principale motivation demeure l’écriture de ce livre. Mais, à son insu, elle est jouée par la rivalité mimétique avec son père, en répète le modèle, bref, tourne dans une problématique œdipienne irrésolue. La parole finale de Gus aura d’autant plus d’impact : « Prenez soin l’un de l’autre ». Bref, ce n’est pas d’abord Jim qui lui dérobe sa vie, mais elle qui, de son âme, est le vampire (Baudelaire).
Ainsi, la crise majeure que traverse le Starship Avalon va-t-elle permettre à ses deux passagers de traverser la leur et d’accéder enfin à un sens humanisant, c’est-à-dire un sens qui les dépasse et les pousse hors d’eux-mêmes. Jim passera ainsi de l’arbre de la tentation à l’arbre de la vie (c’est un mensonge du serpent-trompeur, bien relayé dans l’histoire, qui fait accroire que Dieu n’a créé que l’arbre de la connaissance du bien et du mal…). De son côté, Aurora s’arrachera à la fuite éperdue vers l’avenir, et consentira enfin à habiter pleinement le présent. En s’affrontant au temps, elle s’affronte enfin à elle-même. En réparant les blessures que l’androïde s’est infligées, elle cicatrise les siennes. Sortant de la violence. Désormais Jim et Aurora sont à même de découvrir le seul sens à hauteur de vie humaine : l’amour authentique, qui est don de soi et communion, dans l’humour et la poésie.
Il est rare qu’un film conjugue avec légèreté tant de genres. Si imparfait et commercial soit Passengers, saluons l’exploit et que les amateurs de grands espaces se régalent sans réserve. Dans ses excellents crus, la science-fiction dévoile qu’elle n’est pas un genre mineur. Elle ouvre du dedans à plus qu’elle : rendant vraisemblable des situations aujourd’hui impossibles, elle devient un laboratoire non plus technique, mais relationnel. Conscience-fiction ?
Vaisseau spatial filant à la moitié de la vitesse de la lumière vers une lointaine planète colonisée, le Starship Avalon croise soudain des astéroïdes qui mettent à mal son bouclier protecteur. Dans la vaste salle où 5 000 passagers (en plus des 268 membres d’équipage) sont plongés dans un coma artificiel, une capsule d’hibernation se dérègle et réveille son occupant, le mécatronicien James Preston (Chris Pratt). Celui-ci découvre alors que, sur les 120 ans de voyage prévu, il lui en reste encore… 90 ans à vivre seul, sans que nulle technique ne permette de le replonger dans cet état très délicat qu’est le sommeil artificiel de longue durée. Il fait connaissance avec la seule figure humaine de l’immense navette de 20 km. de circonférence : le barman Arthur (Michael Sheen). Mais il s’agit d’un droïde. La solitude le fait alors sombrer dans une dépression suicidaire. Jusqu’à ce qu’il découvre une passagère, Aurora Dunn (Jennifer Lawrence), dont il tombe d’autant plus aisément amoureux qu’il a accès, par l’ordinateur de bord, à ses données autobiographiques. Résistera-t-il aux charmes de plus en plus irrésistibles de cette Belle au bois dormant, et donc à l’envie de la réveiller à son tour ? Et le dysfonctionnement qui l’a réveillé est-il ponctuel ?