Mystère à Venise (A Haunting in Venice), policier américano-britannique de Kenneth Branagh, 2023. Adapté du roman d’Agatha Christie, La Fête du potiron, 1969. Avec Kenneth Branagh, Kyle Allen, Camille Cottin, Tina Fey, Jamie Dornan, Jude Hill.
Thèmes
Vérité, foi, blessure de l’intelligence.
Hercule Poirot se veut être un homme purement rationnel qui se met au service de la vérité (et de la justice). Et si, pour percer ce mystère à Venise, il lui fallait beaucoup plus que la seule intelligence ? Après avoir rappelé quelques généralités, égrenons ces autres composantes.
D’abord, comme tout roman à clé, ce Whodunit ? est, sans surprise, animé par la surprise de découvrir qui est le meurtrier, son intention et son mode de procédé. Ensuite, comme dans de nombreux autres romans policiers de la féconde Agatha, nous sommes confrontés à un assassinat, dans un cadre clos, avec un nombre limité de suspects ; nous savons que les fausses pistes se multiplieront, et les indices encore plus, et les rebondissements, plus ou moins, selon l’ingéniosité de l’écrivain ; que le coupable est la personne la moins probable, mais aussi ingénieuse que méchante. Enfin, comme avec deux autres opus de sa trilogie Hercule Poirot – Le Crime de l’Orient-Express (2017) et Mort sur le Nil (2022) –, le réalisateur et acteur Kenneth Branagh nous donne à voir, en ce roman heureusement moins connu, un sauveur qui, si génial soit-il, et justement parce qu’il le sait, lui aussi besoin d’être un peu sauvé.
Venons-en maintenant aux différents ingrédients nécessaires à la découverte de la vérité. Poirot-Christie nous offre une belle leçon d’épistémologie, qui est aussi un chemin conduisant la raison de la ténèbre à la lumière.
- Dire que le détective belge (au détestable accent anglais) est un homme de raison est un raccourci. Il est d’abord et avant tout un homme d’observation qui ne cessent de scruter avec ses cinq sens les détails qui font sens. En effet, « que toute notre connaissance commence avec l’expérience, il n’y a là aucun doute », affirmait Kant au seuil de la Critique de la raison pure. Ajoutons toutefois, si le Sherlok Holmes bruxellois multiplie les coups d’éclat, il brille plus qu’il n’illumine, tant les chemins par lesquels il passe de l’observation à la déduction échappent au spectateur moyen dont je suis. Mais l’on excusera aisément ces raisonnements hâtifs, sinon bâclés, par la composante suivante.
- Rappelons ensuite dans notre monde pressé qui vit au rythme essoufflant de l’accélération (Rosa), que l’esprit n’accueille la vérité que dans l’attention à chaque détail patiemment colligé et la rigueur de leur connexion rigoureusement établie. Or, ces actes requièrent la patience du temps et l’habileté de la vertu. Ce que Poirot résume dans un mot qui vient corriger la première impression : « La vérité exige beaucoup d’efforts ».
- La différence diachronique vient croiser l’altérité synchronique. Autrement dit, le détective n’a pas seulement besoin de durer avec vigilance sur les lieux du crime, mais aussi de bénéficier d’un interlocteur, en l’occurrence, d’une interlocutrice : Ariadne. « Vous avez été aidé », lui dira-t-elle. Le solitaire reconnaîtra son besoin d’être solidaire avec une humilité inattendue : « Il est bon d’avoir une amie dans cette histoire ». L’on objectera que la prétendue amie est en réalité toujours en quête de sujets pour ses romans (Agatha Christie se projette-t-elle en elle ?). Cependant, si sa motivation est en partie utilitariste, la romancière fera preuve d’un courage désintéressé (et donc utile, mais pour l’autre), lorsqu’elle osera dire à ce fat chercheur de vérité, trop rassuré par sa génialité, ses « quatre vérités ».
- Une vérité vitale ne s’atteint que par ce qui, en soi, est vivant et même est le plus vivant. Or, c’est par notre affectivité que nous nous éprouvons en vie, ainsi qu’Edith Stein l’a montré. Autrement dit, la vie, la vie humaine, est auto-affection – et ici, il nous faut convoquer un autre phénoménologue, Michel Henry. L’on ne peut donc se conformer à une vérité personnelle qu’en se laissant transformer personnellement. Voilà pourquoi Hercule Poirot ne résoudra le mystère de Venise que lorsqu’il se laissera toucher au cœur : non pas tant par cette belle femme qui lui fait ouvertement des avances que par ce petit garçon, désormais orphelin, si précoce et donc si esseulé, en qui il se projette si aisément.
- En plus de l’expérience, du temps, de l’autre et de l’affect, la raison a besoin d’une instance encore plus inattendue, voire, pour Poirot, incongrue : la foi. Tel est, de fait, le débat central du scénario : dans une cité éminemment religieuse (et pas seulement par son passé) qu’est Venise (« Chaque maison est hantée ou maudite »), de plus tourmentée par la colère céleste d’un orage aussi inquiétant que symbolique, le détective rationaliste est contraint à se poser les questions que, par principe et méthode, il écarte systématiquement. Contre ses convictions, il participe à une séance de spiritisme. Or, qui dit spiritisme dit défunts. Qui dit défunt dit survie de l’âme. Qui dit âme immortelle dit âme spirituelle créée par Dieu. Donc, en toute rigueur, le spiritisme place face au dilemme : supercherie ou existence de Dieu ? Certes, le détective belge éventera tous les stratagèmes de la pseudo-médium. Certes, il expliquera les soi-disant visions par le poison hallucinogène versé dans son thé (ô sacrilège !). Mais il ne pourra nier au terme que tout n’est pas raison (du moins au sens étroitement rationaliste) et que même les fantômes ont une certaine existence : « Je sais juste que l’on ne peut pas fuir ses fantômes. On doit vivre avec ».
- Enfin et surtout, au nom de la loi majuscule selon laquelle la réception à la lumière de la vérité autant qu’elle veut se donner, la raison demande à être définitivement élargie par l’amour. Non point celui, potentiellement sponsal, de la femme amoureuse, puique le vieux garçon maniaque l’éconduit. Non point celui, paternel, à l’égard du jeune Leopold, puisqu’il le remet entre les mains de son tuteur. Non point celui, amical, qu’il pourrait éprouver, puisque, selon son propre aveu, il n’a pas d’amis. Mais l’amour beaucoup plus large, plus fécond et plus désintéressé, des personnes que son talent d’exception est appelé à servir. Symbolique contraste entre la scène initiale où, toute porte gardée par son molosse colosse, Poirot réduit tout son génie à mesurer la taille de ses œufs à la coque – et la scène finale où, après avoir ouvert cette même porte, son cœur l’est à nouveau et accueille son hôte (son autre !) dans la chambre haute baignée d’une glorieuse lumière. Symbolique inclusion d’un film qui, se déroulant presque intégralement dans la nuit claustrophique d’un palais vénitien hanté par la mort, est encadré par cette double scène solaire, celle cynique (« Des opportunistes qui profitent des vulnérables ») et acédique (« Je ne suis pas doué pour m’amuser » ; « La vérité est triste ») d’une vérité tenue captive de l’ego, et celle, chaleureuse et joyeuse, d’une vérité enfin mise au service de l’autre et redonnant vie à son serviteur. « Remettez de la vie dans votre vie ».
Une fois évanoui le double obstacle de la fatuité (vivre seulement par soi) et de inserviabilité (vivre seulement pour soi) – qui sont les deux maladies de l’égoïté –, s’épanouit la vocation de celui qui est humblement par autrui pour être généreusement pour autrui. L’intelligence n’est sou-mission à la lumière que parce qu’elle s’arrache à la dé-mission de l’égoïsme paresseux et s’attache à sa mission qu’est la diaconie d’autrui. Née de l’amour de la vérité, l’esprit ne vit de la vérité que pour mieux aimer.
Pascal Ide
En 1947, Hercule Poirot (Kenneth Branagh) s’est désormais retiré à Venise. Il a engagé un ancien policier local, Vitale Portfoglio (Riccardo Scamarcio), comme garde du corps pour bloquer toute personne voulant lui proposer une nouvelle affaire. Dans cette ville sinistrée par la Seconde Guerre mondiale, il reçoit tout de même la visite de son amie écrivaine à succès, Ariadne Oliver (Tina Fey). Cette dernière veut absolument qu’il l’accompagne à une séance de spiritisme dans un vieux palazzo prétendument hanté, le jour d’Halloween. Miss Oliver veut prouver coûte que coûte que la médium Joyce Reynolds (Michelle Yeoh) est une menteuse et escroc.
La séance est organisée par Rowena Drake (Kelly Reilly), une chanteuse d’opéra qui espère pouvoir communiquer avec sa fille défunte, Alicia, qui s’est apparemment suicidée un an plus tôt. Accompagné de Miss Oliver et de son garde du corps, Poirot rencontre donc au palazzo la maîtresse des lieux, sa gouvernante Olga Seminoff (Camille Cottin), le Dr Leslie Ferrier (Jamie Dornan) et son jeune fils surdoué Leopold (Jude Hill), ainsi que Maxime Gérard (Kyle Allen), l’ex-fiancé d’Alicia. Dans la soirée, Joyce Reynolds arrive, accompagnée de son assistante. Poirot parvient rapidement à prouver la supercherie, en découvrant que Nicholas (Ali Khan) et Desdemona Holland (Emma Laird), frère et sœur, jouent et se jouent les prétendues âmes des défunts. Toutefois des phénomènes, eux, réellement étranges, se produisent et troublent le sceptique Poirot. Surtout, lorsque juste après minuit, Joyce Reynolds est retrouvée tuée, il décide de reprendre du service.