Le Guépard (Il Gattopardo), drame historique franco-italien réalisé de Luchino Visconti, 1963. Adapté du roman éponyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, publié à titre posthume, en 1958 [1]. Avec Burt Lancaster, Alain Delon et Claudia Cardinale.
[1] Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, trad. Fanette Pézard, coll. « Points » n° 604, Paris, Le Seuil, 1959.
Thèmes
Nouveauté, conservateur et progressiste, Parménide et Héraclite, pouvoir politique, amour.
« Si nous ne nous mêlons pas de cette affaire, ils vont nous fabriquer une république. Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ! [Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi !] ». La phrase prononcée au début du Guépard par l’opportuniste Tancrède à son oncle, et reprise plus tard, non sans changement, par le prince Salina, constitue la clé du film. On l’a souvent dit [1]. Mais l’a-t-on assez entendu ?
1) Un film polysémique
Multiples sont les lectures possibles de la Palme d’or au Festival de Cannes 1963 : esthétique, historique, sociologique, romantique, voire autobiographique. Chacune exprime une facette d’un chef d’œuvre inépuisable.
a) Une approche esthétique
Certes, le film est une reconstitution admirable à l’esthétique précise et précieuse. Juste deux attestations. Le bal final, que chorégraphia Alberto Testa, qui fut filmé dans le Palazzo Gangi de Palerme dont les amples espaces intérieurs furent aménagés par Hercolani et Gioacchino Lanza Tomasi et dont plusieurs tableaux (comme La Mort du juste de Jean-Baptiste Greuze) furent commandés par la production, a valu au film un premier Ruban d’argent mérité pour le meilleur décor. L’autre Ruban d’argent a récompensé la photographie en couleurs de Giuseppe Rotunno pour l’illumination des salles. En effet, Visconti exigeant de réduire au minimum l’usage des lumières électriques, il fallut rallumer des milliers de cierges au début de chaque session de tournage.
b) Une approche historique
Le Guépard met aussi merveilleusement en scène un moment décisif de l’histoire de l’Italie. Tout en contant une intense histoire d’amour. Néanmoins, l’organisation habituelle des histoires romantiques – potentialisation du drame d’amour par le drame historique sur fond duquel il se déroule – n’est-elle pas, pour une fois, inversée ? En effet, l’itinéraire intérieur du prince occupe le devant de la scène.
c) Une approche autobiographique ?
Le rapprochement fut souvent opéré entre le héros du roman et celui du film, l’écrivain (qui, ne l’oublions pas, est un grand d’Espagne de première classe et aristocrate sicilien) et le cinéaste.
La première similitude atteste la fidélité parfois scrupuleuse de Visconti au roman de Giuseppe di Lampedusa. Pourtant, cette œuvre n’empêche pas le film d’être beaucoup plus qu’un décalque – preuve s’il en est qu’un scénario peut s’inspirer avec génie d’un autre genre artistique.
La deuxième ressemblance, plus discutée, ne trompe personne au final. Le duc de Palma, prince de Lampedusa, avait été élevé dans le palais familial avec un léopard pour emblème et les dieux de l’Olympe sur les fresques de son plafond rassemblaient « Jupiter fulgurant, Mars sourcilleux et Vénus langoureuse ». Ce portrait magistral du prince Salina, même s’il comporte bien des traits inventés ou importés (par exemple de l’arrière-grand-père astronome de l’auteur que l’on songe à la lunette dans le bureau du prince Salina), est un autoportrait.
Mais la troisième analogie n’est-elle pas usurpée ? Assurément, le terme « autobiographie » est ici excessif. Il s’agit plutôt de ressemblance quant à l’origine et quant aux convictions. Le comte Luchino Visconti di Modrone était aussi héritier d’une famille de haute noblesse, milanaise celle-ci. Surtout, le duc de Palma relit non sans amertume la révolution manquée que fut l’élan garibaldien ; or, dans les années 60 (le roman sort en 1958 et le film en 1963), l’Italie paraît frappée par la paralysie ; comment les deux données ne rentreraient-elles pas en résonance ?
d) Proposition d’une autre approche
Nous souhaiterions proposer une lecture du chef d’œuvre viscontien qui ne fera pas nombre avec les précédentes : une lecture métaphysique. En effet, Le guépard peut se déchiffrer comme une extraordinaire méditation sur la nouveauté et donc sur le temps. Or, il n’y a au fond que deux grandes questions métaphysiques, la nouveauté et la multiplicité.
Cette proposition étonnera, voire inquiétera. Cette interprétation n’est-elle pas une récupération, plus, un détournement ? Mais pourquoi les plus hautes questions métaphysiques devraient-elles déserter les affaires humaines ? Ne faut-il pas inverser l’interrogation : ce qui rend si dramatiques, si poignantes et si attirantes les tensions humaines appelle la lumière supérieure et sapientielle de la métaphysique.
Une autre objection pourrait être soulevée. Cette question de la nouveauté, apparue chez les Grecs et qui trouve chez eux des réponses qui sont, sinon indépassables, du moins définitives, est d’abord née du mouvement physique ou du devenir méta-physique ; or, le film nous conte une histoire humaine, d’affrontements de libertés, inscrites dans une progression ; ne risque-t-on pas de rabattre la dignité de l’ordre de l’esprit sur celui des corps, de procéder à une réduction cosmologique de l’anthropologique ?
2) Une méditation sur la nouveauté
a) Un problème éternel et toujours nouveau
Nous disions que la nouveauté (versus la permanence) constitue, avec l’unité (versus la diversité, la pluralité ou l’altérité), la grande question de la philosophie et, plus encore, de la métaphysique. Il est bien entendu hors de question de prétendre même résumer le débat. Du moins peut-on en donner une idée [2]. La question fondamentale est celle-ci : dans notre monde, advient-il de l’inédit ou celui-ci n’est-il qu’une illusion ? Doit-on dire que tout demeure ou que tout se renouvelle ? Si la nouveauté existe, qu’en est-il de la pérennité ou de la persistance de l’ancien ? Le changement le rend-il totalement obsolète, en conserve-t-il une part ? Certaines réalités demeurent-elles intouchées ou tout est-il impermanent ?
Deux grandes réponses extrêmes ont été données à ce problème qu’Aristote, non sans tordre l’histoire en sa faveur, a systématisé sous les noms de Parménide et d’Héraclite : pour le premier philosophe présocratique, seul l’être est, fixe et tout devenir est illusion ; pour le second, prétendument mobiliste, au contraire, tout devient. Cette bipolarité se rencontre sous toutes les latitudes et à chaque période de l’histoire. Toute pensée, toute appartenance peut se situer d’un côté ou de l’autre. On peut résumer cette bipolarité en deux phrases. Le moraliste du Grand Siècle La Bruyère affirmait : « Tout est dit et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent [3] ». Moins de deux siècles plus tard, Lautréamont lui rétorque : « Rien n’est dit. L’on vient trop tôt depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes [4] ».
L’amertume qui pointe sous ces deux phrases fait soupçonner qu’aucune de ces postures extrêmes n’a recueilli la totalité de la vérité.
Ce qui est vrai de l’être l’est a fortiori de cet être plus régionalisé qu’est l’homme, « par nature animal social », je veux dire dans sa vie au sein de la cité [5]. De fait, la répartition des appartenances politiques entre conservateurs et progressistes est de toutes les époques. Mais les solutions politiques durables n’ont jamais été dans les deux extrêmes, révolutionnaires aigris ou immobilistes raidis. Les deux n’apportent que la mort (omniprésente dans la scène finale du bal) : le premier en la donnant activement ; le second en s’y portant, passivement (par momification et mépris de la vie qui jaillit à côté d’eux). La seule politique durable (et efficace) réside dans un savant dosage de changement et de permanence.
Qu’on n’aille toutefois pas penser que la sanction immédiate des faits permet de valider les hypothèses métaphysiques, opposant le réalisme politique à l’utopisme métaphysique. Car, ainsi que Rousseau l’avait finement noté dans le Contrat social, même la majorité peut voter à son insu pour son propre mal.
b) Le conservatisme irréfléchi
L’immobilisme se présente sous deux formes, réflexe et réfléchie. La première forme est vécue par celle de la famille de Don Salina et le monde princier où il semble enkysté. La caméra exprime avec profondeur cet immobilisme en s’attardant volontiers sur les couleurs intentionnellement surannées ou en filmant longuement le départ de Tancrède, ainsi que nous l’analyserons plus bas.
Ce parménidisme est symboliquement illustré par son épouse, la prude princesse Maria Stella (Rina Morelli). Mais il est aussi vécu et, plus encore représenté, par Concetta. En effet, est surtout révélateur de ce conservatisme le fait qu’elle soit la dernière informée de l’incompatibilité régnant entre elle et Tancrède. Certes l’amour aveugle. Mais comment se fait-il que nul, dans l’entourage, y compris le père jésuite Pirrone (Romolo Valli), chapelain du prince, n’ait découragé cet amour voué pourtant au naufrage le plus retentissant ? Il n’y a pas d’autre explication qu’une incapacité structurelle à pouvoir imaginer que Tancrède puisse ne pas répéter le modèle séculaire. Ainsi l’inaboutissement imprévu de ce mariage devient-il le symbole de l’immobilité non seulement de la famille, mais de toute une classe sociale.
L’immobilisme se symbolise, c’est-à-dire se reflète et se réalise dans le palais-villa des Salina qui atteste l’identité immuable, du plus frivole au plus hypocrite, du plus habité au plus déserté – au point que ce château démesuré constitue un personnage à part entière. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Cet immobilisme intérieur se traduit géographiquement autant par le fixisme que par le déplacement. Ainsi, au tout début, est évoqué en passant le cas d’une famille noble fuyant le débarquement des troupes de Garibaldi à Massala, afin de trouver refuge auprès des Anglais. Ce lâche évitement n’est que la conséquence et le révélateur d’une incapacité à accueillir la nouveauté.
c) Le conservatisme pensé
Autant vécue que la précédente, mais autrement plus profonde, et de ce fait tragique, est l’immobilité méditée du poète et organiste de Donnafugata, Don Francisco Ciccio Tumeo (Serge Reggiani). Bien qu’homme du peuple, il est demeuré fidèle aux Bourbons qui lui ont payé ses études.. Dès lors, cet étrange mélange de même et d’autre ne serait-il pas comme un double mimétique du prince Salina ? Le goût que celui-ci trouve à fréquenter longuement ce gueux ne tient certainement pas, ou en tout cas pas seulement, à son besoin de quêter des informations assurées et sans risque. Il ne répond pas non plus à un besoin de reconnaissance que ce tempérament ombrageux et si indépendant paraît ignoré. En revanche, Salina est un être complexe, voire paradoxal, mixant liberté et docilité, soumission et autorité, passé et avenir. Ne retrouverait-il pas en Ciccio ces facettes qui, projetées hors de lui, pourraient apparaître avec une évidence que, seul avec lui-même, il n’oserait s’avouer, voire ne pourrait reconnaître ?
d) L’absolue mobilité
Tout à l’inverse, nous rencontrons toute une galerie de personnages héraclitéens. À côté de Garibaldi que nous ne verrons jamais ou du colonel Pallas, aussi représentatif que pâle, nous rencontrons la passionnante figure du père d’Angelica. A l’instar des trois protagonistes principaux, Don Calogero est beaucoup plus complexe que son apparence. De prime abord, il semble être un arriviste mal dégrossi, quoique fort sympathique. Mais Ciccio en révèle l’ambition, l’intelligence pragmatique, voire la duplicité. Mais celle-ci ne fait que redoubler son ambivalence sociale. Ce bourgeois enrichi qui n’a pas oublié ni ne peut faire oublier son extraction populaire, aime fréquenter les grands avec qui il entretient des relations non seulement courtoises mais déférentes. Ni révolutionnaire anti-aristocrate ni communiste, le futur sénateur brigue un poste de responsabilité.
Au fond, Calogero est un nouveau miroir tendu à Salina. Comme lui, il aime exercer le pouvoir ; comme lui et plus que lui, il est machiste (tout en étant incapable de se passer de sa fille). Mais, à la différence du prince, ce parvenu qui aime commander et non pas obéir, a compris que le pouvoir a changé de nature et donc de mains. Il est désormais non plus politique, mais financier. Lors de la scène du bal, se manifestent pleinement sa cupidité presque comique, son obsession de l’argent et sa réduction de toutes choses à leur valeur fiduciaire.
e) Sans manichéisme
Si bipolaire soit le monde dépeint par Visconti, il échappe au manichéisme qui émarge toujours à l’amertume et à l’injustice.
C’est ainsi que les conservateurs n’ignorent pas l’inattendu. En effet, le conservatisme de la famille de Salina n’empêche nullement la profondeur des sentiments et des attachements. Rien ne permet de douter de l’amour de Concetta pour Tancrède. Or, l’amour, qui est relation à l’autre, ne va jamais sans surprise. Seulement, cette part sera assurément moins imprévisible dans la relation imaginée avec Concetta que dans celle vécue avec Angelica.
C’est ainsi que les « révolutionnaires » conservent avec eux et en eux une mémoire et un sens de la continuité dont le rapprochement paradoxal avec leur tension vers le futur est source infaillible d’effets comiques. Il n’y va pas que de la forte personnalité du prince. Il y va aussi d’une ambivalence ressentie par toute personne quittant un monde que tous connaissent et certains haïssent pour entrer dans un nouveau monde que personne ne connaît et certains désirent.
Surtout, le refus de toute bipolarité simpliste et donc de toute solution unilatérale au problème de la nouveauté se manifeste dans le traitement des trois héros, à commencer par la figure hautement complexe du prince Salina.
3) Des personnages intermédiaires
Salina n’est pas plus un conservateur modéré que Tancrède un progressiste éclairé.
a) Une bipolarité rémanente
Nous venons de le dire, chacun des héros tient un équilibre, certes fragile, mais réel, entre les deux extrêmes, immobiliste et progressiste. Pour autant, à y regarder de près, soit ils ont résolument choisi une option, soit ils sont déchirés. Au fond, ils tendent inéluctablement vers l’un des pôles et ne peuvent que résister en remontant la pente vers cet équilibre toujours instable et jamais conquis définitivement.
b) Tancrède, l’homme du choix
Certes, Tancrède a opté pour le nouveau monde. C’est vrai dans son engagement. C’est vrai dans son affection. Néanmoins, par bien des traits, il appartient encore au monde ancien dont il ne veut pas totalement se détacher. De fait, il admire son oncle ; de fait, il opte pour une cause plus modérée. Et si, sous certains traits sur lesquels nous allons revenir, il ressemble à son oncle, sous d’autres (son opportunisme), il n’est pas sans rappeler son beau-père.
Enfin, l’on est en droit de s’interroger sur les raisons de son choix pour la cause garibaldienne et, plus tard, pour la cause de Victor-Emmanuel. À côté des motivations politiques ou derrière elles, ne se cache-t-il pas des raisons plus personnelles. Comment ne pas soupçonner une rivalité mimétique profonde à l’égard de Salina ? D’un côté, il l’admire presque inconditionnellement ; de l’autre côté, il le jalouse. Deux scènes montrent admirablement cette ambivalence. La première présente une valeur d’autant plus emblématique qu’elle est la première apparition de Tancrède. Alors que Salina est en train de se raser, Tancrède vient familièrement à sa rencontre dans son cabinet de toilette. Et, alors qu’il est de dos, son visage apparaît dans le miroir dont le prince use pour se raser. Comment mieux exprimer que le neveu se mire dans la glace que lui tend son oncle ? La seconde scène se déroule lors du bal, alors que le lien entre Angelica et Salina se développe. Tancrède n’a rien à craindre d’une relation qui ne peut durer que le temps d’une valse : la différence d’âge et plus encore de situation sociale la voue à l’échec. Pourtant, une sombre tristesse l’assaillit. La joie de vivre du jeune homme sera d’ailleurs souvent ternie par une affliction profonde, ainsi que le montrera l’image finale. Le contraste entre la profondeur de la morosité et la débilité du stimulus apparent ne peut trouver son origine que chez le jeune officier. L’aveu apparemment humble : « Je ne peux que ressentir de la jalousie », n’est qu’une demi-vérité qui lui interdit de descendre plus avant en lui et de prendre conscience de l’impressionnante empreinte laissée par le patriarche aimé.
c) Le prince Salina, l’homme déchiré
Certains lecteurs du roman assurent que le héros en est assurément le personnage de Tancrède. Tout à l’inverse, le film fait ressortir la personnalité exceptionnelle du prince. Non seulement à cause du jeu hors pair de Burt Lancaster [6], mais à cause de la place objective qui lui est laissée, en quantité et aussi en qualité (les grandes décisions et mutations sont référées à lui).
La séduction exercée par le personnage ne tient certes pas à sa seule prestance physique. Elle ne vient pas non plus de sa prestigieuse appartenance sociale, ni de sa forte personnalité, caractérisée par une grande liberté intérieure. Elle ne tient même pas à sa vulnérabilité consentie, à cette faiblesse humaine (patriarche et libertin), qui le rapproche de nous par le consentement sans fard à sa faiblesse, plus que par le péché lui-même.
Mais le rayonnement s’enracine dans son mystère qui interdit de l’enfermer dans quelque catégorie que ce soit, sociologique, politique ou psychologique, si riche soit-elle. Lui-même ne possède pas la clé qui ouvre à lui-même. Nous l’avons déjà observé, le personnage est constamment paradoxal. Et ses contrastes apparaissent le plus clairement dans le champ de notre problématique. En effet, Salina est profondément religieux. Le film s’ouvre et se conclut sur une scène qui manifeste sa foi profonde, foi que rien n’autorise à soupçonner du conformisme : il apparaît toujours agenouillé dans une attitude de profond respect que rien d’extérieur ne vient distraire. Pourtant, le prince est d’une grande liberté, non seulement à l’égard de la hiérarchie ecclésiale, mais aussi à l’égard des sacrements, notamment à l’égard de la confession.
Le paradoxe est aussi politique. Cet homme de principes est aussi un homme pragmatique ; cet homme de la tradition est aussi celui de l’histoire ; cet homme qui méprise l’opportunisme, sait saisir les opportunités. Il connaît son appartenance à un monde qui passe, et pourtant il accepte de regarder le passage à un autre monde. Il serait donc tronqué de faire de Salina l’homme du passé. Plus que personne peut-être, il a senti, dans ses entrailles, voire il a aidé à l’accouchement d’un modèle neuf de société.
Il est très significatif de ce paradoxe que la phrase fameuse (« Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ») qu’il prononcera soit une citation, donc un écho de son double-rival, Tancrède. Mais cette reprise est aussi une invention. Même le contexte le signifie : l’aphorisme est prononcé non plus dans le cadre cloisonné du château, mais dans l’ouverture infinie de la nature, soulignée par une photographie qui efface tout bord.
Toutefois, pour reprendre la distinction de Jean Guitton [7], le mystère-Salina n’est pas l’absurdité, c’est-à-dire une impénétrable obscurité. Nous serions en droit de le craindre de la part d’une intelligence en proie aux déchirements du passage et d’une volonté tentée par l’arbitraire du tyran. Mais ce mystère apparaît davantage surgir du rayonnement aveuglant d’une liberté. En effet, seul le surgissement de ce noyau le plus intime explique les paradoxes et les contient ; cette liberté se notifie par la capacité à embrasser des exigences contradictoires. Un signe qui ne trompe pas et signe cette autonomie supérieure : les réactions de son épouse et de Concetta sont prévisibles ; les orientations de Tancrède, une fois connus ses attachements politiques, son pragmatisme, mais aussi son amour, sont plus étonnantes (à preuve son détournement de Garibaldi) mais demeurent explicables ; en revanche, les choix de Salina transcendent les conditionnements cachés et les prédictions les plus fines.
Enfin, cette liberté cherche souvent le meilleur bien. S’il est légitime de faire de Salina un patriarche, il est d’autant moins inutile de rappeler l’origine du terme que nous sommes en Sicile. Le « père originaire » est le nom emblématique des hauts personnages qui ouvrent l’histoire biblique : Abraham, Isaac, Jacob et Joseph. De fait, le prince possède en commun avec ces figures, la paternité tutélaire, solidaire et pourtant solitaire dans l’exercice du pouvoir, l’histoire dramatiquement déchirée et pourtant heureusement réconciliée, la grande famille qu’il commande et chérit tout à la fois, le sens de la responsabilité, en particulier à l’heure de l’épreuve, mais aussi celui de la rouerie.
Rien du parrain mafieux donc chez le sicilien Salina : il suscite sans doute la crainte, mais il ne règne pas par la terreur ; il vit et domine dans son royaume, mais il n’ignore pas le monde extérieur et ne s’estime pas au-dessus de la loi ; il est parfois autoritaire, jusqu’à la violence (verbale), mais il n’est pas autoritariste jusqu’au narcissime.
Toutefois, n’idéalisons pas le patriarche qui, pour être archè, « principe », n’en est pas moins archaïque. Son pouvoir n’est pas toujours service de l’autre ; sa lumière ne va pas sans ombre ; son jugement ne naît pas que de l’écoute ; il lui arrive de prescrire une loi à laquelle il n’obéit pas ; son expérience n’est pas dénuée d’amertume. Certes, sa fatigue vient de l’âge ; elle naît aussi d’un détachement qui peine à se faire, voire de cette dépression spirituelle que les Anciens appelaient acédie. Si une part de son mystère tient à la sagesse acquise par l’âge, elle vient aussi d’une amertume de ne plus avoir la jeunesse de Tancrède. Salina dansera, et merveilleusement, avec Angelica. Il l’enivrera. Il offrira à la jeune femme le cadeau que Tancrède ne peut lui faire : être valorisée aux yeux de tous, tant, dans la valse, le cavalier fait la cavalière, même si celle-ci embellit celui-là. Il demeure que le Guépard décline l’offre de la mazurka et que cette valse sera l’unique ; face à lui, l’insolente énergie de Tancrède a toute la nuit et toute la vie pour charmer et conquérir sa Belle.
d) Angelica, le témoin du passage
Si Tancrède choisit et si Salina demeure déchiré, Angelica, elle, assure la continuité. Son apparition est longuement attendue. Plus encore, elle est préparée. Sa beauté supérieure, incomparable (au sens propre du terme : ne craignant pas la comparaison, la fille du maire est sûre d’elle-même, à la limite de l’arrogance) rayonne d’emblée. Dès lors, son entrée constitue un test projectif extraordinairement révélateur, tant du côté des femmes que du côté des hommes, des immobilistes que des progressistes. Et les silences parlent autant que les paroles.
Comment ne pas souligner le paradoxe de la scène du bal ? Alors qu’elle célèbre le couple Tancrède-Angelica, les regards sont tournés vers le couple, même passager, Salina-Angelica. Objet de toutes les convoitises, elle les fait aussi converger. La fille de don Calogero permet donc d’assurer une transition adoucie entre les hommes de l’ancien monde et ceux du monde nouveau.
4) Une méditation sur le temps
Ce que les personnages incarnent, le rythme du récit l’inscrit dans la mémoire du spectateur. Les différences de tempo du film sont justement fameuses. Ceux-ci sont d’autant plus passionnants que leur signification est loin d’être univoque. Ils sont pluriels dans les faits et dans leur signification.
a) De multiples témoignages
Nous pourrions multiplier les attestations des ralentissements et accélérations, par exemple, la longue attente de l’apparition d’Angelica qui en souligne toute l’importance. Nous nous attarderons une nouvelle fois sur la scène du bal. Elle est la création la plus célébrée. On souligne à juste titre sa durée audacieuse (quarante cinq minutes, soit plus du quart de la version longue du film) et sa situation riche de sens (au terme de l’histoire, elle en constitue le résumé et le symbole.
Mais peut-être n’a-t-on pas assez remarqué la soudaineté de son apparition. Un cut l’introduit : pour la première fois, une musique de valse venue de nulle part se laisse entendre ; brusquement, nous voici projetés en plein milieu d’une salle de bal et nous nous mettons à tournoyer avec ces somptueuses robes virevoltantes et ces cavaliers aériens. Dans un contraste savamment pesé et pensé, le bal est aussi interminable en son déroulement que brutal en son commencement. Surtout, rien, dans les précédents échanges, n’avait permis de prévoir l’avènement de l’événement. Ce n’est qu’a posteriori que la signification en est donnée : ce premier bal introduit Angelica dans le monde. Le spectateur comprend alors rétrospectivement pourquoi Tancrède était si impatient et lui fait reproche de son retard.
b) Un sens lui-même multiple
Limitons aux constats ci-dessus. Comment les interpréter ? Il serait ingénu et erroné d’imaginer que la seule diversité soit celle des tempos ; leur interprétation, comme celle de toute réalité non-verbale (la parole nous a été donnée non seulement pour révéler les profondeurs cachées et inexprimables autrement, mais pour lever les ambivalences intrinsèquement attachées à toute autre forme de communication), peut être multiple. Mais comment trancher cette ambivalence constitutive, comment lever une polysémie parfois totalement contradictoire ? Grâce aux procédés narratifs, aux informations fournies, et aux sentiments réprouvés [8].
c) L’accélération du temps
D’un côté le temps accélère jusqu’à se rompre, de l’autre il ralentit jusqu’à s’immobiliser. Le temps lui-même épouse donc la double polarité innovation-conservation.
Les deux allongements les plus grands ne sont-ils pas ceux de la scène du bal et du départ de Tancrède ? La rupture dit que le plus ancien va mourir. En effet, avec la conception, la seule discontinuité dans le tissu de l’existence, est la mort. Elle exprime l’absolue nouveauté que rien ne peut véritablement préparer. De fait, la scène du bal est hantée par la mort : celle, physique et individuelle, du prince, lors de son long aparté symbolique devant le tableau de Greuze ; celle, sociale et collective, d’une classe, le monde de « lions et de guépards » que, selon les mots de Salina, remplacent « des chacals et des hyènes », au premier rang desquels le vaniteux et fanfaron colonel Pallavicini.
d) Un ralentissement biface
Le ralentissement signifie de manière évidente le ralentissement du temps, voire son caractère figé et fixé : tel est, une nouvelle fois, le cas de la scène de bal qui s’allonge tellement qu’elle apparaît atemporelle. En effet, si belles soient les robes et celles qui les portent, si grisantes soient les valses, quel spectateur n’a-t-il pas ressenti l’ennui ? Ou plutôt n’a-t-il pas communié, par empathie, avec le prince Salina déambulant, seul, parmi ces salles ? Il se surprend alors à ressentir une nostalgie, plus encore, une impression d’insondable vanité : ces apparitions sont des apparences et ces apparences de l’apparat. Nourrissant cet universel divertissement, l’acédie pointe à nouveau son museau cynique et distille son odeur méphitique.
Mais le ralentissement peut aussi souligner l’importance décisive d’une scène. Tel est le cas du départ de Tancrède : ces embrassades à n’en plus finir sur la terrasse, sa descente de l’escalier, sa remontée vers Salina lorsque celui-ci l’interpelle et lui fait un cadeau, son parcours de l’allée illimitée (que l’on ne reverra jamais de la même manière), son visionnement dans une direction, puis dans l’autre On croit que le jeune homme est perdu de vue, et soudain il apparaît derechef. Ce faisant, Tancrède demeurera gravé dans le cœur de Concetta et l’esprit (autant mémoire qu’intelligence) de Salina. L’on comprend alors que ce départ ne signale pas d’abord la séparation prolongée, voire irréversible, des deux amants séparés par la main cruelle du destin (l’interminable disparition du traîneau emportant Lara loin de la datcha où se trouve Youri Jivago dans un paysage vertigineusement beau), autrement dit l’éternisation d’un amour impossible : nulle affection réciproque ne justifie une telle interprétation. Ce départ ne signalerait-il pas plutôt l’émergence de ce nouveau monde dont Tancrède est la promesse et la famille du prince Salina le contrepoint ? La double prise de vue, dont la redondance étonne, ne signifierait-elle pas la dualité des points de vue ? Quand Tancrède descend la grande allée, il est filmé à partir de la terrasse du château, puis de l’allée ; autrement dit, le mouvement est vu soit comme un éloignement à partir du point de départ (terminus a quo), soit comme un rapprochement de son terme (terminus ad quem). Douloureux arrachement dans le premier sens, désirable changement dans le second. Mais si la double translation est effectuée par la même personne, elle est vécue très différemment par ceux qui l’observent et celle qui l’exécute : Tancrède ne songe qu’à la révolution qui s’approche ; ses observateurs à l’ancien monde qui s’en va. Unum in re, duo in ratione et in emotione.
5) Une méditation spirituelle
Ainsi donc, nul homme n’est totalement parménidien (« Si nous voulons que tout reste pareil »), ni totalement héraclitéen (« il faut que tout change »). Il demeure tendu entre ces deux valeurs précieuses de la conservation et du progrès, tricotant vaille que vaille passé et avenir [9]. Mais qui fera l’unité ? Certes, si anciens et modernes s’affrontent, les valeurs, elles, peuvent trouver à s’accorder : l’analyse en souligne volontiers la complémentarité et le sens pratique en promet l’heureuse fécondité. Il demeure que les passions des hommes durcissent et dialectisent les idées et changent les interconnexions en dialectiques irréconciliables. Sommes-nous donc voués à un va-et-vient, plus ou moins violent, plus ou moins indéfini, ou est-on en droit d’espérer une possible issue hors de l’oscillation et une toujours fragile conciliation ?
a) Une médiation insuffisante
Cette conciliation est la mission de l’Église. Non pas bien entendu dans le sens où elle aurait à jouer un rôle politique, mais dans le sens où elle pourrait en éclairer les présupposés éthiques ; l’exigence salvifique la garde de s’engager dans une direction politicienne qui exclurait les autres et sa miséricorde la préserve d’un jugement qui ferait perdre espérance sur l’autre. Que le Christ veuille régner dans les cœurs et non dans les institutions, il n’est pas inutile de le rappeler dans le contexte culturel particulièrement religieux de la Sicile de l’époque et de la christianisation profonde des classes autant supérieures que populaires.
Qu’en est-il ? Le communiste Visconti se refuse à la caricature en montrant la foi, plus, la ferveur, des Salina, et au simplisme en mettant en scène deux figures de prêtre. En particulier, le père Pirrone tient sa place, autant auprès de la famille princière qu’auprès du peuple. Courageux, le jésuite se montre capable d’affronter. Prudent, il intervient comme médiateur. Bienveillant, il sait excuser.
Il demeure que, si le clergé ne prend pas parti, s’il ne se compromet pas avec une classe contre l’autre, il pèche par manque d’incarnation. Trop rigide, il ne perçoit pas ce qui excuse le prince. Le prêtre pèche aussi manifestement par manque de discernement. S’il juge aisément les péchés de chair, il ne discerne en revanche pas combien Tancrède et Concetta ne peuvent s’apparier.
Enfin et surtout, il manque aux prêtres la légèreté que donne la joie d’être sauvés et d’offrir le salut. Est-ce un hasard si le film s’ouvre sur la récitation du deuxième mystère douloureux, la flagellation, et s’achève sur une extrême-onction ? Comme si Dieu était surtout présent à la souffrance et à la mort… Cette inclusion viserait-elle à montrer que l’Église de l’époque avait perdu ce que Paul VI appelle « le secret de la joie insondable qui habite Jésus [10] » ?
b) L’amour
Et si, face à la défaillance de l’Église, c’était finalement le rôle de la belle Angelica de réconcilier le difficilement conciliable ? Ou du moins si la présence féminine, plus évidemment sinon plus réellement que chez le clergé, comme présence subjective de l’Esprit, était l’équivalent de ce qu’est sa présence objective dans le sacerdoce ?
Selon le mot du Pseudo-Denys, l’amour n’est-il pas une, voire la « force unifiante [11] » ? En effet, dès la scène emblématique de son introduction chez le prince, la jeune femme opère le lien entre son père qu’elle accepte de quitter pour entrer dans une famille différente, Concetta qu’elle sait ne pas imiter (alors qu’elles étaient amies et que la fille aînée du prince représente tout ce qu’une femme pourrait désirer être), Tancrède qu’elle peut changer et l’oncle qu’elle ressuscite, aime et comprend ? N’est-ce pas l’amour qui unifie en enveloppant les personnes ? Plus encore, cet amour prend la forme du don radical de soi. Lucide, Angelica sait que l’homme qu’elle aime préfère le pouvoir par dessus tout, donc se préfère à tout(e) autre. Visconti parlait du bal qui est plus contrat de mariage que romance comme d’un moment où « la beauté d’Angelica est jetée en pâture à la voracité de Tancrède ». Du moins, avec et par Angelica, l’amour triomphe.
6) Conclusion
Revenons sur notre clé interprétative et la crainte d’immixion indue, de récupération, de mélange des genres, etc. Si la suspicion n’est pas légitime (nous avons été trop habitués à cloisonner les activités de l’homme), l’étonnement suscité par cette approche métaphysique est compréhensible.
Deux réflexions d’Aristote aideront peut-être à mieux cerner notre propos. Selon le philosophe grec, les disciplines intellectuelles ne sont pas cloisonnées ; avant d’être des savoirs spécialisés que l’histoire de leur institutionnalisation a rendus étanches, elles communiquent tant au plan des objets connus qu’au plan des sujets connaissants. Et leur interconnexion, toujours pour le Stagirite, s’opère non pas de manière horizontale, inter-ou trans-disciplinaire, comme notre pensée systémique aime le dire, mais de manière aussi verticale. De même que la politique est architectonique au sein des disciplines éthiques, puisqu’elle traite du bien par excellence qu’est le bien commun, de même, la métaphysique, qu’il appelait justement philosophie première, occupe la place sommitale au sein des savoirs théorétiques ; par conséquent, la politique est à la métaphysique ce que le pratique est au spéculatif. Dès lors, comment donc s’étonner qu’elles présentent des affinités ? Mais il y a plus qu’une analogie de proportionnalité. La métaphysique occupe la première place absolument, c’est-à-dire qu’elle éclaire les principes des autres disciplines, sans en rien nier leur autonomie. Voilà pourquoi les postures politiques, conservatisme et progressisme, se répartissent comme les grandes positions métaphysiques, fixisme ou mobilisme.
Le Philosophe répartit aussi les savoirs en trois grands domaines. Nous avons déjà nommé les deux premiers : les disciplines spéculatives (le savoir) et les disciplines pratiques ou éthiques (le savoir-être). Il en ajoute un troisième, les disciplines techniques et artistiques (le savoir-faire). Elles se fondent sur les trois grandes activités noétiques de l’homme : la theoria (la contemplation), la praxis (l’action), la poiésis (la fabrication, incluant la création artistique). Or, à l’instar du théâtre, le cinéma constitue, sous certains aspects, un art total, mobilisant et intégrant les autres esthétiques. Nous remarquions que le scénario du Guépard se caractérise par sa capacité à pouvoir intégrer, de façon souple et créatrice, une histoire venue d’ailleurs. De même, un film assume d’autres arts comme la musique (Kubrick convoque systématiquement les grandes œuvres du répertoire classique dans 2001, ou contemporain dans Shining) ou la peinture (le même cinéaste fait appel à telle ou telle composition picturale dans Barry Lindon). Dès lors, comment s’étonner qu’un film puisse consoner avec les autres disciplines en leur sommet, politique et métaphysique ? Je parle de consonance et non de convergence, ne serait-ce qu’à cause de la distinction des genres. La crainte de l’instrumentalisation cloisonne des champs beaucoup plus poreux qu’il n’y paraît. Surtout, c’est au nom de l’homme et de « l’homme qui passe infiniment l’homme » (Pascal), que le cinéma n’atteint sa signification authentique qu’en mettant en scène la vérité, l’amour, le salut…
Comment nous étonner qu’un sommet de l’art cinématographique nous ait ainsi entraîné sur les sommets de l’esprit humain ?
Pascal Ide
[1] Florence Colombani parle de la « phrase-clé du livre » et la traduit ainsi « Si nous voulons que rien ne change, il faut d’abord que tout change » (« Le guépard. Le principe romancier et le compte cinéaste », Le Monde des Livres, vendredi 8 juillet 2005, p. vii).
[2] Cf. Pascal Ide, « Émergence de la nouveauté : interprétations platonicienne et aristotélicienne. Pour une intégration », Philippe Quentin (éd.), Émergence, colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 19 et 20 mars 2019.
[3] La Bruyère, Les caractères (1687), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1998, p. 65.
[4] Lautréamont, Poésies II (1870), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1993, p. 292.
[5] Cette expression célèbre, « zoôn politikon », est d’Aristote au début de sa Politique (L. I, 2, 1253 a 1-18).
[6] Pourtant, paradoxalement, Visconti avait pressenti Laurence Olivier et avait écarté cet acteur en qui il ne voyait qu’un « cowboy ». Lancaster avait dû lutter pour s’imposer. Quel jeu ! Dès la première scène, dans sa manière de jeter l’enveloppe de la lettre qui lui est tendue, l’on sent qu’il habite son personnage.
[7] Cf. Jean Guitton, L’absurde et le mystère, Paris, DDB, 1984.
[8] Nous nous aiderons de l’analyse que Paul Ricœur propose dans Temps et récit. Tome II. La configuration dans le récit de fiction, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1984, coll. « Points Essais », 1991, chap. 4.
[9] Cf. l’analyse que propose Henri Hude des valeur de progrès et de conservation, estimant qu’elles sont toutes deux nécessaires et structurent le champ du politique (Éthique et politique, Paris, Éd. Universitaires, 1991).
[10] Paul VI, Exhortation apostolique Gaudete in Domino sur la joie chrétienne, III, 9 mai 1975, La Documentation catholique, 1677 (1er juin 1975), p. 501-511, ici p. 504
[11] Cf. Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les noms divins, chap. iv, § 12, Les noms divins (chapitres I-IV), éd. et trad. Ysabel de Andia, coll. « Sources chrétiennes » n° 578, Paris, Le Cerf, 2016, p. 475.
En mai 1860, après le débarquement de Garibaldi en Sicile, à Marsala, le prince Fabrizio Corbera de Salina (Burt Lancaster), un aristocrate sicilien vieillissant et lucide, assiste avec détachement et mélancolie à la fin de sa classe sociale. Les « guépards », ainsi que s’appellent ces aristocrates, comprennent que la fin de leur supériorité est désormais proche. En fait, ceux qui profitent de la nouvelle situation politique sont les administrateurs et grands propriétaires terriens de la nouvelle classe sociale qui monte. Appartenant à une famille d’ancienne noblesse, Don Fabrizio est rassuré par son neveu préféré, Tancrède Falconeri (Alain Delon), qui, bien que combattant dans les colonnes garibaldiennes, cherche à faire tourner les événements à son avantage.
Lorsque, comme chaque année, le prince Salina se rend, avec toute sa famille, dans sa résidence d’été de Donnafugata, il trouve comme nouveau maire du village, Don Calogero Sedara (Paolo Stoppa), un bourgeois d’extraction modeste, fruste et peu instruit, qui s’est enrichi et, avide de pouvoir, a fait carrière en politique. Tancrède, qui avait au début montré un certain intérêt pour Concetta, la fille aînée du prince, tombe amoureux d’Angelica (Claudia Cardinale), la superbe fille de don Calogero, que courtise en vain un lieutenant ami de Tancrède, le comte Cavriaghi (Mario Girotti). Il finira par l’épouser… autant pour sa beauté que pour son patrimoine considérable.
L’arrivée à Donnafugata d’un émissaire du gouvernement Piémontais, le cavaliere Chevalley di Monterzuolo (Leslie French), marque un tournant dans le récit. Il propose à Don Fabrizio d’être nommé sénateur du nouveau Royaume d’Italie. Pourtant, le prince refuse, se sentant trop lié au vieux monde sicilien. Reflet de la réalité sicilienne, Don Fabrizio est pessimiste : « Ensuite, ce sera différent, mais pire… », déclare-t-il à l’émissaire du nouveau régime.
L’union entre la nouvelle bourgeoisie et l’aristocratie déclinante est un changement désormais incontestable. Don Fabrizio en aura la confirmation au cours d’un long bal grandiose au palais Ponteleone, à la fin duquel il commencera à méditer sur la signification des événements nouveaux et à faire le douloureux bilan de sa vie.