Les Ombres du Coeur, drame britannique de Richard Attenborough, 1994. Avec Anthony Hopkins, Debra Winger, Joseph Mazzello.
Thèmes
Amour, mort.
Nous avons vu que l’amour demande de passer du sentiment à la parole (ce que Benoît XVI développe dans Deus Caritas est, n. 17). Dans Les Ombres du Cœur, superbe film de Richard Attenborough (1993) inspiré d’une histoire vraie, l’amour fait parcourir une autre route : du cœur protégé et solitaire au cœur vulnérable et donné.
Jack Lewis (Anthony Hopkins, toujours admirable de finesse) écoule une vie apparemment paisible entre ses différentes activités de professeur d’université aux cours appréciés, de conférencier reconnu et d’écrivain talentueux à qui l’on doit Les Chroniques de Narnia (très fameuses en Angleterre, elles viennent d’être révélées à la planète par un superbe film).
Ah j’oubliais : il est célibataire. Je l’ai oublié, car sa vie semble tellement équilibrée, heureuse, que nul manque n’apparaît. L’affection des amis qu’il retrouve fidèlement au pub et à qui il lit des morceaux choisis de ses contes ne lui suffit-elle pas ?
Jusqu’au jour où une de ses admiratrices américaines, Joy Gresham, entre par effraction dans sa vie. Pour l’aider, il accepte un mariage blanc qui permet à la jeune femme, divorcée d’un mari violent, d’obtenir la nationalité britannique. L’admiration de Joy ne tarde pas à se transformer en amour. De son côté, Jack dit n’éprouver pour elle que de l’amitié. Mais pourquoi le monde passe-t-il du gris au rose quand Joy s’annonce ? Ces épousailles virtuelles se transformeront-elles en une alliance réelle ?
Encore faut-il que le cérébral Jack se rende compte qu’il ressent de l’amour. Il vaut la peine de le voir se duper lui-même, lors d’une de ses rencontres avec Joy. Un moment, Jack répond : « Comment vous mentirai-je ? Je pense ce que je dis ». Première défense : il confond la vérité avec l’authenticité, celle-ci étant identifiée à la pensée. La jeune femme répond avec délicatesse, mais sans se laisser abuser : « Oui, je sais. Mais vous ne dites pas tout. – On ne dit jamais tout. Ce serait trop long ». Seconde protection de Jack : la dépersonnalisation. Quand Joy dit « vous », il répond « on » et non pas « je ». Plus tard, à Joy lui expliquant : « Je tiens à ce que nous restions amis », Jack rétorque : « J’ai toujours trouvé difficile de savoir ce qui se passe entre deux personnes ». Troisième mécanisme de défense : l’universalisation et l’abstraction. À l’image de son langage qui met soigneusement à distance tout sentiment, il demeure sur le seuil de la porte. Un peu plus tard encore, Jack se lance dans une explication abstraite : « Je ne dis pas que l’amitié est sans importance. Je pense même que c’est l’un des plus beaux cadeaux que nous fait la vie… » Joy se garde bien d’achever à la place de Jack ; toutefois, elle l’aide : « Mais… – Il ne faut pas en faire une version édulcorée de ce qu’elle n’est pas. Voilà tout ». Nouvelle manière de contourner son cœur : ne pas prononcer le nom censuré et pourtant si désirable : « l’amour ». Et l’embarras de Jack est tel qu’il se touche l’œil, que son corps devient gauche.
Ainsi, ce célibataire mérite bien le qualificatif d’endurci : une cloison étanche sépare sa tête de son cœur. Comme ses collègues d’Oxford, il a laissé son affectivité à l’entrée de ce lieu dont il apprécie l’atmosphère feutrée. Mais il n’est plus qu’un esprit qui lit, écrit, enseigne, prêche. Lewis n’est donc pas un homme unifié. Ayant ainsi évacué toute altérité intérieure, comment pourrait-il rencontrer l’autre extérieur ?
Plus tard, on apprendra que Jack a perdu sa mère quand il avait neuf ans : « J’ai cru que la vie s’arrêtait. C’était la fin de mon monde ». Depuis ce jour-là, il a protégé son cœur, il hait les velléités introspectives de la psychologie ; surtout il s’est réfugié dans le monde de la lecture (« Quand on lit, lui lance Joy, on ne risque rien ») et a reconstruit un univers magique (comme la Vallée d’Or, lieu réel paradisiaque dont il rêve sans oser le voir).
Comment cet univers rassurant, mais faux, se fissurera-t-il ? Une seule solution : l’épreuve de la souffrance. Joy tombe, brutalement fauchée par un cancer qui ronge son fémur. Brusquement, Lewis se trouve broyé, anéanti. Certes, il réactive la souffrance, profondément enfouie, du deuil de sa mère. Mais, plus encore, est-il donc si attaché à Joy qu’il craigne ainsi de la perdre ? Enfin, Jack s’avoue à lui-même son amour et la demande en mariage.
Profitant d’un moment de rémission dans la maladie de Joy, ils décident de visiter la fameuse Vallée d’or. Désormais, Jack est prêt à affronter le réel. Or, il découvre qu’il est encore plus beau que son rêve : « Je veux rester ici. Je ne veux plus d’ailleurs, plus d’avenir, plus d’autre tournant, jubile Jack ». Sa femme décèle aussitôt la tentation de fuir à nouveau dans un autre monde : « La souffrance à venir fait partie du bonheur présent. C’est la règle du jeu ». Jack, bouleversé, comprend soudain. Épouser Joy, c’est épouser la réalité en sa totalité et conjuguer, en lui, ombres et lumières, cœur, raison et imagination. Là se trouve le secret de cette joie que sa femme porte en son nom et à qui Lewis a dédié son autobiographie : Surprised by joy…
Pascal Ide
Les amours de C. S. Lewis, brillant professeur d’Oxford et auteur à succès et d’une jeune romancière juive américaine qui va déconcerter ce célibataire endurci.