Le brio, drame français d’Ivan Attal, 2017. Avec Daniel Auteuil, Camélia Jordana.
Thèmes
Parole, biculturalité, France, homme-femme.
Ivan Attal donne envie de croire à cette histoire qu’il raconte non sans brio. Car il ne narre pas seulement une improbable rencontre, mais sa fécondité.
Au point de départ, deux France, comme on aime parfois dire, deux univers que nous connaissons assez (au moins l’un d’expérience et l’autre du dehors) pour qu’il soit inutile de s’attarder. Plus, ici se cumulent toutes les oppositions concevables : de sexe, de génération, de milieu social, de culture, d’éducation, de look, de manière de parler, de pouvoir et de possibilités de l’exercer (celui qui tient le micro et celle qui n’a que sa voix pour se défendre). Mais, plus encore, s’affrontent deux psychologies blessées qui se protègent dans leur agressivité : l’une contre ce milieu parisien qui lui rappelle tout ce qu’elle n’est pas (voilà pourquoi, alors qu’elle est seule, elle rejette Benjamin qui, de prime abord, veut l’aider), l’autre contre la terre entière (la demande de démission n’émane pas seulement des étudiants, mais des collègues et même du personnel).
Dès lors, je ne dis pas leur rencontre, mais même leur simple coïncidence spatiotemporelle, c’est-à-dire leur conjonction dans un même espace-temps, ne peut que se transformer, au mieux comme un impossible mélange, au pire comme un affrontement explosif. Et c’est le second qui se produit. Duel apparemment très inégal entre celle qui ne sait ni ne peut, et celui qui maîtrise de longue date le savoir comme un pouvoir.
Rendons-nous maintenant au point d’arrivée (les lecteurs sont habitués à ce que l’analyse prenne en compte la totalité du film, donc le révèle). Deux scènes inattendues le ponctuent. D’abord, un véritable échange entre le maître et la disciple qui commence par la gratitude du maître reconnaissant ce qu’il doit à celle qui, ayant reçu de lui, lui rend de manière si créative ce qu’il lui a donné, et se poursuit en un échange allant jusqu’au contact physique (sans nulle ambiguïté), sur un mode qui ne fait perdre la face à aucun d’entre eux : l’insulte, entendue comme technique rhétorique.
Ensuite, plus décisive encore que l’ébauche d’amitié, une scène filme la fécondité : devenue jeune avocate, Neïla tente d’aider un jeune de son milieu, pris pour braquage de supérette et trahi par sa bande. Elle cherche à le sauver non pas tant des dix ans de prison qui l’attendent (et en feront un grand délinquant révolté) que de lui-même, c’est-à-dire de ses réflexe identitaires à courte vue qui l’ont conduit à cet acte provocateur et désespéré. Or, elle ne peut ainsi ouvrir ce jeune à une autre culture que parce qu’elle-même a effectué le passage, sans trahir ce qu’elle était, c’est-à-dire sans oublier son appartenance, ni caricature de ce qu’elle a découvert, bref parce qu’en elle s’effectue sans cesse ce va-et-vient fécond. Et tel est non le message (même s’il est trop politiquement correct, le film n’est pas idéologique : « On ne fait pas bon scénario avec de bons sentiments »), mais la leçon de vie d’Ivan Attal : la rencontre de ces cultures se fait non pas du dehors, par de grands discours, mais du dedans, par d’authentiques actions.
Or, Neïla est devenue biculturelle parce qu’elle a effectué, en un an, un spectaculaire déplacement intérieur. Inutile de répéter ce que le film décrit clairement, presque trop. Ne répétons pas, mais repérons quelques lois structurant toute métamorphose. Elles valent d’ailleurs, mutatis mutandis, pour Pierre Mazard.
- Pour adhérer à ce que nous allons devenir, presque inévitable est le passage par la réaction, c’est-à-dire par le rejet unilatéral, voire ingrat de ce que nous avons reçu. C’est ainsi que Neïla repoussera Mounir. Mais cette réaction n’est que temporaire. En effet, tout changement authentique passe par quatre étapes bien identifiées par la psychologie : fusion (avec l’origine), réaction, appropriation et pollinisation. Autrement dit : dépendance, contre-dépendance, indépendance et interdépendance. Toutefois, ces moments ne sont pas figés, mais doivent être constamment choisis et parcourus. C’est ainsi que Neïla sera aussi un moment tentée par la régression, c’est-à-dire le retour à la case départ, avant de parvenir à la fécondité bénie de la biculturalité.
- Il n’y a d’accès durable à l’autre qu’adossé à une suffisante estime de soi. Si Neïla a pu finalement nouer un lien avec ce professeur misanthrope, c’est parce qu’elle a conjuré une triple tentation : la soumission par peur, la compromission par besoin et le rejet par haine. Voilà peut-être pourquoi, d’emblée, elle refuse la solution (voire l’amitié) proposée par Benjamin, pressentant d’instinct que sa motivation n’est pas purement altruiste. Or, l’évitement de ces trois scénarios qui, pour être dysfonctionnants, sont malheureusement les plus fréquents face à l’autorité abusive, requiert une juste confiance en soi. De fait, si la jeune banlieusarde bénéficie d’une forte personnalité, elle se reçoit aussi d’un milieu aimant et aidant, voire, osons-le dire, d’un environnement vertueux (ni drogue, ni drague) où les paroles sont vraies, la télévision absente (oui !) et les comportements pudiques.
- Il n’y a pas de rencontre des cultures sans rencontre des langues ; il n’y a pas de changement culturel sans façonnement par la parole. En effet, celle-ci est la matrice première de toute culture et son origine permanente, au point qu’elle définit une ethnie plus sûrement qu’un territoire. Or, la parole est la forme même de l’être, ainsi que Jean-Claude Sagne aimait le souligner, comme et mieux que Lacan. En ce sens, le concours de rhétorique qui est l’art du langage en sa communication, est le lieu idéal pour que, sans humiliation, Neïla change et change en profondeur. De fait, la jeune fille passe de la réaction à la séduction (passive), lorsque Mazard lui montre comment rhétoriquement retourner un argument. Dès lors, à son insu, elle va se laisser façonner du dedans. Au commencement était le verbe…
- Si noble soit la parole, elle est (éthiquement) neutre. L’on peut apprendre les codes de l’autre pour le manipuler, autrement dit pour soi, ou bien pour le rencontrer, autrement dit pour l’autre. Ou, mieux, pour construire un « nous » aussi fragile que précieux. Là encore, le film donne à voir une évolution tâtonnante. Au point de départ, le professeur et l’étudiante s’instrumentalisent l’un l’autre, à la différence importante près que seul le premier le sait, sans vergogne. Quand elle découvre les motivations de l’enseignant devenu mentor, elle se révolte et, dans sa colère vindicative, perd sa liberté intérieure et devient éminemment manipulable. En l’occurrence, Benjamin qui servit de bouc-émissaire, voire de souffre-douleur à Mazard, se sert d’elle pour se venger de son injuste redoublement. Neïla ne quittera tous ses scénarios mortifères qu’en reconnaissant qu’elle n’était pas différente de lui : elle fut, elle aussi, utilitariste et méprisante pour son entourage. Mais surtout, en discernant que, dans cette attitude mortifère, une vie se cherchait malgré tout : elle a reçu et reçu énormément. Parce que, tout en servant ses intérêts, le professeur servait intentionnellement les siens avec beaucoup de générosité. Et ici réside la quatrième loi du changement authentique et durable : la gratitude.
Si Neïla a profondément changé, Mazard a aussi effectué un réel exode intérieur.
De prime abord, nous avons affaire à un caractériel ou une réincarnation d’Alceste, pire, à une personnalité narcissique faisandée de ce plaisir à faire souffrir qui s’appelle perversion. En égrener une nouvelle fois les signes lasserait le lecteur que je renvoie aux critiques de Jalouse, Mother !, The Circle, K.O., HHhH.
Mais, peu à peu, nous découvrons que cet être blessant est d’abord un être blessé : haï et rejeté par sa mère, sans épouse ni enfant (connus), ce solitaire a adopté la tactique du hérisson. Avant d’être agressé, il agresse. En ce sens, le réduire à un fasciste raciste passerait à côté de la complexité de sa personnalité. D’abord, son agressivité est loin d’être réservée à la seule génération issue de l’immigration. Ensuite, sa capacité à approcher la jeune étudiante jusqu’à la toucher (là encore sans manquer à la chasteté) atteste une absence de dégoût incompatible avec une réelle xénophobie. D’ailleurs, l’attitude habituelle de cet « homme de paradoxes plus que de préjugés » consiste davantage à dénoncer les lâchetés ordinaires et provoquer l’étudiant qui se contente du prêt-à-penser ordinaire qu’à défendre une idéologie. Ce n’est pas un hasard si, dans la galerie de tableaux qui ouvre le film, l’on croise Claude Levi-Strauss qui avoue ne pas aimer son époque ou Jacques Brel qui dénonce la bêtise humaine. Enfin, pourquoi ne pas entendre certains de ses propos : est-il interdit de s’interroger sur l’historicité comparée de la charia et du droit romain ? l’habillement n’est-il en rien un signe ?
Toutefois, en demeurer là serait insuffisant. Pierre Mazard ne ferait-il pas partie de ces professeurs pour qui la passion de transmettre est une raison de vivre, voire une vocation ? En ce sens, loin de n’exister que pour lui, il donne, voire donne tout, à ses étudiants. L’ami du genre humain serait donc bien son fait, si ce genre a soif de savoir et si ce souci du fond n’est pas découplé de l’attention à la forme. Cet amour du français – et, avec lui, de la France, dont témoigne Romain Gary dans les portraits initiaux – est l’autre bonne nouvelle du film.
N’est-ce pas cette zone cachée que, avec son énergie et sa liberté, Neïla a, sans le savoir, contactée ? Éveillée à elle-même, à son tour, elle révèle le professeur à lui-même. Dans un retournement qui n’étonnera que le non-pratiquant de la dialectique, le disciple devient le maître du maître. On objectera que le credo de Mazard se limite à la conviction et s’arrête sur le seuil de la vérité. Le choix regrettable de l’ouvrage sceptique, L’art d’avoir toujours raison, au détriment des grands classiques de la rhétorique aristotélicienne ou cicéronienne, n’a d’autre excuse que la proximité caractérielle à la limite du pathologique d’Arthur Schopenhauer et du professeur de droit. Mais ce serait oublier le retournement final : « Vous pensiez ce que vous avez dit tout à l’heure ? », demande-t-il à Neïla qui lui rétorque en convoquant l’art rhétorique devenu seconde nature : « L’important n’est pas de dire la vérité, mais de convaincre ». Ainsi, la vie (Blondel aurait dit l’action) montre à l’ancien cynique devenu vulnérable ce que sa parole a trop longtemps nié : son intime besoin de vérité. Ne pas savoir parler, c’est s’interdire d’accéder à la richesse de la culture ; mais trop bien parler, c’est courir le risque de s’arrêter aux signifiants et ne plus adhérer aux signifiés : « Quand on parle bien, on oublie de dire les choses simples ».
Autant Mazard a introduit Neïla à la profuse complexité de la parole, autant celle-ci a reconduit celui-là à la vitale simplicité du vrai. Ainsi le brio du verbe cesse d’être asservi au brillant de la rhétorique pour être mis au service du bien de la vérité.
Pascal Ide
Pour son premier jour à la Faculté de droit de l’Université de Panthéon-Assas, Neïla Salah (Camélia Jordana) arrive après le début du cours dans l’immense amphithéâtre où enseigne le professeur Pierre Mazard (Daniel Auteuil). Celui-ci s’interrompt, lui signifie devant tout le monde qu’elle est « en retard et en haillons », et la provoque sur son prénom, sa tenue, son langage. À la sortie du cours, un étudiant, Benjamin (Jean-Baptiste Lafarge), propose à Neïla de porter plainte pour harcèlement, mais celle-ci le renvoie avec mépris, soulignant leur différence sociale et culturelle, et retourne par le RER à Créteil retrouver son ami Mounir (Yasin Houicha) et sa mère (Nozha Khouadra). Certains étudiants ayant filmé l’altercation, d’autant que, dans ce même cours, Mazard a tenu quelques propos qui peuvent passer pour islamophobes, il est convoqué par son ami et Président de l’Université parisienne (Nicolas Vaude). Il ne voit qu’une seule solution pour qu’il puisse racheter sa conduite : préparer Neïla au prestigieux concours d’éloquence et, pourquoi pas, le gagner, ce dont la réputation trop droitiste de l’Université aurait bien besoin. Mais comment ces deux êtres qui incarnent deux milieux si peu miscibles, de surcroît après une telle algarade, pourront-ils se rencontrer et coopérer ?