Film
Thriller américano-dano-français de Nicolas Winding Refn, 2016. Avec Elle Fanning et Keanu Reeves.
Thèmes
Rivalité mimétique, jalousie, mode, orgueil.
Une première lecture verra dans ce film esthétisant au rythme intentionnellement lent, à la musique, lancinante et envoûtante, de Cliff Martinez (à qui le réalisateur avait demandé la musique de deux de ses précédents films, Drive et Only God forgives) – ajoutons : à la violence et à la sensualité complaisante (il est justement interdit au moins de 17 ans aux Etats-Unis) –, une déconstruction en règle du milieu de la mode : monde de néons qui rime avec démons, monde d’apparences qui rime avec violence.
Une autre lecture, très fréquente aussi, en fera une comédie de mœurs qui dérive vers l’histoire fantastique, où s’effacent les limites entre le réel et l’imaginaire, voire le récit psychédélique où, là, ce sont les frontières entre le réel et le fantasmé qui se brouillent.
Plus profondément et plus justement, ce récit filmique me paraît être une illustration presque didactique de la théorie girardienne en ses différents moments : la rivalité mimétique ; la crise mimétique ; la désignation de la victime, à la fois même et différente du groupe (confirmée par une autodésignation) ; le sacrifice expiatoire (le bouc émissaire) ; sa ritualisation (notamment dans le suicide par incorporation de l’être idéalisé) ; et l’ébauche d’un nouveau cycle de la violence que la première résolution n’a bien sûr pas réussi à endiguer. Osons ajouter un élément : la violence est d’autant plus exacerbée que le monde ici montré est strictement féminin (les sociétés matriarcales sont plus destructrices que les sociétés patriarcales), voire lesbien : les seuls hommes de sexe masculin sont soit des pervers (le gardien, joué par un Keanu Reeves bienvenu à contre-emploi), soit des narcissiques (le créateur modiste), soit des hors-sexe hors-monde (le photographe, aussi physiquement respectueux que psychiquement violent, dans son éviction instantanée et sans appel de la model), soit des semi-hommes au mieux inachevés (Dean, le plus qu’ami, l’amoureux qui aime Jesse plus que pour son physique, mais incapable de conquérir sa belle).
Enfin, cette lecture anthropologique gagne à être doublée d’une lecture éthique, voire religieuse. Loin des conditionnements sociologiques ou des mécanismes anthropologiques, les véritables rouages sont spirituels. La première scène dit (presque) tout, au point que le spectateur se demande s’il ne se trouve si elle n’anticipe pas la scène finale du film : la mort théâtralisée de Jess, la sophistication irréelle caractéristique de ce monde artificiel du mannequinat, le voyeurisme de la photographie, le regard diabolique du photographe (certes, en tant que petit ami, il est innocent ; mais il ne l’est plus du tout, lorsqu’il est derrière son objectif).
Si cette scène inaugurale anticipe la fin, la seconde explique tout le chemin : là encore, non sans une mise en scène magistrale, stylisée, mutique, qui situe le quadrille des personnages assassin : Jesse, l’innocente déjà immolée ; la fausse sauveteuse, Ruby ; le bourreau, Sarah ; le bourreau-victime-complice de la machine tueuse qu’est le mannequinat, Gigi.
Décisive est de ce point de vue la très longue scène où Jesse défile en dernier. Sa longueur, de prime abord lassante, inutilement répétitive, n’a pas d’autre visée que de souligner le moment où tout bascule. Certes, juste avant, Jesse a jeté Dean avec mépris et décidé de suivre le modiste qui la flatte. Mais elle n’a pas encore opéré le choix décisif – celui de ne plus adorer que son propre moi – que tout ici désigne : elle et elle seule, elle réduite à un buste, un visage, bientôt démultiplié à l’infini par les effets miroirs, le regard dominant et méprisant ; elle allant jusqu’à s’embrasser dans la glace ; elle, Narcisse au féminin, tombant follement amoureuse de son image. Le tout sur fond rouge-feu, rouge comme l’intérieur de l’âme (selon Ingmar Bergman), rouge comme la tentation démoniaque, rouge comme le sang des autres immolés sur l’autel de sa propre gloire ; rouge comme son sang bientôt répandu.
Cette fabrique du narcissisme qu’est la mode, se nourrit certes d’égo défaillants d’adolescentes en mal de reconnaissance (tel Narcisse, né du viol de la Nymphe bleue par le dieu-fleuve Céphise, Jesse a une histoire traumatique) ; mais aussi d’égolâtrie, c’est-à-dire d’esprits sans scrupule, aussi orgueilleux (ne vivre que par soi) qu’égoïstes (ne vivre que pour soi). Une telle adoration du moi, jusqu’à la haine de l’autre ne peut que conduire à la mort : les plus apparentes, celle que l’on commet physiquement contre l’autre (l’assassinat de Jess) et contre soi (le suicide de Gigi) ; plus cachée, celle que l’on fait subir psychiquement (exclusion des mannequins, mépris de Dean) ; plus radicale, celle que l’on subit (la jalousie omniprésente qui est, en son fond, une haine de soi et une fusion mortifère avec l’autre) ; la plus fontale, la plus innommée et la plus grave, celle que l’on épouse avec le système (et que symbolise l’improbable Ruby thanatophile…).
Pascal Ide
Avec l’aide de son ami photographe, Dean (Karl Glusman), Jesse, une orpheline de 16 ans se rend à Los Angeles pour réaliser son rêve : devenir mannequin. Alors qu’elle loge dans un motel miteux tenu par Hank (Keanu Reeves), elle fait la connaissance de Ruby (Jena Malone), la maquilleuse et deux mannequins, Sarah (Abbey Lee Kershaw), déjà obsédée par la chirurgie esthétique, Gigi (Bella Heathcote), dépressive. Très vite, elle se rend compte que ces prétendues amies jalousent sa fraîche beauté. Quand elle va capter tous les regards des photographes et modistes, voire la dernière (donc la première) place à un défilé, comment les autres vont-elles réagir ? Mais Jesse elle-même, face à une telle adulation, va-t-elle pouvoir conserver son innocence provinciale ?