Lost in Translation, drame américano-japonais de Sofia Coppola, 2004. Avec Bill Murray, Scarlett Johansson, Giovanni Ribisi.
Thèmes
Amour, passion.
La précédente analyse nous a montré que l’amour, loin d’être seulement spontané, est un chemin. Et quand l’amour accepte de modeler le temps, il devient fidélité.
Bob (Bill Murray), star sur le déclin, vient participer à Tokyo à une série d’émissions publicitaires pour une marque de whisky. Dans le même hôtel que le sien, il rencontre Charlotte (Scarlett Johansson) qui accompagne son mari venu lui aussi travailler quelques jours. Les couples en crise du quinqua blasé, marié depuis vingt-cinq ans, et de la jeune fille pleine de doutes, mariée depuis deux ans, résisteront-ils à ce qui ressemble beaucoup à une ébauche de romance ?
Pour beaucoup de spectateurs, le scénario de Lost in translation est un anti-scénario : il ne se passe rien. Sofia C. Coppola narre une idylle manquée, voire atteste l’incommunicabilité des personnes, sur fond et à l’instar de l’impossible rencontre des deux cultures, nippone et américaine, qu’elle a expérimentée lors de ses différents déplacements au Japon.
Une telle interprétation me semble passer à côté du sens du film qui nous conte un chemin bouleversant, il est vrai tout intérieur. L’histoire se découpe en trois parties de longueur presque égale, s’achevant chacune par une rencontre décisive entre les héros.
Dans la première, les existences de Bob et Charlotte se croisent, parallèles, n’ayant en commun, que leur agueusie, leur absence de goût et de sens. Loin de favoriser le rapprochement, les longs couloirs vides de l’hôtel, qui est comme le troisième protagoniste du film, accusent la solitude, voire favorisent les trop fameux adultères d’un jour des hommes d’affaire brutalement transplantés. Arrive le premier échange, inattendu, au bar de l’hôtel où, en à peine trois minutes, le très drôlatique Bob réussit à faire rire Charlotte pas moins de six fois. À partir de là, dans la seconde partie, le jetlag aidant, les corps ne cesseront de se rapprocher, le désir mutuel de croître, les défenses de tomber.
Jusqu’à la seconde rencontre : le dialogue sur le lit. Il s’agit, incontestablement, du sommet du film. La douce complicité de la nuit, la symbolique du vaste lit, la posture allongée, la proximité des corps, les multiples affinités découvertes, tout incline au rapprochement ultime. Contre toute attente, il n’adviendra pas. Pourquoi ? Le premier échange dit tout.
« Je suis piégée », lance d’emblée Charlotte qui ajoute, anxieuse : « Ça s’arrange avec le temps ? » La jeune femme avoue sans peur ni pudeur son angoisse la plus radicale : l’impression d’enfermement que crée le mariage et que mettent à nu cet hôtel, cette ville, ce pays.
« Non », répond Bob du tac au tac. Charlotte, inquiète, tourne légèrement la tête vers lui. Bob ajoute, après un instant de silence : « Si, ça s’arrange ». Il faut mesurer l’importance de ce passage du « non » au « si » : il y a là tout le chemin de la superficie à la profondeur, de l’apparence à la vérité. En filigrane se dessine toute une réflexion sur le péché. Celui-ci, montre Saint Thomas d’Aquin, comporte une décision effective de détourner son attention de la loi universelle (« Tu ne commettras pas l’adultère »), au profit du bien immédiat (l’aventure) actuellement préféré. La faute opère donc un clivage ; elle est une décision de ne pas voir le bien, une ignorance volontaire et donc coupable. Entre le « non » et le « si », le film met donc en scène la différence entre « fermer les yeux » et « ouvrir les yeux » sur la réalité. Dans le premier cas, la volonté offusque la profondeur du réel et lui substitue une jouissance superficielle et fantasmée ; dans le second cas, l’intelligence reconnaît que si le mariage est difficile au début, avec le temps, « ça s’arrange » ; dès lors, la liberté ne peut, l’instant d’après, préférer au vrai bien du mariage le bien si partiel, si provisoire d’une relation physique de passage.
Quelques instants plus tard, on assiste à une bifurcation similaire à propos des enfants. De même Bob commence à dire la difficulté : « Le jour le plus terrifiant de ma vie, c’est la naissance du premier ». Puis, il ouvre les yeux sur la réalité totale : « Et puis ils apprennent à marcher, à parler et on veut être avec eux. Et là on finit par comprendre que c’est les gens les plus merveilleux qu’on a rencontrés de toute sa vie ». En faisant mémoire de la vérité intime de son histoire, Bob conjure plus efficacement les feux de la passion que tout refoulement qui tôt ou tard la ferait resurgir avec une violence accrue d’avoir été déniée.
Autant la seconde partie s’inscrit sous le signe du rapprochement, autant la troisième éloigne à nouveau les deux héros. Mais leur solitude n’est plus esseulement ; elle est habitée. Leur rencontre, pleine d’empathie, au lieu de prolonger la fuite hors de soi dans une romance sans lendemain, a reconduit chacun à prendre contact avec lui. Et avec son propre engagement. Comment vivre une intimité avec son conjoint sans intériorité ? Comment (ré)épouser l’autre sans d’abord se conjuguer à soi-même ? « Je suis complètement paumé. Je veux aller mieux […] prendre soin de moi », confie Bob, téléphonant à sa femme.
En célébrant une grande vertu oubliée, la fidélité, le film de Sofia Coppola ouvre à la possibilité d’un salut. Au fait, le contraire de « lost » n’est-il pas « sauvé » ?
Pascal Ide
Bob Harris, acteur sur le déclin, se rend à Tokyo pour tourner un spot publicitaire. Il a conscience qu’il se trompe – il devrait être chez lui avec sa famille, jouer au théâtre ou encore chercher un rôle dans un film -, mais il a besoin d’argent. Du haut de son hôtel de luxe, il contemple la ville, mais ne voit rien. Il est ailleurs, détaché de tout, incapable de s’intégrer à la réalité qui l’entoure, incapable également de dormir à cause du décalage horaire. Dans ce même établissement, Charlotte, une jeune Américaine fraîchement diplômée, accompagne son mari, photographe de mode. Ce dernier semble s’intéresser davantage à son travail qu’à sa femme. Se sentant délaissée, Charlotte cherche un peu d’attention. Elle va en trouver auprès de Bob…