Lion, biopic américano-britannico-australien de Garth Davis, 2016. Adaptation du roman éponyme du héros, Saroo Brierley. Avec Dev Patel, Nicole Kidman, David Wenham. Est nominé aux Oscars 2017 du meilleur film, du meilleur acteur dans un second rôle pour Dev Patel, de la meilleure actrice dans un second rôle pour Nicole Kidman, du meilleur scénario adapté, de la meilleure photographie et de la meilleure musique de film.
Thèmes
Émotions, gratitude, amour.
Si nous ne sommes pas prévenus par les spectateurs, les critiques ne manquent pas de nous le dire : faites provision de Kleenex, Lion est le film aux mille émotions. Un exemple entre beaucoup. « Le film est un mélo dickensien pas possible : le truc, inspiré d’une histoire vraie, vous essore dans tous les sens et vous ne pouvez pas faire grand-chose à part vous éponger le visage avec des serpillières ultra-absorbantes », écrit Didier Péron, critique à Libération, le 21 février 2017, ajoutant que « Gareth Davies est attentif à ne pas manipuler trop grossièrement le spectateur, au vu de la densité en sucre rapide mélodramatique que contient ce récit ». On ne sait si le Français craint plus l’émotion ou la manipulation…
En réalité, les émotions peuvent enfermer ou enchanter.
Démesurées, elles sont toxiques. Le drame du petit garçon est par exemple l’effet d’une série d’émotions incontrôlées. Aveuglé par son affection ou culpabilisé de ne pas assez bien en prendre soin, Guddu cède à la pression de Saroo. Trop fusionnel avec son grand frère ou jaloux de sa force, le petit garçon se dissimule ses limites et s’endort. Pris par la panique et angoissé par la solitude, le petit Saroo prend la mauvaise décision : dormir dans la fausse sécurité d’un train vide.
Cette hubris (disproportion) n’échoue pas sur les rivages de l’âge adulte. Traumatisé par son passé, Saroo cherche compulsivement le village de son enfance, délaisse Lucy, l’amour de sa vie, et abandonne même Sue, sa mère australienne. En colère contre l’autre fils adoptif des Brierley qu’il aime pourtant comme un frère et comprend comme un compagnon de galère, Saroo l’agresse injustement au nom de la souffrance démesurée qu’il inflige à sa mère. De son côté, impuissante face aux comportements hyperviolents et autodestructeurs de Mantosh, Sue sombre dans la dépression.
Même l’amour, ou plutôt son excès, peut scotomiser l’esprit. De fait, les différents protagonistes sont souvent enferrés dans des relations de sauvetage, comme les deux derniers exemples l’attestent ; voire ces scénarios sauveteurs cascadent et s’amplifient : Kamla demande à Guddu de garder Saroo qui lui-même doit prendre soin de sa petite sœur. Et Saroo adulte cherche autant à sauver Sue que Mantosh.
Mais la passion (pathos, en grec) n’est pas nécessairement pathologique. Affirmons-le contre le bouddhisme et sa version occidentale qu’est le stoïcisme. Maîtrisée, canalisée ou plutôt intégrée, l’émotion est porteuse de lumière (vérité), de chaleur (bonté) et même d’irradiation (beauté). Continuons à en offrir des illustrations à l’école de Lion.
« Le senti ment », osait affirmer quelqu’un. Tout au contraire, il dit vrai. C’est par le sourd, mais profond sentiment de malaise que Saroo comprend ou plutôt intussusceptionne que Noor, la jeune femme tout sourire et toute compassion qui l’accueille lors de ses premiers jours à Calcultta, trop disponible et prédisposée à être la maman consolatrice de substitution dont il a tant besoin, est en réalité son pire ennemi. En-deça des mots, tout affect est porteur d’une information sur soi-même et, si le cœur est pur et centré, sur le monde environnant : ici, un danger imminent.
C’est aussi dans le même effroi que Saroo puise l’énergie pour s’enfuir à une telle vélocité qu’il décourage Noor de le poursuivre. De même qu’elle s’enracine en amont dans une lumière qu’elle révèle, l’émotion éveille en aval une force qui donne de chercher ce qui est bon ou d’éviter ce qui est douloureux. C’est dans son amour fou pour sa famille, notamment son grand-frère, que Saroo trouve la vitalité qui lui fait sacrifier des années de sa jeunesse et la persévérance qui lui fait explorer une à une les milliers de stations ferroviaires du nord de son pays originaire. Et qu’il trouve le bon moyen.
Ne faisons pas, en retour, de l’affectivité le tout de la personne. L’émotion ne se substitue en rien à la décision de la liberté. Si le couple Brierley, qui est fertile, a renoncé au désir de donner la vie pour adopter les enfants, c’est par choix, au nom de la belle motivation de la compassion (offrir un foyer à des orphelins qui en sont privés) et de celle, erronée, de s’opposer à la surpopulation de la planète (le pays où ils vivent, l’Australie, n’est pas plus peuplé que la seule ville de Calcutta, alors qu’il est deux fois plus grand que l’Inde…). L’émotion ne crée ni ne remplace non plus le trésor de sa mémoire. C’est parce qu’il a gardé le souvenir très précis du château d’eau près des rails qui jouxtent son quartier natal que Saroo retrouve celui-ci.
Enfin, le sentiment n’est pas qu’information et motion ; il est émotion, c’est-à-dire ce ressenti qui saisit parfois tout notre être, corps et psychisme. Et, lorsqu’il est suscité par le don inattendu autant qu’espéré d’un événement heureux, il devient la célébration de la beauté qui enchante la vie. Plus simplement : le surcroît de l’émotion atteste le surcroît de ce qui l’engendre – sa gratuité, donc sa beauté. En faisant savourer le vrai et le bien, cet affect ouvre au beau.
Après une première partie (indienne) prenante, une deuxième partie (australienne) plus poussive, le film accélère de nouveau émotionnellement en dernière partie, lorsque Saroo reconnaît les lieux de son enfance et décide d’y retourner. C’est toute la magie du cinéma, précisément de la caméra dite subjective, de susciter notre empathie, en nous faisant communier au plus près à ce que ressent Saroo : filmant ses pas chancelants dans le quartier de son enfance, la main qui frôle les murs du passage étroit conduisant à sa maison natale, l’espoir frémissant en arrivant au seuil, la déception abyssale de la découvrir habitée par des chèvres, l’espoir aussitôt renaissant à la parole du voisin, le doute mêlé d’un désir insensé quand il devine au loin la silhouette de sa mère, enfin, l’émotion intense quand il reconnaît – et la tristesse écrasante quand il apprend la mort de Guddu tué le soir même de sa disparition.
Mais en ralentissant lorsque se profile, au loin dans la ruelle, celle qui semble être sa mère, la caméra ne se fait-elle pas manipulatrice ? N’y a-t-il pas plus subjectif qu’un objectif, selon le mot fameux de Salvador Dali ? Le spectateur répondra qu’il consent volontiers à être complice du réalisateur. Mais il se dit beaucoup plus. En dilatant la durée, le film nous fait plonger dans la vérité du temps subjectif qui n’a rien d’un temps calendaire scandé par la régularité d’un métronome. Le ralentissement qui est, au sens le plus propre, émouvant, exprime ce que la mémoire imprime : une minute d’intense émotion prend plus de place dans notre souvenir que des semaines de routine ; l’expérience d’un moment compte parfois plus que des années entières s’affalant dans la banalité. La vérité de notre existence est à l’égale distance entre la manipulation subjectiviste et la froideur objectivante.
Ce qui est vrai du temps l’est aussi de l’espace. Qu’ils sont justes, lors de la rencontre finale entre Saroo et sa mère, cet élan contenu, ce brusque arrêt à distance, voire ce doute (le don est toujours plus grand que notre capacité à le recevoir), le besoin de signe (la cicatrice de la pastèque). Alors, enfin, la joie peut éclater, les corps s’embrasser, les mains s’entrelacer, les cœurs ne pas en finir de se reconnaître et de reconnaître le cadeau immérité de ces retrouvailles.
Cependant, pour moi, la plus grande émotion ne se vit pas là, mais dans la toute dernière image du film, lorsqu’il devient document (plus que documentaire), c’est-à-dire lorsqu’il advient à la réalité qui est modèle : la rencontre entre les deux mères, mal qualifiées de biologique et d’adoptive – comme si chacune d’elle ne modelait pas son enfant, corps et âme. Un mot se dessine sur les lèvres de Kamla : « Merci », et nous pouvons aisément en dérouler le contenu : Merci d’avoir recueilli mon petit garçon et d’en avoir fait un beau jeune homme ; merci d’avoir été suffisamment aimante pour le faire grandir et suffisamment respectueuse pour lui permettre de revenir. Et si la scène est si prenante, si belle, c’est qu’elle célèbre le plus beau et le plus grand de tous les sentiments : la gratitude.
Ce « merci » fait écho à celui qui a jailli des lèvres de Kamla lorsqu’elle a retrouvé Saroo après vingt-cinq années de séparation ; il s’est alors accompagné du deuxième plus beau mot de la langue française : « Pardon ». Autant la mère s’est écriée « merci » pour ce retour tant attendu, autant Saroo a murmuré « pardon » de cette souffrance dont il fut la cause involontaire.
La gratitude contagieuse s’étend à Dieu même que Kamla n’a jamais cessé de prier avec confiance pour que son fils revienne, incarnant celle-ci dans son refus de déménager, redoublant la pauvreté de sa condition par celle de sa fixité.
Gratitude aussi à l’égard de la technique, fruit du génie humain dont, pour une fois, le cinéma montre qu’elle peut être au service du bien. Mais par la médiation de l’application Google Earth, ces retrouvailles ne sont-elles pas, au sens le plus strict du terme, un don du ciel ? Le générique, inspiré, n’est pas une visite, lorgnant du côté de Yann Artus-Bertrand, de l’Inde vue du ciel, mais un hommage rendu à une technique devenue éthique autant qu’esthétique (qui a dit que nous sommes encore en compagnie des trois transcendantaux ?), sinon liturgique.
Lion est la traduction du prénom Sharu que le petit Saroo, analphabète, avait déformé ; il est aussi le surnom affectueux que Kamla donnait à son fils : « Tu es mon petit lion ». Le roi des animaux n’est-il pas le symbole – plus que le modèle – de la puissance tranquille, de l’émotion intégrée ? Avant d’être le seigneur de la jungle, le lion est, selon le mot heureux de Gœthe, le « seigneur de lui-même ».
Pascal Ide
1986, Saroo (Sunny Pawar), cinq ans, forme, avec sa mère, Kamla (Priyanka Bose), son grand frère, dix ans, Guddu (Abhishek Bharate), et sa petite sœur, un bébé nommé Shekila (Khushi Solanki), une famille très pauvre et unie, qui vit de petits boulots et de débrouillardise, dans le village de Ganesh Talai, à Khandwa dans l’État du Madhya Pradesh, dans le centre de l’Inde. Guddu doit partir dans une autre ville pour la moisson. Très attaché à son grand frère, Saroo insiste pour partir avec lui et l’aider. Se sentant responsable de Saroo, Guddu y consent. Ils prennent le train et arrivent en pleine nuit dans une gare inconnue de Saroo. Alors que Guddu demande à son petit frère de l’accompagner pour son travail, celui-ci, très fatigué, le supplie de le laisser dormir ; il finit par accepter de le laisser tout seul, en lui demandant d’attendre sur un banc dans la gare. Réveillé par des bruits qu’il juge inquiétants, Saroo est pris de panique, cherche Guddu dans toute la gare et finit par se réfugier dans un train à l’arrêt où il s’endort.
Le bruit du train en marche le réveille : le train roule. Les voitures sont vides et les portières bloquées. Ce n’est qu’à l’arrivée en gare de Howrah à Calcutta, au Bengale-Occidental, à 1600 km. de son point de départ, que les portières s’ouvrent enfin pour laisser des passagers monter. Saroo sort enfin de ce train où il est demeuré enfermé 29 heures. Dans cette ville tentaculaire et très dangereuse, personne ne s’intéresse à ce petit garçon seul comme tant d’autres, ni ne le comprend : sa langue est l’hindi, celle de Calcutta, le bengali. Il erre en compagnie d’autres enfants, échappant de peu à un enlèvement par des adultes aux desseins malveillants, sous la complicité de la police. Il est repéré par une jeune femme, Noor (Tannishtha Chatterjee), qui l’accueille et le nourrit avec gentillesse, mais s’avère être de connivence avec un homme qui se livre à de sombres trafics. Mû par son instinct de survie, Saroo s’enfuit. Il est finalement recueilli par un orphelinat sordide, Liluah, où les enfants sont enfermés derrière des fenêtres à barreaux et réintègrent leur dortoir la nuit en pleurant, tandis que des adultes y pénètrent, suggérant un réseau pédophile s’exerçant en tout impunité. Mais une femme qui visite l’orphelinat s’intéresse à Saroo et trouve un couple d’Australiens de Hobart, en Tasmanie, John (David Wenham) et Sue Brierley (Nicole Kidman), qui acceptent d’adopter Saroo. En un an, il apprend l’anglais et s’initie sans difficulté à cette nouvelle culture, entouré de ces deux parents aimants.
Nous retrouvons Saroo Brierley (Dev Patel, découvert dans Slumdog Millionnaire), 20 ans plus tard. Devenu un homme doux et beau, il est parfaitement intégré à la société australienne, fait la joie de ses parents adoptifs, à l’inverse de son autre frère adoptif, Mantosh (Divian Ladwa), asociable et violent. Il part faire des études d’hôtellerie et se lie avec une australienne, Lucy (Rooney Mara). Toutefois, des bribes de souvenir et la pensée de l’inquiétude de sa mère le tourmentent. Mais comment la retrouver ainsi que ce grand frère si aimé ? Et comment l’aide du logiciel Google Earth peut-il l’aider : « Il faudrait une vie pour passer en revue toutes les gares de l’Inde » ? Et à y passer la vie, ne risque-t-il pas de perdre ceux qui l’aiment en Australie ?