Les Heures sombres (Darkest Hour), biopic britannique de Joe Wright, 2018.
Thèmes
Prudence, politique.
Sous-thèmes
Parole.
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Encore un film sur Churchill, plus, sur le vainqueur anglais de la deuxième Guerre mondiale, direz-vous ? De fait, si vous souhaitez connaître du dedans l’opération Dynamo, allez voir le remarquable Dunkerque (Christopher Nolan, 2017) ; et si vous désirez approfondir son attitude lors du D Day, allez voir le premier film de cette trilogie, tout simplement intitulé Churchill (Jonathan Teplitzky, 2017). J’ajouterai : si vous aspirez à plonger dans les rouages politiciens du pouvoir, brûlez des heures devant la série The Crown. En revanche, si vous voulez mieux découvrir le politique en sa grandeur – et donc, au fond, l’homme, car l’homme, surtout s’il est au sommet de son chemin et surtout s’il est politique, s’accomplit dans et s’identifie à sa mission –, accourrez et goûtez ces Heures sombres… En effet, le réalisateur de Reviens-moi nous donne à voir une leçon non point sur la politique, mais sur l’homme politique qui l’incarne. D’autres, qui ont plus de tropisme pour la res publica, le diront mieux que moi. Pour ma part, je me contenterais de le décrire à partir des actes caractéristiques de la vertu par excellence du chef d’État : non pas d’abord la justice ou le courage, mais la prudence (politique).
Disons-le d’emblée. Si le politique Churchill brille en pleine lumière dans l’accomplissement des quatre actes prudentiels que nous allons passer en revue – vision, délibération, décision et exécution –, ses zones d’ombre n’en sont pas pour autant ignorées. La plus patente est, selon moi, son absence de compassion. Certes, Churchill prendra le temps de montrer à sa secrétaire inquiète ce que deviennent les soldats de l’armée britannique. Demeure que, face aux objections raisonnées et répétées de Lord Halifax sur les 4 000 jeunes soldats envoyés à une mort certaine, le premier ministre ne répond que sacrifice et jamais empathie. Comprenons. Il ne s’agit pas ici de juger ou jauger un acte de prudence politique et militaire – qui peut impliquer la mise en œuvre du principe du moindre mal, dans la mesure où il n’a rien d’intrinsèquement mauvais. Mais il s’agit d’intégrer dans la décision la compassion, dans l’effectif un juste affectif. En effet, seul le sentiment éprouvé de la valeur incarne le bien et conjure le risque de la froide raison calculatrice qui porte ici le nom redouté de raison d’État. Ce que le philosophe Max Scheler a si bien vu et montré avec endurance, l’expérience des hommes le confirme : la personne ne va au bien qu’avec tout son être. Or, cet animal à sang-froid qu’est Churchill, par tempérament et par mécanisme de défense peut-être, par anglitude (ah, the sens of humour !) sans doute, semble décidément insensible à la souffrance ou en tout cas incapable de le manifester, dans son langage, verbal autant que non-verbal.
D’abord, Churchill est un homme de vision. Lui et, à l’époque, malheureusement, lui seul – hors le général de Gaulle, mais on sait son isolement et son impuissance –, a clairement identifié le mal, sondé sa profondeur irrémédiable et même prévu l’évolution dramatique qu’est l’accès d’Hitler au pouvoir. Lui seul aussi en a tiré avec grande rigueur et absolue clarté la conséquence selon laquelle il ne fallait rien, absolument rien, concéder à ce dictateur sanguinaire – et à sa marionnette, Mussolini. Lui seul a donc vu que tout compromis serait compromission, que la négociation qui concède l’inconcédable rimerait avec la trahison (du bien). Il a ainsi pu, avec la fermeté qui n’appartient qu’au visionnaire, déjouer les tentations de la temporisation au nom de la préservation des civils. Autrement dit, il a dénoncé les secrètes inversions de finalité qui ont toujours fait le fond de commerce des Grands inquisiteurs qui ne sont que les suppôts historiques des trois tentations sataniques : préférer le pain, le pouvoir et la paix (entendez : la sécurité) à la liberté, au bien (durable qui n’a rien d’immédiat) et à la vérité. Avec rigueur, il en a tiré les conséquence : sacrifier non seulement son confort, mais, peut-être, sa vie.
Plus la vision est haute et profonde, plus la délibération devra être large et pourra être longue (prolongée). Davantage, autant, en aval, Churchill est homme de feu, c’est-à-dire de pure énergie, qui cherche à imposer son point de vue, autant, en amont, il est homme d’eau, c’est-à-dire de réceptivité qui se met à l’écoute de ceux qui l’ont mandaté et prend conseil auprès des esprits avisés, pèse et soupèse chaque avis, chaque possible. Cette réceptivité s’exerce d’abord à l’égard de la seule autorité à laquelle il est soumise : son roi. La distance ironique n’empêche pas le respect sans obséquiosité et la régularité sans omission que saluera au terme la confiance inconditionnelle accordée par le roi : « Vous avez mon soutien ». Elle s’exerce aussi à l’égard du peuple : émouvante scène dans le métro (trop belle pour être inventée ?) où, non content d’écouter chacun, de la petite fille à l’homme de couleur, du maçon à la ménagère, le premier homme de l’Empire britannique après le roi, retient les noms pour mieux les lester de tout leur poids politique.
Cet accueil est large parce qu’il embrasse non seulement le plus haut et le plus « bas », mais aussi et davantage le plus contrasté. Aussi la délibération trouve-t-elle sa perfection lorsqu’elle est capable d’embrasser les avis les plus opposés, et Churchill montre-t-il qu’il est au plus haut point prudhomme quand il demande dans son cabinet de guerre les personnes dont les avis lui sont le plus antagonistes. Autant il nomme avec une clairvoyance incomparable son ennemi (vérité de Carl Schmitt), sans jamais sombrer dans la tentation de s’en faire un complice (et l’histoire a montré combien il avait raison), autant il nomme (dans l’autre sens du terme) avec une plénitude d’esprit elle aussi admirable, ses adversaires politiques qui s’avèreront être des compagnons dans l’adversité (erreur du même Carl Schmitt) : le ralliement ultime de Chamberlain l’atteste.
Il ne faudrait pas, enfin, oublier le rôle exceptionnel que joue, dans ce moment délibératif, la femme de Churchill – rôle qui porte non plus sur le contenu, mais sur sa possibilité même. En accueillant les petitesses, elle lui permet d’apparaître le grand homme qui rassure et rassemble. En enveloppant ses zones d’ombre, cette femme de l’ombre lui donne de se manifester en pleine lumière et d’éclairer. En portant un regard de vérité et de miséricorde sur ses faiblesses, elle octroie à sa force de pleinement s’exercer. Mais, plus encore, connaissant la solitude de l’homme en position d’autorité, elle sait que si elle ne peut jamais se substituer à lui (il y a va de notre mystère et d’une communion qui n’est pas fusion), elle peut du moins l’envelopper au plus près. Surtout, car l’homme n’avance qu’à partir de ses ressources et non pas malgré ses manques, elle est celle qui assure la continuité lorsque l’épreuve traversée par l’époux aimé menace de le rompre, elle est celle dont le regard toujours espère lorsque le découragement aux heures les plus sombres enténèbre toute velléité d’éclairer. On ne le dira jamais assez : derrière le grand homme, cherchez la grande femme. Sans oublier, la secrétaire personnelle (nous sommes heureux de retrouver Lily James après une prestation appréciée dans Downton Abbey) qui, suaviter et fortiter, sait au bon moment saluer, encourager, bref reconnaître aux deux sens du terme.
Mais la délibération n’a d’autre fin que de conduire à la décision. L’homme prudent se caractérise avant tout par celle-ci, qui est identiquement le sens de la responsabilité. Et c’est dans ce maintenant du choix que se vit tout le drame du politique. Le film le montre aussi. Certes, lorsque Churchill résiste à l’ensemble de son cabinet. Mais, plus encore et positivement, lorsque, seul, il médite sur la juste décision à prendre. Ou plutôt, comme la décision se prend dans l’instant, la caméra ne montre jamais mieux celle-ci qu’en la voyant surgir, improbable, des douloureux moments où l’esprit oscille et vacille. Dans une autre superbe scène, Emmy entre dans une pièce et, l’éclairant, surprend le premier ministre perdu dans une sombre solitude et s’écrie dans un élan touchant de compassion et pénétrant d’intuition : « Mon chéri, tu portes le poids du monde sur tes épaules ». Ajoutant : « Tu es sage parce que tu as des doutes », elle arrache à Winston cet aveu plein d’humilité : « Je suis absolument terrifié ». Loin de la tentation de lâche déresponsabilisation ou de la délégation de cette décision à une obscure instance automatisée, loin à l’inverse de l’arbitraire d’un arbitrage autoritaire, le choix authentique du politique dans la complexité des circonstances et l’imprévisibilité des situations, demeure toujours un acte solitaire et singulier aussi admirable qu’inimitable.
Enfin, une décision n’est rien sans son exécution, et cette exécution sans son inscription dans la durée et son incarnation dans la parole.
Churchill ne verra la pleine réalisation de sa prophétie (l’assurance que la lutte persévérante contre l’ennemi nazi verra se lever l’aide du grand-frère américain et donc la victoire symbolisée dans un geste justement fameux) qu’après cinq ans, après avoir subi le « mépris » réprobateur des uns et les résistances acharnées des autres.
Surtout, et c’est l’un des points les plus heureusement mis en valeur par le film, pas d’efficacité politique sans parole rhétorique. Depuis le président Charles de Gaulle, nous avons oublié combien le chef d’État est un homme de (la) parole. Et, à une époque où la parole la plus percutante semble être le bref message dématérialisé que l’on envoie par twitter à son réseau d’ « amis », nous avons dénigré la rhétorique : cette discipline que Démosthène et Cicéron avaient élevée à la dignité de l’art oratoire, nous l’avons dévaluée en technique accessoire et l’avons suspectée de manipulation. Une lente dérive bureaucratique dont Jacques Ellul a fait la théorie, nous fait croire que le chef politique est d’abord un gestionnaire, alors que sa fonction première est non pas de gérer les choses, mais d’unifier la multitude. Or, l’unité la plus forte se construit, en termes techniques, par la cause finale qu’est le bien commun et non pas avec la cause efficiente qu’est l’autorité, en termes imagés avec la carotte et non pas avec le bâton. Or, une telle vision du bien qu’est la fin ne va jamais sans émotion, là encore au nom de l’union intime entre valeur et affect – et non pas de je ne sais quelle réduction de la foule à son animalité pulsionnelle. Or (ce sera le dernier moyen terme !), tel est le rôle de la parole publique qui est une parole rhétorique : émouvoir pour mouvoir, toucher la foule pour la mettre en marche vers le bien commun. Notre tentation gauloise de suspecter toute parole populaire d’être populiste frise la paranoïa. Concluons donc que l’homme de la polis n’est pas l’homme de la police (de l’État policier), mais du logos.
Or, c’est ce que Les heures sombres donne de mieux à voir – aidé en cela par l’épatante transformation, largement relayée par la critique, de Gary Oldman (qui n’a jamais mieux mérité son patronyme…) en habitant du 10 Downing street, aussi ronchon qu’attachant –. En creux, le film anticipe l’affaissement de la parole diluée par le numérique, lorsque nous voyons le grand orateur perdre ses moyens devant la lampe rouge de la radio et hésiter au point d’inquiéter le technicien. En plein, il s’ouvre sur une chambre des Lords chaotique qu’aucune parole ne fédère, qu’aucun rappel à l’ordre n’apaise et où celui seul qui pourrait agréger les volontés éparses et la masse fulminante, Chamberlain, se tait et se terre, écrasé par ses accusations, mais plus encore par l’absence de justification et de proposition. Le film se clôt ou plutôt culmine dans le même lieu sur une scène tout aussi emblématique qui, là, commence dans un silence accablant, excluant, que vient fendre la parole de Churchill, d’abord fragile, presque hésitante, et bientôt puissante et triomphante. Par un verbe parfaitement ajusté, un rythme exactement calibré, des arguments proportionnés, elle métamorphose la Chambre indécise, voire hostile, et réalise l’impensable : elle enthousiasme et rallie la (quasi-)totalité des Lords. Cette parole qui surgit du corps du gouvernant forme et transforme les corps multiples des gouvernés en un corps uni, c’est la parole politique.
Qu’il est bon en nos temps de flottement du politique que nous soient présentées des figures emblématiques, plus, paradigmatiques. Qu’il est bon aussi que nous soit rappelé que le pouvoir (presque) absolu ne corrompt pas absolument, même si les faiblesses de Churchill (outre son irascible et sa froideur distanciée, son addiction à l’alcool et au tabac) ne nous sont pas masquées. Qu’il est bon, enfin, de nous rappeler à une époque où la dilution de la parole l’a si démonétisée, que le politique est un rhéteur parce qu’il est un rassembleur, donc que le verbe trouve son plus haut accomplissement performatif lorsqu’il est porté par un souffle et qu’il porte l’esprit.
Pascal Ide
Mai 1940, quelques jours après le début de l’offensive nazie en France. À la chambre des Lords, l’agitation bat son comble. Devant l’accusation généralisée d’apathie, voire d’incurie, le premier ministre du Royaume-Uni, Neville Chamberlain (Ronald Pickup), est contraint à la démission. Le choix de son successeur se porte d’abord vers Lord Halifax (Stephen Dillane), mais le roi George VI (Ben Mendelsohn) lui préfère le premier lord de l’Amirauté, Winston Churchill (Gary Oldman), malgré son âge (65 ans), parce qu’il semble pourtant seul capable de faire l’unité des deux camps. Dès son premier discours, très attendu, il faut valoir sa détermination à combattre Hitler coûte que coûte, et son refus de tout compromis, notamment de signature d’un accord de paix avec l’ennemi. Un silence glacial et méprisant accueille son propos. Son impopularité dans la classe politique britannique, en particulier auprès des parlementaires des conservateurs dont il fait partie, grandit. Pire, une telle prise de position conduirait à faire payer à la nation anglaise un lourd tribut et à toutes les troupes basées à Calais à être sacrifiées. Certes, Churchill est soutenu en privé par son épouse aussi libre que fidèle, Clementine Churchill (Kristin Scott Thomas), et, à un moindre niveau, par sa secrétaire personnelle, Elizabeth Nel (Lily James), qui est vite passée de la terreur au dévouement admiratif. Mais comment, seul contre tous, le premier ministre de sa Majesté tiendra-t-il cette politique radicalement anti-nazie et, surtout, peut-il être assuré qu’il a raison ?