Le Dernier Duel (The Last Duel), drame historique américano-britannique coproduit et réalisé par Ridley Scott, 2021. Adapté du livre d’Eric Jager, Le Dernier Duel : Paris, 29 décembre 1386 (2004 : trad., 2021). Avec Matt Damon, Adam Driver, Jodie Comer.
Thèmes
Amour, vérité, amitié.
Au commencement, j’ai cru que Le Dernier Duel serait un film sur l’amitié ; avec le chap. 2, je me suis dit que c’était un film sur la vérité ; mais j’ai découvert avec le chap. 3 que le thème central était l’amour, ou plutôt une forme singulière (aux deux sens du terme) de l’amour.
Passons cette détestable manie qu’est devenue aujourd’hui l’habitude de commencer l’histoire par la fin, ou plutôt, on le sait, le début de la fin : l’intention est louable, à savoir ménager le suspense ; le moyen, trop répété, est lassant et, le plus souvent, anticipe trop. Quoi qu’il en soit, le premier chapitre (intitulé « La vérité selon Jean de Carrouges ») offre un beau témoignage d’amitié : la proximité complice et virile des frères d’armes ; le conflit de loyautés à une époque de féodalité où, beaucoup plus qu’aujourd’hui, la (con)fiance fondait toute relation ; la trahison réciproquement douloureuse ; la résistance aux compromissions politiques ; enfin, son triomphe dans l’authentique réconciliation signifiée par la rencontre cordiale des visages, la belle poignée de mains publique et la salutation par la foule.
Mais le deuxième chapitre (intitulé « La vérité selon Jacques Le Gris ») nous fait déchanter en introduisant ce qui aurait dû fonder l’amitié et, en fait, va la miner : la vérité. En effet, en pluralisant les perspectives, cette partie devait aider à sortir de la naïve croyance qui est le point de départ presque obligé de tout savoir : la vérité s’identifie à mon seul point de vue (sous entendu exhaustif), alors que, en réalité, je me trompe en absolutisant ma perspective et, pire, en justifiant mes angles morts. Par exemple, il est scénaristiquement heureux et psychologiquement probant de montrer combien un même fait prend une signification tout autre selon l’angle de visé : là où Le Gris voit l’abandon sensuel des chaussures qui promet l’abandonnement total à l’étreinte ardemment désirée, Marguerite, quant à elle, vit une fuite éperdue où elle perd ce qui malheureusement va la perdre.
Mais l’intrigue n’oblitère cette erreur (l’absolutisation de mon point de vue) que pour sombrer dans son extrême contraire, le perspectivisme que résume la parole bien connue : « À chacun sa vérité ». D’où la conséquence, aussi tragique que fatale : le duel à mort des points de vue irréconciliés jusqu’à la haine. Pourtant, le réalisateur – qui avait toutes les ressources pour arpenter le juste chemin (la méthode, au sens étymologique) : le dialogue réconciliateur des perspectives, grâce à une médiation digne de ce nom – opte pour une autorité soit compromise (comme le comte Pierre II d’Alençon), soit faible, voire sadique (comme le roi Charles VI). Ce pessimisme cruel qui singularise et isole les vérités culmine dans la question du viol. D’un côté, l’écuyer amoureux le nie ; de l’autre, l’épouse violentée l’affirme. Or, Jean de Carrouges qui aurait pu déterminer la vérité, prend partie au nom de son orgueil blessé. Une écoute non jugeante lui aurait permis de discerner : la grave faute de sa mère, idolâtre de son fils et durcie par la violence qu’elle a elle-même subie ; l’ambivalence d’une femme qui, régulièrement violentée par son époux et malgré une attirance qui n’est pas encore de l’amour pour un homme qui, pour une fois lui déclare son amour, a tout fait pour en repousser les avances ; sa responsabilité à lui qui a abandonné sa femme en situation de fragilité (« le propre de la puissance est de protéger », disait Pascal).
Ayant ainsi éreinté l’amitié et falsifié la vérité, le dernier chapitre (intitulé « La vérité selon Marguerite ») peut désormais donner libre cours à ce qui devient la thèse du film : l’amour maternel. Contre la vérité, Marguerite affirme : « Un enfant a besoin de sa mère plus qu’une femme a besoin de justice ». Contre l’amitié, nous assistons à un duel sans limite (les chevaux eux-mêmes sont occis et les porte-lances blessés), sans merci (jusqu’à la mort violente) et sans honneur (chacun frappe l’autre à terre). Enfin, contre l’amour conjugal, Carrouges, victorieux du duel et se croyant élu par Dieu, passe, le muffle arrogant, devant son épouse méprisée.
La dernière scène achève la leçon de Ridley Scott : seule de tout le long-métrage à nous montrer un climat serein et printanier, elle est centrée sur la mère transfigurée par la présence de cet enfant qui semble unir les deux hommes qui l’ont aimée, selon la parole d’Ovide librement interprétée par Le Gris – le tout sur élimination du père, beaucoup plus efficace que l’exécution féroce perpétrée par le duel. En effet, le générique final souligne que Marguerite de Thibouville a vécu plus de trente ans, sans se remarier. Pourquoi cette dernière précision, sinon pour nous signifier qu’elle fut heureuse de ne pas subir l’insupportable joug du mâle dominateur ? À l’affrontement comme ultime parole sur les relations entre personnes adultes, époux jaloux, épouse victime et amis rivaux, le cinéaste substitue comme unique salut la relation prétendument pure de toute aliénation : l’amour d’une mère pour son enfant…
Mais, plus encore que cette éviction du vir prédateur si caractéristique de ce féminisme aujourd’hui si militant, le metteur en scène que nous avons tant aimé notamment dans Alien (1979), Blade Runner (1982), Gladiator (2000), Seul sur Mars (2015) confirme la tendance malheureusement lourde de plusieurs de ses films – Kingdom of Heaven (2005) ; Exodus: Gods and Kings (2014) – : la critique acerbe et amère de la religion. Ce machisme – de fait, condamnable, même s’il convient de le recontextualiser et de le tempérer – est, pour un Scott qui, avec l’âge (il est né en 1937), deviendrait plus amer, avant tout relayé par une Église paradoxalement puritaine et voyeuriste.
Je me suis pris à rêver d’une troisième partie qui, seule, aurait pu réconcilier les deux premières : la vérité selon l’Amour ou, en cohérence avec le thème du film (qui traite d’un des derniers duels judiciaires, c’est-à-dire d’un [prétendu] « jugement de Dieu » en France), la vérité selon Dieu, riche en miséricorde… Ainsi au lieu de ce dernier duel qui se promeut idéologiquement comme duel dernier, quel réalisateur osera se mettre à l’écoute du chant choral du Bien-aimé et de sa Bien-aimée dans le Cantique des Cantiques qui fut d’abord le duo inaugural d’Adam et Ève, à l’aube de la création (Gn 2) ?
Pascal Ide
En 1386, dans le royaume de France. Deux Normands, le chevalier Jean de Carrouges (Matt Damon) et l’écuyer Jacques Le Gris (Adam Driver) s’affrontent à mort dans le cadre d’un duel judiciaire. La raison est la suivante. De retour d’un voyage à Paris, Jean retrouve son épouse, Marguerite de Thibouville (Jodie Comer) qui accuse Jacques, pourtant vieil ami du chevalier, d’avoir profité de son éloignement pour abuser d’elle. Confronté, l’écuyer affirme qu’il n’a pas violé Marguerite – autrement dit, qu’elle était consentante. Le Gris pouvant compter sur le soutien du comte Pierre II d’Alençon (Ben Affleck), puissant, complice et corrompu, Jean décide de faire remonter cette affaire jusqu’au roi Charles VI (Alex Lawther) et réclame un « procès par le combat », en vue de déterminer la vérité. Si le mari perd le duel, la femme sera également brûlée vive pour fausse accusation.