Les Chariots de feu (Chariots of Fire), biopic britannique de Hugh Hudson, 1981. Avec Ian Charleson, Ben Cross.
Thèmes
Providence de Dieu, sport.
Une fois n’est pas coutume, nous nous centrerons sur deux scènes, pour nous les plus admirables et les plus riches, d’un film qui élève l’âme en dilatant le corps.
Dans la première scène [1], Eric arrive en retard à un rendez-vous avec sa sœur Jennie (Cheryl Campbell). Tous deux sont responsables de la mission en Chine. Jennie craint que ce qu’elle interprète comme une passion pour le sport détourne son frère de cette mission et, plus encore, de la voie du Seigneur. Il s’en suit un échange d’une très grande importance qui, à mon sens, donne la clé du film, du moins du côté de Liddell. Cette scène oppose deux attitudes, intérieures autant qu’extérieures, vis-à-vis de Dieu.
De son côté, Jennie pense que le talent d’Eric – du moins son exercice – le détourne de sa mission. Au fond, pour elle, Dieu ne donne pas, mais prête. En effet, sa colère contre le retard de son frère cache une colère beaucoup plus lointaine et profonde contre les orientations qu’il a prises ces derniers temps en accordant tant à la course amateur. Mais plus encore, elle vient d’une crainte qu’elle exprime enfin : « J’ai peur où tout cela va te conduire ». Au terme de la scène, elle ne pourra embrasser son frère et le quittera dans l’amertume. Toute en raideur crispée, jamais souriante, Jennie fait penser au fils aîné de la parabole du prodigue qui n’a pas compris combien « tout ce qui est mien est tien ».
Tout au contraire, le meilleur ailier d’Écosse est convaincu que sa vitesse est un talent que Dieu lui a offert, qui est déposé en lui et qu’il lui revient de déployer. Tout, chez Eric, dit l’harmonieuse conjugaison du don divin et du don humain qui se retrouve, par résonance, dans les autres relations structurantes, à l’autre, à la nature, à soi-même. D’abord, cet ajustement plein de douceur se vérifie dans la relation que le jeune pasteur noue avec les personnes : par exemple, avec la jeune fille qui lui demande un autographe. Il n’est ni dans le déni (il va jusqu’à lui proposer de choisir la couleur de stylo qu’elle préfère), ni dans la séduction (ou le besoin démesuré de reconnaissance, qui flagelle cruellement Harold). Plus tard, nous le retrouverons sur le stade parisien en train de saluer chacun des sportifs avec qui il court la compétition, montrant qu’il les considère non pas comme des adversaires, mais comme des frères : l’énergie qui lui fait emporter la victoire puise non pas dans l’agressivité qui lui ferait dominer l’autre, mais dans le don divin de la course déposé en lui. On retrouve cette justesse encore davantage dans sa manière de parler à sa sœur : il ne répond pas à sa colère par la colère mais par la compréhension, il choisit avec délicatesse un lieu plein de charme pour lui répondre, il commence par lui révéler ce qui va lui faire plaisir, à savoir son consentement à la mission en Chine, il ne lui fait pas la leçon, il respecte sa liberté (ainsi lorsqu’il lui demande de s’occuper de la mission jusqu’à son retour des Jeux Olympiques : « Veux-tu faire cela pour moi, Jennie ? »). Ensuite, cette harmonie se retrouve aussi dans sa relation avec la nature, lorsqu’il dit son admiration pour le paysage écossais et le somptueux coucher de soleil. Enfin, elle s’atteste, on le verra, dans la relation à lui-même, dans la joie qu’il sait goûter (et communiquer) lors d’une course et d’une victoire.
Cette foi en un Dieu qui abandonne ce qu’il donne entre les mains du bénéficiaire humain s’exprime admirablement dans ce qu’il dit à sa sœur. Chaque mot porte. « Je crois [believe] que Dieu m’a fait comme je suis pour un but [purpose]. Pour la Chine. Mais il m’a aussi fait pour aller vite [be made me fast]. Et lorsque je cours… je ressens son plaisir [When I run… I feel his pleasure]. Abandonner serait mépriser ce pour quoi j’ai été fait. Tu avais raison. Il n’y a pas que le plaisir [It’s nos just fun] Vaincre est l’honorer [Win is to honour him] ». Il s’agit d’abord d’une véritable profession de foi (« I believe »). Il reconnaît ensuite que ses dons ont Dieu pour origine (« il m’a aussi fait pour aller vite ») et pour terme (« Dieu m’a fait comme je suis pour un but » qui est son honneur : « Vaincre est l’honorer »). Il affirme aussi que ses dons sont déposés entre ses propres mains : il lui appartient de les faire fructifier ; inversement, les négliger « serait mépriser » la création divine (« ce pour quoi j’ai été fait »). Enfin, le signe que Dieu a réellement donné, sans reprendre, est ramassé dans une phrase qui est, pour moi, la plus belle du film : « Lorsque je cours… je ressens », non pas mon plaisir, mais « son plaisir », le plaisir de Dieu. L’assurance que Dieu donne est attestée par la joie éprouvée non point par le donataire (ne risque-t-on pas de mesurer Dieu à l’aune de ses sentiments et de se projeter sur lui de manière anthropomorphique ?), mais par le donateur lui-même. Cette phrase ne renvoie-t-elle pas à la parole que le maître adresse au « fidèle serviteur » dans la parabole des talents : « Entre dans la joie de ton maître » (Mt 25,11-13) ? Le prêteur s’attriste de lâcher, et donc de donner. Si Dieu se réjouit de notre victoire, il a donc réellement et totalement donné.
Ces paroles de Liddell sont si précieuses qu’on les réentend résonner dans la dernière scène du film [2]. Mais dorénavant, elles sont accomplies – au sens où l’on dit que la réalisation accomplit la promesse. En effet, il ne s’agit plus de croire, mais de voir, en acte, que Dieu donne et abandonne en nos mains le(s) don(s) qu’il nous fait (et que nous sommes).
D’abord, tandis que nous verrons Eric s’élancer vers la ligne d’arrivée et le cordon de la victoire, prendre l’allure redressée, si combattante, qui le caractérise, nous entendrons résonner, avec une intensité singulière, les paroles qu’il a adressées à Jennie, jadis, dans la campagne écossaise : « Je crois que Dieu m’a fait comme je suis pour un but. Il m’a aussi fait pour aller vite », s’achevant par cette affirmation quasi-évangélique : « Et lorsque je cours… je ressens son plaisir ». La répétition qui souligne la vérité du don se trouve confirmée et, plus encore, amplifiée, par la présence de Jennie qui, contre toute attente, rejoint les tribunes pour assister à la finale.
Enfin, cette joie divine que l’Écossais volant éprouve (« je ressens son plaisir »), comment ne retentirait-elle pas en lui dans le surcroît de joie qu’un tel accomplissement apporte ? De fait, la joie qui éclate sur son visage alors qu’il court vers sa médaille d’or (« nouveau record olympique et mondial amateur ») éclate aussi dans la musique triomphale et enchanteresse de Vangélis Papathanassíou (le fameux compositeur grec a bénéficié d’un des quatre Oscars qui ont couronné le film). Un signe atteste la « joie plus que pleine » que trouve Dieu à donner-abandonner. Juste avant le départ, un homme remet à Eric un papier sur lequel est écrit : « Il est dit dans la Bible : ‘Celui qui m’honore, je l’honorerai’ ». Le coureur de Dieu est visiblement ému. Il froisse le papier, non pas pour le jeter, peut-être pour l’imprimer dans la paume de sa main, assurément pour le garder avec lui pendant toute cette course terriblement éprouvante (bien que longue de 400 mètres, on la considère comme une course de sprint). Or, cette parole vétérotestamentaire (1 S 2,30b) redit, mais dans une perspective plus ascendante, que le don divin est pleinement notre partage. D’ailleurs, qu’Harold que, tout le film, on voit rongé par la jalousie et le besoin de gagner, rejoigne Eric et partage, sans mélange, le bonheur de sa victoire, témoigne de cette jubilation imprenable qui naît du don offert sans reprise. Un geste le confirme, qui suggère un autre redoublement subtil : la personne qui a fait don de la citation biblique à Eric est Jackson Volney Scholz, l’athlète américain qui fut vaincu par Harold lors de la finale du 100 mètres. Certes, il a remporté le 200 mètres, mais ce comportement antijaloux révèle combien Dieu trouve sa joie en nous et pas seulement dans la gloire qu’il reçoit en retour [3].
L’admirable parole d’Eric Liddell pourrait s’élargir à l’exercice de tous nos talents : « Quand je prépare cette réunion, quand je fais des photocopies, quand je repasse, quand je t’aime, ma chérie, etc., je ressens son plaisir [le plaisir de Dieu] ». Et pourquoi ne pas en faire une parole de vie qui informe chacun de nos actes ?
Pascal Ide
[1] Scène 10 en entier. Elle se déroule de 53 mn. 16 sec. à 57 mn. 11 sec.
[2] Scène 22 presque en entier. Elle se déroule de 1 h. 47 mn. 20 sec. à 50 mn. 30 sec.
[3] Ou plutôt : cette gloire réside dans le fait que « vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15,8), et non dans la glorification entendue comme seul retour de l’homme vers Dieu.
Deux athlètes britanniques ont concouru aux huitièmes Jeux olympiques d’été de 1924 à Paris. Chacun pour des motifs différents : l’Anglais Harold Abrahams (Ben Cross), juif, étudiant à Cambridge, pour surmonter la xénophobie et la barrière de classe, l’Écossais Eric Liddell (Ian Charleson), fervent pasteur presbytérien, responsable d’une mission en Chine, pour honorer Dieu. Les deux hommes doivent s’affronter sur le 100 mètres. Mais quel espoir l’étudiant du Trinity College a-t-il contre celui dont il a affirmé qu’« il court comme une bête sauvage » ? Toutefois, coup de théâtre, Liddell découvre que cette course a lieu le dimanche [1] ; en cohérence avec sa foi et ses propos, qui lui interdisent de courir le jour du Seigneur, il déclare forfait. Heureusement, il est autorisé à prendre le départ d’une autre course de sprint, le 400 mètres, qui a lieu un jeudi. Ici, les grands favoris sont les Américains, notamment un certain Taylor.
[1] En réalité, le calendrier fut publié plusieurs mois avant l’événement et Liddell consacra les mois qui suivirent à s’entraîner pour le 400 mètres, discipline dans laquelle il avait toujours excellé. En revanche, véridique est la scène nous montrant Liddell remonter un retard de 20 mètres après une chute provoquée par un athlète français lors d’un 400 mètres contre la France.