Midnight Express, drame américano-britannique et biopic d’Alan Parker, 1978. Inspiré de l’autobiographie éponyme de Billy Hayes, coécrite avec William Hoffer. Avec Brad Davis, Randy Quaid, John Hurt, Paul Smith.
Thèmes
Salut, liberté, drogue, victimisation.
On a vu dans le film culte d’Alan Parker, inspiré d’un récit autobiographique, la description sans concession du microcosme de la prison qui brise et non pas bronze un jeune délinquant plus inconscient que pervers ; on y aussi a lu la dénonciation de l’arbitraire des puissants qui transforment les individualités en pion et en moyen, les broyant ou les sauvant au gré non de leur dignité inaliénable mais des intérêts dits supérieurs ; les autorités turques ont accusé de racisme le film qui ose décrire le sort d’un étranger dans l’univers ottoman de surcroît carcéral, atroce et sans pitié (l’opposition chrétien-musulman n’est pas soulignée). Et il est vrai que le réalisateur a une capacité rare à nous faire sentir les émotions au ras de leur émergence. Avec une étonnante économie de moyens, presque sans mot, le premier quart d’heure réussit à nous faire transpirer de peur autant que son héros.
Certes, Alan Parker ne résiste pas à l’envie de glisser une pointe anarchiste, notamment lorsqu’il prend la parole à la place de Billy face à ses Pilate de bourreaux, dans un réquisitoire qui a manifestement fait plus de plaisir au réalisateur que de bien au prévenu, et nous sert un discours anormatif : « Qu’est-ce qu’un crime ? Qui peut le punir ? Le légal d’hier est l’illégal d’aujourd’hui ». Non sans pointer une vérité profonde, qui est celle de l’anarchie, à savoir la valeur infinie de la vie de chacun : « J’ai passé trois ans et demi de mon existence en prison. J’ai payé mon erreur de jeunesse. Mais le procureur ignore tout de cette vertu humaine qu’est la clémence ».
Pourtant, ce récit me semble dépasser l’analyse sociologique ou la simple condamnation, voire le pamphlet. Dans la lente descente, cauchemardesque, de ce jeune homme somme toute relativement innocent, suivie d’une brève sortie, improbable, inattendue, qui nous est contée, il se joue davantage, au plan anthropologique, voire au plan sotériologique.
1) Une descente qui est un émiettement
Le film ne se contente pas de décrire l’abomination de l’univers où le trop jeune Billy entre avec une crainte légitime. On n’en finirait pas d’énumérer ses caractéristiques déshumanisantes comme le décalage culturel. Mais Midnight Express n’a pas la naïveté d’accuser le seul univers carcéral turc. Il est dégradant aussi parce que l’homme accepte de se laisser dégrader. En effet, rien n’arrive en l’homme et ne l’altère en profondeur que parce qu’il lui laisse la possibilité d’arriver.
Comprenons bien mon propos : il ne s’agit bien entendu pas de nier l’objectivité de la situation inadmissible qu’il subit, du sadisme du gardien en chef, de l’injustice de sa condamnation largement démesurée, de la lâcheté du Consul (qui reste en place, malgré l’injustice, ce qui laisse supposer quelques compromissions), etc. Mais Billy n’est vraiment atteint, détruit en son être profond que parce qu’il laisse cet univers prendre racine en lui. Il ne s’agit pas non plus de nier les excuses multiples et insondables dues à la situation d’abandon d’un jeune dénué de structuration psychique dans un univers aussi excluant et dépravé. On sait combien la violence subie se métabolise en violence vue et bientôt agie : elle s’autoengendre et s’autoentretient.
D’ailleurs cette conviction qui donne une telle place et souligne l’immense dignité de l’intériorité humaine est, sinon une découverte du christianisme (on connaît l’évolution du théâtre grec, du sens grec de la faute qui, d’objective devient subjective), du moins l’un de ses biens communs les plus forts. Elle prépare à la rédemption et en donne le sens et le prix.
Mais en quoi consiste cette dégradation ? Elle est une pulvérisation. La descente adopte une figure qu’il importe de souligner : l’éclatement. A l’image du sort réservé au sac-à-dos et aux autres affaires de Billy sur lesquels les douaniers s’acharnent avec une inquiétante jubilation, sa vie, ses sécurités vont se trouver progressivement mises en miette. A l’image d’une société où la loi ne contient rien puisque, comme le dit Max, « en Turquie, il n’y a pas d’avocats intègres, la corruption est enseignée en fac ».
Or, cet éclatement est une preuve en creux du lâcher-prise ou plutôt du laisser-aller de la liberté. Lorsque celle-ci renonce à maîtriser non pas les événements extérieurs, car cela est impossible, mais leur vécu et donc notre dignité, l’homme ne devient pas seulement un bouchon qui monte et descend avec la vague, une chose parmi les choses, il se désagrège. Car c’est la liberté qui assure notre unité. Vu de l’extérieur, la division opère plutôt de l’extérieur : endurcissement du corps torturé (on sait en effet que celui qui est contraint de vivre une existence de clochard ne peut survivre qu’en mettant son corps entre parenthèses).
Mais le morcellement est intérieur. Il opère d’abord dans son cœur, entre ce qu’il est et ce qu’il voudrait être. Et telle est l’œuvre de mine opéré par la culpabilité. Billy écrit très clairement à ses parents l’immense honte qu’il ressent.
La division se poursuit et se vérifie surtout au plan affectif. Progressivement apparaissent les pulsions justement qualifiées de partielles par Freud : pulsions voyeuristes (regardant, avec beaucoup d’autres, le supplice de la bastonade des pieds qu’il a subi), pulsions sadiques (que réveille son misérable compagnon-indic, Rifki, lorsqu’il lui résume sa philosophie : « Tu es américain, tu ne sais rien. Le loup mange le loup. Tu b… ton ennemi avant qu’il ne te b… Et tu dois b… le dernier ».), pulsions homosexuelles (le fameux baiser dans le bain), régressions tactiles (le shampoing réciproque), etc. Cette parcellisation trouvera son point culminant dans la très pénible rencontre entre Billy et sa fiancée, Susan (Irene Miracle). Réduit à l’état de loque, celui-ci ne l’écoute pas, ne regarde même pas son visage. Hypnotisé par la béance de son chemisier, il exige de Susan qu’elle se déshabille et se masturbe en sa présence.
Cette atomisation est d’ailleurs favorisée par le milieu ; plus encore, elle est vécue emblématiquement par le gardien-chef. Il ne punit pas, il jouit de faire souffrir, dans un sourire-grimace déformé par un tic, lorsqu’il manie la trique. Et sa pulsion est proportionnelle à son pouvoir. La fin du film évoquera la pulsion perverse inavouée en laquelle s’enracine son sadisme, la pédophilie.
2) Une rédemption qui n’est pas démission
Il peut sembler étrange de parler d’un salut. En effet, qui dit salut, dit intervention d’un autre venant au secours de celui qui doit être sauvé. Le schème sotériologique est, par essence, un refus du solipsisme qui clôt l’homme sur lui-même ; il déjoue les tentations toujours renaissantes d’autoproclamation de l’égo ; dire « je suis sauvé », c’est d’abord affirmer, au passif : « un autre que moi me sauve » : « je ne peux accéder à la pleine réconciliation avec moi-même que par la médiation d’un autre auquel je m’ouvre, dont j’attends quelque chose que je ne peux me donner ». La question étant de savoir quel autre est fiable, c’est-à-dire quelle parole et promesse est digne de confiance.
Or, tout le film d’Alan Parker semble construit sur ce refus d’une altérité réconciliatrice. Justement, parce que personne ne veut ou ne peut tenir les promesses qu’il fait. En effet, le récit montre l’effondrement progressif de toutes les protections sécurisantes qui entourent Billy : son père, son avocat, le consul, ses amis en prison (celui qui est le plus proche s’en va, les deux autres deviennent fous) et même, semble-t-il, à la toute fin, sa fiancée, puisque le don de l’argent ne lui permet pas de s’en tirer. D’ailleurs, le spectateur vit émotionnellement, à un rythme accéléré, le même abandon angoissant que le héros : au fur et à mesure où tous les appuis extérieurs le lâchent, il sent monter en lui l’angoisse de la solitude. La question se martèle, de plus en plus angoissante : « Comment pourrais-je en sortir ? » On en arrive même à trouver plausible une fin à la Brazil où Billy se retrouverait en train de marcher avec les criminels fous, sans fin ni possibilité d’en sortir.
D’ailleurs, Alan Parker prend le soin de souligner le rejet que Billy fait de la foi chrétienne : « Le Christ a pardonné à ses bourreaux, dit-il à ses juges. Moi, c’est exclu. Je hais les Turcs » qu’il traite tous de « porcs », ce qui est une injure suprême en pays musulman.
Non seulement le film met en scène cette progressive mise en congé de tout autre, mais, à la fin, il le dit explicitement. Nous reviendrons sur la parole capitale de Susan.
En fait, Susan prend conscience de l’état où a plongé Billy lorsque lui-même la contraint à plonger avec lui. Alors, dans sa propre chair, elle éprouve ce qu’il vit et, par une empathie qui en dit long sur son amour et sa fidélité, elle arrive à nommer la parole qui le sauve.
Nous répondrons à cette objection que, dans un paradoxe qui vaut la peine d’être souligné, c’est au moment où Susan lance à Billy qu’il doit s’en tirer seul, qu’il ne l’est plus. Autrement dit, Billy ne change que parce qu’il répond à un appel qu’il a entendu. L’initiative vient de lui et, pourtant, plus originairement, elle lui échappe. Son acte n’est pas une source sans source, il est une réponse ; mais cet appel le convoque non pas à un assistanat (je vais t’en sortir), mais à une prise de responsabilité (« tu vas t’en sortir »). Loin de se substituter à sa liberté, Susan la suscite. Mais que serait notre liberté, si personne ne nous en faisait prendre conscience et nous en montrait l’insigne dignité et les puissantes virtualités ? L’homme ne naît pas pleinement libre, mais est à libérer.
En effet, Billy avait épuisé toutes ses réserves personnelles d’espérance. Ce lieu où se retrouvent les criminels fous est le concentré de toute la désespérance du monde et, beaucoup plus que la salle où le gardien-chef se repaît de la souffrance des prisonniers, le véritable enfer de cette prison. On se souvient en effet du mot terrible que Dante voit gravé sur la porte du lieu infernal : « Toi qui entres en ce lieu, perds toute espérance ». D’abord, c’est un lieu inférieur, à l’instar de l’étymologie topologique des termes shéol et enfer. Par ailleurs, on y accède après une descente, matérielle et spirituelle, une plongée dans le découragement aussi sombre que cet espace sans lumière. Les personnes marchent dans un mouvement circulaire perpétuel, donc sans but ni terme ; plus encore, elles sont juxtaposées, sans contact ni parole ; en outre, le sens giratoire est obligatoire : même dans le lieu du plus grand non-sens, des codes contraignants sont encore en vigueur. Et pourtant, enfin, on y revient : Billy y retournera. Ce lieu où se concentrent toutes les absurdités exerce une sorte de fascination : celle du vide, de la vanité absolue, de la ténèbre, une sorte de suicide pour zombie, de mythe de Sisyphe vécu à l’horizontal. D’ailleurs, un faux-sage, Ahmed se chargera d’expliquer à Billy le sens du non-sens, l’explication désespérée qu’il s’est construite pour survivre : « Nous sommes une machine qui ne fonctionne pas. Le patron le sait, mais pas nous ». Conclusion : « Vous n’en sortirez jamais ».
Et c’est non pas du fond, mais alors qu’il est au fond de ce désespoir qui creuse son visage et, le rendant cadavérique, anticipe les marques de la mort, que l’espérance va jaillir. Une parole venue d’un autre. Il y a plus. D’où vient cette parole de salut et de vie ? Il est clair que Susan ne s’attendait pas à trouver Billy si abîmé. A la vue de ce mort-vivant, une immense compassion la soulève. « Billy, mon amour, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? » Mais que faire, que dire ? Cette glace l’empêche de rejoindre Billy et lui apporter la consolation dont il a besoin. Et si cette glace était le salut. Empêchant la fusion, elle ne peut être remplacée que par une parole, une parole qui peut rendre au jeune homme sa liberté en fuite. Encore faut-il que cette parole jaillisse du plus profond du cœur de la fiancée, donc qu’elle soit capable d’entendre le fond de son propre cœur, donc qu’elle soit à l’écoute du cœur de celui qu’elle aime. Là encore, l’impossibilité du rapprochement physique est une chance qui laisse s’exprimer un au-delà de l’affectif. Et le miracle se produit. Comment ?
Revenons sur cette scène éminemment pénible. Susan résiste d’abord à se déshabiller, jette un pudique regard en arrière, puis cède par amour à ce triste jeu de striptease (« Enlève-le, s’il te plaît », ne peut que répéter Billy, enfermé dans sa compulsion). Elle découvre alors que son fiancé a exigé ce spectacle pour s’exciter, tristement seul, en face d’elle sans elle. Soudain, elle comprend ou plutôt, elle ressent : tout son être tressaille d’horreur en éprouvant l’état de déchéance où en est arrivé Billy (« J’aimerais tellement t’aider davantage »). Elle prend aussi conscience, du dedans, du déni où il s’est enfermé : la prison enferme beaucoup moins son fiancé que son état de prostration victimaire qui exige la compassion (« J’en ai marre »). Maintenant peut jaillir la parole qui convoque à la liberté. Une parole sans aucune once de jugement, dénuée de tout moralisme ; une parole qui sauve : « Ne compte que sur toi, sur personne d’autre que sur toi. Si tu restes ici, tu mourras. Ressaisis-toi ». Sa réaction est en fait une action, l’action par excellence du film, et elle est née d’un amour.
Or, tel est le message central du salut : du et au fin fond de l’abîme retentit la parole de rachat. Que la personne qui s’enferme dans l’acte le plus choquant (et la scène bien que suggérée l’est vraiment), puisse être rejointe par un acte d’amour, cela est proprement évangélique. Que la parole la plus libérante vienne rejoindre Billy au moment où il touche le plus sordide et le plus glauque (dans une discrétion d’images que le cinéma d’aujourd’hui a malheureusement oubliée), hoc divinum est.
Les mots de Susan jaillissent d’un amour vrai et pur. Certes, son père l’aime, lui qui a intuitivement perçu la dureté de cet anti-père qu’est le gardien et lui hurle toute sa colère et surtout lui qui, en pleurant, a cette parole superbe mais ambiguë : « Si je pouvais prendre ta place, je la prendrais », ce qui lui vaut le retour sincère : « Papa, je t’aime ». Il n’empêche que son mot d’ordre répété est : « Je te sortirai de là. Mais reste surtout tranquille ». Même consigne chez l’avocat encore plus graisseux, sinon huileux qu’onctueux. A chaque fois, ces conseils-ordres le ligotent en une posture passive et font le lit de la position victimale qui est la plus assurée quoique la plus subtile des paralysies de sa liberté. Alors, il suffira à Billy d’écouter avec complaisance sa souffrance (« La solitude, écrit-il à Susan, c’est une douleur physique qui vous prend tout entier et qu’on ne peut isoler dans une partie de son corps ») pour doucement se laisser couler. Mais Billy le comprend comme confusément et se prépare à sa libération définitive, par exemple : lorsqu’il affirme : « Les Turcs me vident de mes forces, lentement » ; lorsqu’il décide de garder les cheveux coupés, comme lors de son entrée en prison : « Pour ne pas oublier », explique-t-il ; lorsqu’il répète avec son compagnon, non sans réagir à l’égard de son éducation religieuse : « Cloître, caverne, prison, monastère ». D’ailleurs, c’est lorsqu’il prend conscience que ni le Consul (l’appauvrissement de la prison lui a permis de percevoir tout le double jeu), ni les juges (« Mes mains sont liées par Ankara ») – ne parlons pas de son avocat qui ne pense qu’à venir lui soutirer de l’argent – ne peuvent rien pour lui, qu’il décide de s’évader. Ce n’est pas par hasard que, juste après sa condamnation à 30 ans de réclusion, Billy se remémore les paroles de son père qui l’incitaient à la résignation : il est donc implicitement assimilé à ceux qui, sous prétexte de le défendre, ont anesthésié son libre-arbitre.
Une des forces du film réside dans le parti pris de prendre systématiquement le point de vue de Billy, sans jamais nous donner un autre point de vue : ainsi sommes-nous forcés d’entrer dans sa vie quotidienne, celle que narre son autobiographie, et ne pouvons nous rassurer, ne serait-ce qu’un instant, en adoptant le point de vue du narrateur neutre et tout-puissant. Nous sommes tout entiers, plongés, avec Billy, dans son enfer(mement) quotidien et en sommes réduits à supputer les attitudes des personnes de l’extérieur. Plus encore, nous sommes comme lui, convoqués à choisir : sombrer dans la désespérance qui est tellement contagieuse ou bien compter sur notre seule liberté et agir.
Est-ce que je force le trait ? Mon enthousiasme révoltera certains qui estimeront que je viens sauver ce qui ne le mérite plus ou que je prête des intentions à Alan Parker que mes développements antérieurs eux-mêmes ont soigneusement exclues. J’insiste : c’est justement parce que tout est perdu que Dieu est venu. Et si Alan Parker est un grand réalisateur, c’est qu’il exprime en son œuvre plus qu’il n’imagine. Une telle interprétation choquera plus d’un et je ne la servirais qu’avec grandes précautions oratoires pour ne pas choquer mon public. Il demeure que, si on en reste au ras du récit, on ne peut qu’être totalement surpris et par la réaction de Susan – sa parole ne vient pas d’elle – et par les fruits de cette parole. La suite en montrera la fécondité : Billy trouvera la force de renoncer à la griserie de la salle des murmures tournoyant, en prenant symboliquement le contre-pied (« Un bon Turc marche toujours vers la droite ») et l’inspiration pour répondre à Ahmed (« La machine ignore-t-elle toujours qu’elle est une mauvaise machine ? – Je sais déjà tout. Car je suis l’usine. Je fabrique les machines ».) ; il arrivera à s’éloigner et éloigner les curieux pour déchiffrer le message crypté (il pourrait y avoir une écoute) relatif à l’album photo ; il s’arrachera à l’exemple de Max qui a abandonné toute lutte et surtout il décidera pour la vie, au risque de celle-ci (« Max, je pars, tu m’entends. Si je reste ici plus longtemps, je mourrai ».) et sans nier l’ouverture (« Je reviendrai te chercher. Accroche-toi ».) ; il trouvera le courage d’affronter le chef des gardes ; il y puisera même la force de repousser ce dernier, ce qui causera, bien accidentellement, sa mort (la seule facilité que s’octroie le film).
3) Un don originaire toujours déjà là
Mais une objection encore plus radicale peut être faite à ma relecture sotériologique. Le schéma de toute rédemption opère en trois temps : innocence-chute-salut. Or, le film commence, très fortement, ainsi qu’on le disait, par la chute. Dès la première image, nous comprenons que nous devons faire le deuil du super-héros sans peur et sans reproche qui sécurise tellement nos craintes archaïques, voire ancestrales. Plus encore, nous n’avons même pas le droit de goûter au bonheur du héros avec une personne dont on a dit pourtant toute l’importance et la profondeur. Ce n’est qu’après qu’on apprend que Susan n’est pas une amie rencontrée par hasard mais sa fiancée. D’emblée, nous voyons le héros en transgression ; plus encore, par une douloureuse justice immanente, il paye déjà en monnaie de crainte et même d’angoisse, le crime qu’il est en train de commettre. Alan Parker qui n’épargne vraiment pas son public se meut immédiatement dans le registre de l’angoisse. L’enjeu du premier temps n’est pas mince. Le schéma vraiment chrétien de la rédemption souligne que le don originaire est toujours plus ancien que la chute : le péché, plus jeune que la nature, aime dire Paul Ricœur. De ce fait, le pélagianisme, si typique des schémas chute-rédemption et constamment renaissant, est doublement évité : pas seulement parce qu’une main nous est tendue, mais parce que, depuis déjà toujours, nous sommes nés à notre être et notre destinée, par des mains aimantes qui nous y ont fait entrer.
Nous répondrons que la structure apparemment linéaire du récit est en réalité double : lente descente vers des zones de plus en plus sombres de l’angoisse ; à quoi succède une fin, dont la brièveté fait plutôt penser à une conclusion, s’il n’y avait une telle rupture avec tout le reste du film et qui est le retour du soleil et de la danse, dont la fin, traitée en style neutre, journalistique, nous assure qu’elle est irréversible.
En fait, le temps de l’innocence première qui est aussi celui de la dotation originaire est constamment mais implicitement présente. Billy est riche de ses relations, de l’amour qu’il a suscité dans le cœur de Susan et dont il ne mesure pas encore l’importance. Il est surtout riche de tous les dons qui sont en lui, à commencer par celui de la liberté et surtout celui de l’espoir, du refus de tout fatalisme. Et s’il aspire tant à la liberté et au soleil, n’est-ce pas parce qu’il y a puisé et qu’il en garde le goût de miel dans sa mémoire ? D’ailleurs, lorqu’il arrivera sur le seuil de la sortie, il s’arrêtera un moment, comme un homme ivre : le don de la liberté est trop grand ; il n’ose y croire.
C’est là où il faut corriger le schéma selon lequel l’homme ne naît pas libre, mais le devient, par rédemption-libération. Celle-ci ne pourrait avoir lieu si la personne n’était pas, dans le fond de son être, déjà donnée à elle-même. Le désir précède la liberté et la met en marche ; plus encore, Dieu nous a déjà gratifié d’une nature.
Un signe discret de ce don premier en est la présence de la croix que porte Billy. Il ne sera rien dit de l’Islam turc ; mais on sait que ce pays à grande majorité musulmane est peu respectueux des autres religions, en particulier de la petit minorité chrétienne. Certes, à partir d’un moment qu’il faudrait déterminer, Billy ne porte plus sa croix. Plusieurs choses portent à croire que Billy n’est advenu à sa liberté qu’en se dégageant d’un certain nombre d’aliénations. Il n’empêche que le film conclut sur d’heureuses photos de retrouvaille avec sa famille. Et l’empathie, cet exchange of gifts qui a transpercé le cœur de Billy en transperçant celui de Susan, est l’un des plus beaux fruits humains de l’Évangile à notre temps.
4) Conclusion
Enfin, tel ne serait-il pas l’un des sens du titre énigmatique du film ? L’« Express de minuit » est la métaphore employée par les prisonniers pour désigner l’évasion. Mais la libération physique n’est que la première étape d’un affranchissement intérieur.
Si Billy s’est sauvé, c’est parce qu’il a toujours gardé, secrètement chevillée en lui, l’espérance d’en sortir ; c’est qu’il ne s’est jamais totalement résigné. Or, son rêve porte un nom : Midnight Express, c’est-à-dire ce rêve fou qu’un train passe à minuit pour l’emmener loin de ce lieu de cauchemar. Certes, c’est un autre, son compagnon, qui lui parle de ce train (« Le mieux, c’est de se tailler par l’express de minuit. C’est une expression pour dire ‘se faire la malle’ ») ; mais c’est bien lui qui se réveille en pleine nuit en croyant l’entendre. Or, qui a appris à Billy à rêver ? Qui lui a donné ce droit de vivre au niveau de ses songes les plus fous ? Là encore, c’est un cadeau de la vie qui l’a toujours accompagné.
Il y a plus. Nous observions tout à l’heure que c’est au moment où tout semble perdu que tout est gagné. C’est au moment où William « Billy » Hayes est au plus bas qu’il va enfin remonter. Or, n’est-ce pas là la loi intime de la Rédemption que le Christ a vécu dans sa descente et sa résurrection (cf. Ph 2,6-11) et dont il nous a laissé la parabole : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,24).
Pascal Ide
Au moment où il essaie de faire passer deux kilos de haschich, plus par bravade que par perversion, un jeune américain d’une vingtaine d’années, William « Billy » Hayes (Brad Davis), se fait prendre par la police turque. Après une tentative avortée de fuite, il se retrouve dans la prison de Sağmalcılar, un district d’Istanbul, Bayrampaşa, avec d’autres compagnons, Jimmy (Randy Quaid), Max (John Hurt), Hamidou (Paul Smith). Il écope d’abord d’une peine relativement légère (quatre ans, deux mois) pour détention de drogue. Mais la peine est commuée en une condamnation à trente ans d’incarcération pour trafic de stupéfiants par le tribunal qui veut faire de Billy un exemple. La détention se transforme alors progressivement en une descente aux enfers…