Le Jeu, comédie (ou drame) française de Fred Cavayé, sorti en 2018. Inspiré du film italien Perfetti sconosciuti (Parfaits inconnus) de Paolo Genovese, 2016. Avec Bérénice Bejo, Vincent Elbaz, Suzanne Clément, Roschdy Zem, Doria Tillier, Grégory Gadebois, Stéphane De Groodt, Fleur Fitoussi.
Thèmes
Vérité, amitié, pudeur.
Le jeu dont parle le titre, ainsi que ne tarde pas à le dire l’un des protagonistes, n’est pas tant une détente ludique que le jeu de la vérité. De fait, le réalisateur d’une autre comédie à succès, Radin ! (2016), invite à une stimulante méditation sur la vérité, en ses conséquences, son essence et ses conditions.
Si nous en doutions encore, l’iPhone n’est pas qu’un précieux instrument de communication qui nous connecte à nos proches et aux lointains, mais est un autre soi. Certains chercheurs ne parlent-ils pas d’un e-Self à propos de nos portables ? Autrement dit, ceux-ci ne sont pas seulement les prolongements de notre corps (comme le sont tous les outils), les dépositaires de notre mémoire (comme le sont les agendas) ou de notre capacité opératoire (comme le sont les calculettes), ni même les reflets de notre image corporelle (comme un miroir permanent). Mais ces ordinateurs ambulants sont les dépositaires de la totalité de notre moi : son passé (comme l’« ex » de Léa qui se rappelle de manière importune au souvenir de Thomas et de tous les participants du selfie) et son avenir (que vais-je faire de ma belle-mère ?, se demande Charlotte, à travers la recherche d’une maison de retraite) ; son activité professionnelle (Vincent, le chirurgien esthétique, garde et regarde les photos de ses patientes pour des raisons qui ne semblent pas seulement médicales) et sa vie de famille ; éros et tanathos ; surtout, ses zones de lumière et ses zones d’ombre qui se traduisent socialement en apparence et en secrets, insus de tous, même (surtout) du conjoint.
Les portables sont à ce point devenus les vicaires de notre identité que les intervertir, c’est changer d’identité, par exemple, d’orientation sexuelle, et d’histoire personnelle – ce dont Marco et Ben font l’expérience. Le sociologue Bruno Latour a systématisé ce constat, non sans excès, en rendant les frontières entre humains et artefacts tellement poreuses qu’il les brouille, voire estime abolie la différence homme-objet. Ainsi, lorsque le jeu est décidé, non seulement il n’est pas question de remettre en question qu’un des invités n’en possède pas et ne le porte pas avec lui, mais nous avons déjà eu l’occasion de le voir apparaître à un moment ou à un autre dans sa main. De fait, le disque central de la table qui accueille ces objets-moi et -monde renvoie à la rotondité de la lune dont la rareté de l’éclipse est l’occasion de ce jeu lui aussi exceptionnel, autant qu’à la spirale de l’escalier qui sépare autant qu’il répare ces fragiles relations.
Sans surprise, mais non sans violence, ce jeu de la vérité va s’avérer être un jeu de massacre (et, heureusement, au final, un jeu de simulacre). L’iPhone ou plutôt le message qu’il véhicule, entendu ou vu par tous, ne va pas tarder à révéler que chacun dissimule des secrets inavoués, le plus souvent parce qu’ils sont inavouables. Les conséquences en seront destructrices. Ce qui est sensé être un médiateur de communication, voire de communion, se révèle être un instrument de division (non seulement au sein des couples, mais même entre les couples, autrement dit, non seulement pour la confiance et l’amour, mais pour l’amitié), voire de destruction (s’il n’y a pas mort d’homme ou plutôt de femme, le suicide de l’une est craint de tous).
Toutefois, et c’est l’un des mérites du film, ces vérités non-dites ne sont parfois nullement interdites. Tout au contraire. Si, dans Le jeu, bien des révélations portent sur ce défaut blafard d’être, pire, cette néantisation, qu’est le péché (notamment la débauche et l’infidélité [1]), l’une d’entre elles brille tout au contraire par son excès de lumière. En effet, la vérité par défaut est cachée par honte, mais la vérité par surabondance se dérobe par pudeur : le très précieux trésor qu’est une grande lumière ne peut se formuler que si elle est accueillie avec amour et respect. Tel est le cas du secret de Vincent qui suit une psychothérapie depuis six mois, sans l’avoir révélé à son épouse psychanalyste, pour une raison qu’il appartient au spectateur de déchiffrer : peut-être un peu de vengeance, sans doute beaucoup d’amour-propre, mais aussi et surtout un besoin d’intimité et le désir de changer pour mieux aimer. Cet échange tout en délicatesse qui se déroule, dans un lieu discret qui rime avec secret, baignant dans une exquise lumière et une douce musique, nous vaut la plus belle scène du film. Loin de lui reprocher son silence, Marie en tire tendresse et fierté qui éclateront en compliment lorsque, face à tous, Vincent accompagnera au téléphone avec justesse et amour, leur fille qui vit une difficile décision, évitant la triple chausse-trappe de la fuite, de la surprotection et de l’autoritarisme. Or, cette révélation suivie d’un aveu présente en propre d’être la seule information qui ne provienne pas d’un portable, mais de l’amie authentique (en l’occurrence Charlotte) qui vous veut du bien…
Étant passé de l’aval de la vérité à celle-ci, accédons maintenant à son amont et affrontons la question qui traverse tout le film. Elle se présente même comme sa morale, puisqu’elle est intentionnellement énoncée par Vincent au terme de la soirée : « En amour comme en amitié, mieux vaut ne pas tout savoir ». Posons la question sans faux-fuyant (sic !) : la vérité est-elle l’ennemie de l’amour ? Autrement dit, l’idéal de la transparence est-il compatible avec celui de l’amour et de l’amitié ? Inversement, toute personne est-elle vouée à être un hypocrite qui ne survit qu’en celant toujours aux autres une partie d’elle-même ? La question se transforme même en objection au nom de la nature de l’amour : « Aimer, c’est tout donner et se donner soi-même » (sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus) ; or, être vrai, c’est se révéler, autrement dit se donner à voir ; par conséquent, l’amour sans mesure ne peut aller sans une vérité sans fard.
D’abord, nous l’avons vu, certaines vérités font grandir l’amour. Ajoutons à l’aveu sans mots de Vincent, d’autres confessions qui, elles, sont verbales : la reconnaissance de la mammoplastie déboulonne le mythe de la psychologue guérissante qui doit être totalement guérie et, sans doute derrière, la légende soigneusement entretenue et toute-puissante de la femme parfaite ; la recherche de la maison de retraite (qui n’est pas un hospice) permet de révéler à un Marco dans le déni la présence du corps étranger provenant d’un autre lit qui rend les corps étrangers dans le même lit.
Mais mettons-nous à l’écoute attentive de ladite morale : « En amour comme en amitié, mieux vaut ne pas tout savoir ». Trois mots méritent d’être soulignés, tant la sagesse du langage est souvent plus sage que celle de notre raison. « Mieux » est le comparatif de bien. « Vaut » renvoie à valeur, c’est-à-dire, là encore, à bien. Et tel est le premier critère qui nous interdit de purement et simplement faire coïncider vérité et amour : le service du bien de l’autre. Enfin, « tout savoir » renvoie à la parole qui fait « savoir ». Et tel est le second critère : s’il y a une distance entre le cœur et la parole, c’est que le premier n’appartient qu’à moi et la seconde à tous.
Muni de ces deux constats anthropologiques, il est possible d’élaborer un juste usage de la vérité, c’est-à-dire du jeu de la vérité dans le jeu des interactions amoureuses et amicales. Et ainsi de conjurer les deux périls opposés de la transparence et de l’hypocrisie, pire, du mensonge.
Il y a les vérités que l’on tait parce que l’on veut poursuivre égoïstement son seul bien jusqu’à courir le risque de détruire le bien d’autrui et le lien avec autrui, qu’il soit conjugal, familial ou amical : tel est le cas de ces multiples infidélités dont la multiplication est, ici, aussi effrayante que théâtralisée. Ces vérités recouvertes puis découvertes attestent toutes d’un mal objectif.
Il y a les vérités que l’on musèle, seulement par peur de l’exclusion. Nous en avons passé quelques-unes en revue, qui se trouvent être des biens authentiques. Mais aujourd’hui, à l’époque de l’inflation des droits des minorités, la vérité s’identifie le plus souvent à celle d’une homosexualité jusqu’ici occultée et sa profération un coming-out. De fait, le seul aveu spontané est celui de Ben qui apparaît dès lors comme le triste héros de cette soirée triste.
Il y a les vérités qui sont des biens précieux, dont nous avons vu qu’elles sont censurées par excès de lumière. On peut en rapprocher les vérités qui regardent l’intériorité des cœurs ou l’intimité des couples ou des grands amis qui, sans tromperie ni tartuferie, donc sans secret de famille, n’ont jamais à être révélées. On peut aussi en rapprocher « le secret du Roi ». Mon cœur n’appartient qu’à moi et à Dieu. Et le Créateur et Sauveur qui règne sur mon intimité a le droit de me révéler un secret qui restera entre nous. Confiance rime avec confidence.
Il y a enfin les vérités qui ne sont pas bonnes à dire parce que leur diction ne servirait pas le bien de l’autre. Tel est le cas des vérités que l’autre ne peut (en tout cas encore) entendre et porter. Deux critères sont ici implicitement à l’œuvre : la proportion et la progressivité. C’est ainsi que Charlotte ne peut dire à Marco, le fils hypocondriaque et fusionnel, une vérité qu’il ne ferait que rejeter et, avec cette vérité, celle qui ose l’énoncer.
Bien mené, Le jeu a malmené, comme de bien entendu, l’amour et même l’amitié. Autant la lune est obligée d’être éclipsée, autant, au contraire, chacun, qu’il le veuille ou non (et il le voudra de moins en moins), est sommé de se dévoiler. « Amour et vérité se rencontrent », dit le psalmiste (Ps 84 [85],11). Mais une telle vérité se vit hors tout jeu, qu’il soit ludique ou psychologique. Quand « Dieu essuiera toute larme de nos yeux » (Ap 21,4), alors et seulement alors, nous « verrons Dieu tel qu’il est » (1 Jn 3,2) et nous pourrons être vus, de Lui (cf. Hé 4,13) et de tous, tels que nous sommes.
Pascal Ide
[1] À ce sujet, relevons en passant un paradoxe : ces couples « libérés » qui, par la bouche de Ben, reprochent implicitement son intolérance à la religion chrétienne, tombent tous à cause d’une cachotterie d’ordre sentimental ou sexuel.
Marie (Bérénice Bejo) et Vincent (Stéphane De Groodt), invitent leurs vieux amis pour un dîner : les tout jeunes mariés, Thomas (Vincent Elbaz) et Léa (Doria Tillier), les vieux « époux », Charlotte (Suzanne Clément) et Marco (Roschdy Zem), Ben (Grégory Gadebois) et sa nouvelle conquête qui, malheureusement, ne peut venir pour cause (ou plutôt prétexte) de « gastro ». Tout commence bien, avec les plaisanteries habituelles sur le repas mystérieux préparé par Vincent, la compagne tout aussi intriguante de Ben, ou moins bien avec les tensions entre Marie, psychanalyste, et sa fille adolescente, Margot (Fleur Fitoussi), qui part à une soirée avec une boîte de préservatifs.
Jusqu’au moment où, chacun affirmant qu’il ne cache rien à son conjoint ou ses plus anciens amis, est décidé un jeu dont la règle est aussi simple que le résultat risqué : poser tous les téléphones portables au milieu de la table et, lorsqu’arrive dessus quoi que ce soit (appels, SMS, mails, messages Facebook), le partager en tout à tous. Faut-il le préciser ? Le jeu vire au cauchemar, la révélation au grand débalage, la communion à l’explosion.