Le Bon, la Brute et le Truand (Il buono, il brutto, il cattivo), western germano-hispano-italo-américain de Sergio Leone, 1966. Avec Clint Eastwood, Eli Wallach et Lee Van Cleef.
Thèmes
Amitié, guerre, violence.
Le troisième western de Sergio Leone (ce que l’on appelle parfois la trilogie du dollar) parle d’amitié.
Une telle affirmation étonne, voire choque.
Le film ne traite-t-il pas prioritairement de la violence individuelle : la violence légale des chasseurs de prime (the good), celle de l’outlaw qui se nomme comme tel (the ugly) et celle, tout aussi illégale, mais hypocrite et d’autant plus pernicieuse, de celui qui, sous couvert de la loi, la détourne à son service (the bad) ? Davantage encore, ne parle-t-il pas de la violence, beaucoup plus sanguinaire et d’autant plus redoutable qu’elle est institutionnelle, de la guerre, voire de la pire de toutes, la guerre civile qui est une guerre fratricide – ces quatre types de violence constituant comme une échelle graduée ?
Et pourquoi choisir ce film ? Le thème de l’amitié, constant chez le cinéaste italien, n’est-il pas autrement mieux illustré et développé dans le film précédant celui-ci, Et pour quelques dollars de plus (1965), entre les deux chasseurs de primes, le Manchot (Clint Eastwood) et le Colonel (Lee Van Cleef), ou dans l’un des suivants, Il était une fois la révolution (1971), entre les deux héros homonymes, Juan Miranda (Rod Steiger) et John Mallory (James Coburn) ?
Ce n’est pas sans un goût du paradoxe, dont le surréalisme ne pourrait qu’enchanter celui dont la photographie et la thématique s’inspirent volontiers de l’onirisme décalé d’un Chiriquo (Tuco et son ombrelle rose en plein désert !), que nous nous proposons de montrer que ce film prototypique porte un regard sans naïveté, mais non sans espérance, sur les relations entre les hommes. Le titre ne suggère-t-il pas que chaque héros est un type ? Mais il est aussi et d’abord un être de chair et de sang, et ce sang, il le fait vivre autant qu’il peut le verser. Passons-les en revue, tout en les mettant en connexion.
1) L’enfermement dans la haine
Sentenza est appelé Œil d’aigle. Ce surnom renvoie au regard, célèbre, de Lee van Cleef. Si la vue est le sens informatif par excellence et celui qui distingue l’homme de presque tous les animaux, il est aussi le sens de la distance et, bientôt, de la domination. Presque. En effet, chez les oiseaux et, parmi ceux-ci, chez l’aigle, la vision est la sensation la plus surplombante et la plus importante (de fait, le cortex occipital, dédié à la vision, occupe jusqu’à la moitié de leur cerveau).
a) Le règne de Narcisse
Sentenza utilise l’autre à ses propres fins. Ses relations, multiples, ne sont jamais qu’utilitaristes. Typique est le dialogue ou plutôt le monologue entre le colonel du camp et Sentenza. Hautement éloquente est aussi sa capacité à pouvoir, en plein camp, ôter son habit d’officier et revêtir celui du civil qu’il jamais cessé d’être. Ce geste symbolique signifie non seulement que Sentenza ne s’est jamais senti responsable du bien de quiconque, a fortiori du bien commun, mais qu’il ne s’est engagé dans l’armée que pour servir ses propres intérêts. La scène permet rétrospectivement de comprendre une ellipse demeurée énigmatique : pourquoi (plus que comment) Sentenza a-t-il pu échouer dans le camp des Confédérés au rang d’officier ? Probablement espérait-il un jour tomber ou au moins entendre parler du nordiste Bill Carson. Une nouvelle fois, l’autre n’est jamais qu’un moyen lui permettant de maximiser ses bénéfices. Chacune de ses actions n’est jamais finalisée que par lui seul. Lorsque s’affrontent le colonel responsable du camp, l’homme de devoir, et son subalterne corrompu, la gangrène qui ronge le corps du premier devient la métaphore de celle qui ronge l’âme du second : la convoitise. Les deux les conduiront à la mort – le tout sur fond de la pire des nécroses, la guerre.
On pourrait objecter que cette instrumentalisation n’est pas propre à « the ugly ». Au fond, elle caractérise chacun des protagonistes du film. Même Pablo ne semble avoir accepté d’être prêtre que pour fuir, lâchement, sa situation familiale. Telle est en tout cas l’interprétation qu’en donne son frère Tuco. Et l’absence de déni, plus encore, la violence qui s’empare du « doux » religieux paraît signifier que le « truand » a visé juste : « Prêtre ou bandit ». Ce narcissisme généralisé trouve d’ailleurs une explication – ce qui ne signifie pas une excuse – dans le contexte de la guerre qui, avec les édifices, mais pulvérise les liens les plus durables et plus profonds. Quoi qu’il en soit de cette interprétation, l’égoïsme ne suffit pas à décrire en propre la figure (le type) de la « brute ».
b) Le règne de Mars
Sentenza ne se contente pas d’exploiter autrui, il n’hésite pas à le liquider pour accomplir ses sombres desseins. La vie de l’autre n’a aucune valeur à ses yeux. Lorsque, par mégarde, Blondin tue l’un des hommes de main de Sentenza, celui-ci ne sourcille même pas. Dans le Wild West qui sent la poudre et le sang, la seule vie qui compte est la sienne, et le seul mot d’ordre, « Sauve ta peau ». D’ailleurs, il dispose encore de six hommes de main ; or, en cette Amérique affolée par la guerre civile a oublié le seul critère fondamental, d’ordre qualitatif (chaque vie humaine vaut infiniment), pour tout réduire à la quantité : combien de morts ? combien d’hommes encore valides ?
Toutefois, là encore, Sentenza n’a pas le privilège de la tuerie. Les deux autres protagonistes arborent un tableau de chasse tout aussi spectaculaire ; ils n’éprouvent pas plus d’état d’âme pour chaque meurtre perpétré. Ainsi, lors de son premier guet-apens, Tuco ne manifeste nulle réaction lorsque ses trois compagnons mourront sous ses yeux, abattus par la gâchette terriblement efficace de Blondin ; il semble même plutôt narcissiquement s’autocongratuler de sa ruse : « Il y a deux sortes d’homme : ceux qui rentrent par la porte ; ceux qui rentrent par les fenêtres ». De même, lorsque Tuco surprendra Blondin et laissera pendre son nouveau complice, le second aura pour seule oraison funèbre : « Je suis désolé, Shorty ». Autrui ne présente pas pour lui plus de consistance que la fumée, fameuse, qui, lors de la première (mise en) scène de pendaison manquée, précède son apparition dans l’embrasure de la grange. Et l’italien Leone le montre en transgressant sans sourciller la grande règle du cinéma américain de l’époque, règle qui est riche d’un sens déontologique autant que cinématographique sur la représentation de la violence : la scène de l’acte assassin doit être séparée de son effet. Autrement dit, la norme demande de déconnecter le plan du coup de feu de celui, successif, où la victime est abattue. Or, le réalisateur montre sans nulle euphémisation que ce geste apparemment anodin, presser une gâchette, entraîne la conséquence la plus tragique, l’homicide ou, pour être encore plus rigoureux, l’assassinat. En corrélant immédiatement le mal voulu du meurtre et le mal subi de la mort, Sergio Leone atteste ainsi que personne, y compris le spectateur, n’est innocent et en tout cas indemne de la violence. Là peut-être réside le sens de deux scènes qui se répondent : le nettoyage par Blondin de son arme et la fabrication de la sienne par Tuco. L’acte le plus banal comme le plus inoffensif personnage (le falot vendeur d’armes qui semble aussi incapable d’imposer le mal que de lui opposer la moindre résistance) sont depuis toujours déjà impliqués dans cette systémique, qui est spirale, de la violence.
c) Le complexe de Rodrigue [1]
Si le meurtre en série ne notifie pas Sentenza, qu’est-ce qui le caractérise ? D’abord, le tueur ignore la différence entre victimes et innocents. Mais plus profondément, sa cruauté, voire sa sauvagerie impitoyable s’avère être un sadisme, au sens le plus technique du terme. Le sadique, selon la description psychiatrique et l’explication psychanalytique, trouve du plaisir à humilier, voire à torturer l’autre [2]. Or, le tueur à gages n’a pas choisi son métier par hasard. Il ne se contente pas d’assassiner ; il s’enivre du goût du sang comme d’une drogue ; plus encore, il jouit d’humilier et violenter l’autre [3].
Un passage est typique à cet égard : dans la longue scène de torture de Tuco, le sergent Wallace enfonce brutalement ses doigts dans ses yeux. Or, le même plan montre Sentenza qui regarde intensément, fumant sa pipe et souriant avec une manifeste délectation. Contraste répugnant et tellement éloquent. Mais la violence n’était-elle pas déjà là, presque pire, tapie, au début de la même scène, lorsque Sentenza invite Tuco, dont le ventre crie famine, à déjeuner ? Celui-ci s’attable sans se faire prier ; son hôte lui tend aimablement les victuailles, lui sert à boire. On croirait à une scène de retrouvailles entre deux vieilles connaissances ; on en viendrait à douter que le militaire est la « brute ». Pourtant, un je ne sais quoi crée une tension presque plus insoutenable que la violence qui va bientôt exploser : peut-être l’infime décalage entre l’empressement de Sentenza et sa froideur ; à moins que ce ne soit le détournement de sens d’un des actes à la fois les plus banals et les plus nobles de la vie quotidienne, inviter l’étranger affamé à sa table. Comment ne pas lire ici la patte de Sergio Leone qui, s’emparant d’un des actes rituels les plus universels, l’inverse et y verse une violence qui apparaît alors d’autant plus cruelle ? D’ailleurs, lors de la scène initiale de présentation de Sentenza, qui n’était encore qu’un tueur à gages, celui-ci n’avait-il pas accepté de partager le repas du peone avant de le massacrer froidement, lui et une partie de sa famille ? En tuant son hôte, il avait ajouté la perfidie de l’hypocrisie à l’ignominie de l’assassinat.
d) La relation à l’autre
Mais de quel type de lien une crapule sadique comme « la brute » est-elle capable ? De la perversion de Sentenza, on ne saurait toutefois déduire que sa vie relationnelle soit un désert (il s’est acoquiné avec la pire brute du camp, Wallace), ni même qu’il n’entretienne que des rapports de domination et de cruauté. Il sait reconnaître ceux qu’il ne pliera pas, voire dont il devra grandement se méfier. Seulement, il est incapable d’amitié gratuite et durable. Typique est, de ce point de vue, son lien avec Blondin. La collaboration avec celui-ci ne ressemble-t-elle pas à celle qui se noue entre le chasseur de primes et le truand – le passé de violence commune en moins ? Peut-on parler d’un compagnonnage, même rudimentaire ? « Je vais pouvoir dormir tranquille parce que je sais maintenant que mon pire ennemi veille sur moi ».
Sergio Leone ne diabolise pourtant pas son personnage le plus pervers. Il n’est pas dénué d’une dose d’humanité. Dans une scène de la version longue enfin visible sur DVD, Sentenza découvre, un moment, un campement de militaires blessés, il hoche la tête en voyant le massacre des Confédérés et tend une bouteille à un des soldats en détresse, dans un geste inattendu de compassion, qui n’est pas sans rappeler celui que Blondin aura vis-à-vis d’un autre militaire, tout jeune, en train de mourir, juste avant la découverte du cimetière (cf. plus bas). Voire, cela est encore vrai à la toute fin : Sentenza ne peut faire autrement que de croire Blondin lorsqu’il dit écrire le nom de la pierre tombale. Si suspicieuses soient les relations ennemies, elles ne peuvent se passer d’un minimum de confiance, donc d’humanité.
Pour dire vrai, Leone ne s’attarde pas. En effet, rien ne permet de faire converger la transaction de Blondin et de Tuco avec celle de Blondin et de Sentenza ; rien, à aucun moment, ne signifie le moindre attachement du militaire à la personne du chasseur de primes. Tout est finalisé par la recherche de l’argent ; rien, chez « le bon », n’intéresse Sentenza que le nom de cette tombe enfermé dans une mémoire qu’il sait ne pouvoir pénétrer de force. Une telle relation se signifie non seulement par son extrême labilité, mais par le retournement immédiat de la tranquillité (ce leurre de la paix) la plus silencieuse dans la violence la plus extrême. Une opportunité se présente-t-elle dans cette ville fantôme traversée par l’armée et les bombes, et Blondin, reconnaissant le bruit de l’arme de Tuco, fait parler à son tour son six-coups et extermine l’équipe de Sentenza. D’ailleurs, le message que celui-ci laisse et que Blondin tend ironiquement à Tuco, en dit long sur sa capacité d’attachement : « Imbéciles »…
Comment s’en étonner ? Le monde du sadique est un monde sans autrui, ou plutôt un monde où l’autre n’existe que pour être détruit. Sentenza sème la mort autour de lui parce qu’il est mort à l’intérieur de lui. C’est ce que manifeste le terme de sa triste existence : deux balles l’envoient dans un cercueil [4]. Le personnage de « La brute » finit comme il a vécu : violemment, seul et dans un trou.
2) Une entr’ouverture ambivalente
Le personnage de Sentenza est tristement simple, univoquement narcissique, voire sadique. Autrement plus complexe, riche et, osons-le dire, attachant est celui de Tuco. Or, cette richesse tient en grande partie à l’ambivalence du personnage.
a) Un surnom ambivalent
La traduction française « bon », « brute » et « truand » vient d’une erreur trop rarement dénoncée. En italien, brutto présente d’abord un sens esthétique, « laid ». Partant de là, il prend un sens éthique, « mauvais » ; l’accumulation de ces deux sens se retrouve d’ailleurs en français dans l’expression « mauvais temps » (brutto tempo). Cattivo, en revanche, appartient sans équivoque au registre moral (« méchant », « mauvais » ou « vilain » au sens éthique), voire ontologique : est cattivo ce qui est physiquement ou psychiquement défectueux. Ainsi avere cattiva cera signifie « avoir mauvaise mine » et cattiva stagione « mauvaise saison ». D’ailleurs, étrangement, les deux adjectifs peuvent se renforcer : brutto cattivo se traduit « vilain méchant ». L’anglais (américain) n’est guère plus fiable.
Pourtant, dira-t-on, Leone lui-même note dans une interview : « Ces appellations étaient arbitraires. Très vite, on peut s’apercevoir que le bon (Eastwood) est tout autant un fils de pute que les deux autres. Ils se valent tous [5] ! » Comme pour « la brute », il nous faut donc approfondir l’analyse.
b) Ambivalence à l’égard du bien
De prime abord, Tuco semble appartenir au genre de la racaille. La longue liste de ses crimes couvre toute la seconde table des Commandements – si on ajoute sa propension à l’affabulation et au mensonge – et devrait faire pleurer si leur gravité ne se trouvait émoussée par la bonne conscience de la bourgeoise choquée, et si leur nombre qui, à force de s’allonger, en perd de la crédibilité au point de sombrer dans un épique inversé.
Mais, justement, la publicité de ces crimes constitue une partie appréciable de la différence entre Tuco et Sentenza. La violence exercée par celui-ci est d’autant plus redoutable qu’elle demeure cachée, donc impunie, pire, qu’elle se pare du prestige de l’uniforme et s’abrite derrière la lâcheté de l’institution.
Plus encore, si Tuco sème parfois la mort autour de lui, ce qui prédomine dans son personnage, c’est l’amour de la vie. Celui-ci transparaît jusque dans le foisonnement de la concaténation immémorisable de ses prénoms : Tuco Benedictio Pacifico Juan Maria (Ramirez). Voire, dans cette improbable litanie, seul le premier ne semble pas en décalage avec son « métier », à côté du surnom que révèle Blondin après l’audition de l’énumération : « le porc ». Par ailleurs, la truculence du « truand » et son cabotinage qui est plus que son bavardage ou ses mimiques, crève l’écran, au point d’ôter la vedette à celui qui finit par devenir son faire-valoir, Blondin.
Une scène, surtout, atteste au mieux la vitalité de Tuco : sa découverte inattendue du cimetière si longtemps convoité de Sad Hill (qu’un travelling ascendant découvre à nos regards ébahis), suivie de sa recherche effrénée de la tombe d’Arch Stanton. La musique lancinante et inspirée d’Ennio Moricone, la longueur inusuelle de la scène (que tout montage autre que celui, génial, de Leone et, pour une fois, le producteur, ont laissé intacte) et la structure circulaire du cimetière qui ne peut être parcouru rationnellement et systématiquement qu’en colimaçon, transforment la quête en une danse vertigineuse. Or, seule une énergie démesurée ne se découragera pas à explorer les dix mille tombes qui remplissent l’espace à perte de vue : certes, celle qui provient de l’appât de l’or (auri sacra fames) ; mais cette cupidité vorace n’explique pas tout. Il faut lui joindre l’entrain de ce Till Eulenspiegel – avec lequel il partage l’exubérance cocasse et l’amoralité. L’impétueux, le turbulent Tuco caracole dans une course enfiévrée qui semble ne jamais devoir s’arrêter, tout simplement parce qu’il déborde d’entrain : seul vivant parmi cette myriade de morts, il est aussi le plus vivant des trois compères. Ce n’est pas un hasard si Sergio Leone lui réserve ce qu’il appelle « le morceau de bravoure » du film – mais aussi la scène initiale et la scène finale (certes, suivie de la longue cavalcade du cavalier sans nom).
Enfin – et ce n’est pas l’un des paradoxes les moins déroutants de ce film qui les multiplie de manière jubilatoire –, celui qui tue le moins (Sentenza) n’est pas le plus innocent. Voire, le nombre des victimes paraît inversement proportionnel à la malice du meurtrier ! La brute ne tue presque personne (deux hommes au début) ; le truand qui refroidit trois méchants dans la toute première scène, continuera à semer (modérément) la mort autour de lui ; le bon qui commence aussi par l’exécution fort sommaire de trois rapaces, poursuivra avec persévérance et prédilection pour ce chiffre ternaire. La différence ne réside pas dans le nombre, mais uniquement dans l’intention : offensive ou défensive. Et, là encore, le plus vivant n’est pas le plus sanglant.
c) Ambivalence de la famille et de l’histoire
L’ambivalence présente trouve son origine dans une histoire elle-même bancale. En effet, seul des trois héros, Tuco se voit doté d’un passé. Plus encore, on découvre qu’il a un parent, en l’occurrence Pablo, un frère qui s’avère être à peu près l’antitype de Tuco : autant le moine est tout dévoué à recueillir les blessés de guerre dans son monastère et leur procurer soin et soulagement, autant le truand ne transporte un moribond de plus que pour pouvoir lui soutirer son secret.
L’antitype ? La conversation inattendue entre les deux frères révèle qu’il serait aussi superficiel qu’injuste d’en rester à cette dialectique des apparences. On y apprend que Tuco n’est pas revenu chez lui depuis neuf ans et qu’il n’a jamais pris de nouvelles de ses parents qui sont morts. On découvre aussi que le truand a un cœur qui bat : à la nouvelle que sa mère qui l’a beaucoup demandé avant de mourir est décédée, le « truand » s’abat sur le mur, en pleurs. Instant de vérité inattendue et bouleversante. Que suit une autre révélation. Lorsque, aux larmes de Tuco, Pablo répond, tout en jugement et rien en compassion : « Et toi, quand tu ne fais pas le mal, qu’est-ce que tu fais ? », le frère rétorque avec amertume à la bonne conscience pharisaïque, mais non sans victimisation : « Dans ce pays, Pablo, si on ne veut pas mourir de faim, il faut faire ou le moine ou le bandit. Tu as choisi ta voie et j’ai choisi la mienne. Et c’est moi qui en bave ».
Ces considérations sociologiques générales se nourrissent de l’épaisseur humaine d’un chemin singulier qui va dévoiler ce que Pablo, dans sa tentative de culpabilisation, se dissimule : « Tu parles de nos parents. Mais moi, quand tu es rentré au monastère, je me suis retrouvé tout seul, je n’avais pas plus de dix ans, j’ai dû me mettre au boulot et je l’ai fait. Sans rouspéter, c’était inutile. » Mais ce n’est que la moitié de la vérité. Tuco poursuit en pointant son doigt vers Pablo : « Je vais te dire encore quelque chose. Toi, tu as décidé d’être un moine parce que tu étais trop lâche pour faire ce que moi je fais ». Sans doute l’autojustification est-elle aussi partielle que la culpabilisation. Mais, en giflant Tuco à toute volée, le moine, blême de colère, atteste que son frère a dégainé et visé juste, pour une fois sans révolver.
Et si les deux frères constituaient les deux faces, l’une visible, l’autre cachée, de l’âme du « truand » ? N’est-ce pas vers Pablo que, spontanément, Tuco s’est tourné pour demander de l’aide ?
d) Ambivalence de l’amitié
Passons, là encore, de la relation à soi à la relation à autrui, dont la première est la condition pas toujours assez aperçue. L’ambivalence passée et intérieure de Tuco ne peut pas ne pas retentir dans son lien avec le Blondin.
Déjà, on doit s’étonner de la hargne singulièrement tenace que le truand porte à Blondin. Certes, l’ange est devenu démon de la manière la plus inattendue ; mais il fallait être bien naïf pour croire qu’une telle association de malfaiteurs puisse durer… Surtout, d’où vient cette ténacité à le poursuivre après l’échec de l’hôtel ? Qu’il veuille tuer Blondin comme lui-même a failli mourir (la pendaison, la mort de soif), soit. Mais la seule vengeance ne peut expliquer sa persévérance à conduire Blondin aussi loin dans le désert et à se délecter de le voir lentement se dessécher au soleil. Cette scène de violence qui n’en finit pas semble rapprocher dangereusement Blondin de Sentenza ; pourtant, on sait que le cinéaste a voulu les distinguer, voire les opposer.
Là encore, l’histoire fait toute la différence. Le jovial Tuco porte partout en réalité avec lui une immense rage. Mais la manière dont il travestit, de manière d’ailleurs très ingénue, sa rencontre avec son frère, en dit long sur sa capacité à se leurrer lui-même et donc à se cacher sa propre violence. Chaque nouvelle injustice la réactivera de plus belle.
Enfin, lors de sa chasse, Tuco n’en vient-il pas à fumer les abominables cigarillos du Blondin ? Or, la haine veut l’anéantissement de l’autre ; tout, chez l’être détesté, suscite l’aversion. Dans ce geste joueur se dit une colère, voire une rage, assurément, la fascination paradoxale du chasseur pour sa proie (« Je suis celui que je poursuis »), peut-être, mais non point une inimitié viscérale. Voilà pourquoi une amitié pourra s’ébaucher entre les deux hommes.
Bien évidemment, la relation entre Tuco et Blondin reste marquée par une précarité extrême : la main qui se tend n’est jamais loin de celle qui empaume le pistolet. D’ailleurs, bon et truand finiront par se séparer. Il n’empêche que peu à peu naîtra une réelle confiance, au point de s’avouer mutuellement la part du secret si convoité [6]. Tout, semble-t-il, a commencé au sortir du monastère. Même si Pablo a sincèrement murmuré « Pardonne-moi mon frère », pour l’instant, son vrai frère est celui qui ne lui fait pas de « sermon », l’écoute patiemment débiter une interprétation (« C’est un chic type mon frère. […] Oui, tu sais, il m’adore mon frère ») qui ne trompe personne, sourit, entre ironie et miséricorde, et, ayant opté pour celle-ci, finit par lui tendre son cigare : « Tiens, fume ça, ça t’aidera à digérer ». Sans avoir conscience qu’il donne ce que Tuco lui avait pris, dans le dernier feu de camp, juste avant de l’arrêter et de se venger, Blondin concentre dans un geste plus d’affection que bien des paroles. À ce moment, dans une superbe trouvaille, la musique passe de l’air nostalgique évoquant les relations de famille blessées entre Tuco et Pablo, au thème plein d’élan du « go go diego ». Comment mieux dire que Tuco chasse les nuages du passé (quitte à revenir dans ce monastère où toujours l’attend une bonne soupe…) et tourne résolument son regard vers l’avenir inscrit sur la carte et, plus encore, dans la promesse de l’amitié ?
e) Ambivalence à l’égard de la guerre
Dans plusieurs films, Leone aborde le thème de la guerre, mais jamais avec une telle force de dénonciation qu’ici. L’ambivalence interne à Tuco qui se prolonge dans l’ambiguïté de ses relations, à la fois symbolise et se multiplie presque à l’infini dans ce qui est beaucoup plus qu’une toile de fond : la guerre de Sécession (1861-1865). En effet, on le redira encore plus clairement, Tuco et Blondin sont deux ennemis à mort qui deviennent amis. Or, justement, la guerre de Sécession, comme toute lutte civile, oppose des anciens frères devenus ennemis mortels. Le thème omniprésent du double s’amplifie sans mesure dans le combat fratricide qui oppose des compatriotes.
À l’instar de la monstration de la violence, cette mise en scène détaillée de la guerre a fait soupçonner Leone de quelque complaisance. Pourtant, multiples sont les signes de la critique, constante, radicale, sans appel et sans compromission. La scène d’anthologie du changement de couleurs, au sortir du monastère, confirme sous mode ironique cette ambivalence. Rappelons-la, pour le seul plaisir. Tuco et Blondin ont emprunté-usurpé des uniformes sudistes et aperçoivent, au loin sur la route, une colonne de militaires.
« Tuco. – Réveille–toi, réveille–toi, Blondin, voilà les soldats, allez vite !
Blondin. – Bleus ou gris ?
Tuco. – Hein ? Ils sont gris, comme nous, confédérés, on va les saluer et après on se tire. Hourrah ! Vive la Confédération, vivent les Sudistes et mort aux Nordistes, ces salauds, et vive le général… comment il s’appelle ?
Blondin, toujours indifférent. – Lee !
Tuco, de plus en plus déchaîné. – Le général Lee ! Ha ! Dieu est avec nous, parce que lui non plus il aime pas les Yankees ! Hourrah !
Blondin, plissant les yeux avec suspicion en direction des militaires toujours plus proches. – Dieu n’est pas avec nous et il déteste les corniauds de ton genre ! »
La colonne de militaires s’arrête devant les deux compères et, sous la poussière grise de l’apparent sudiste qui époussette son vêtement silencieusement, il révèle progressivement un vrai colonel nordiste. Un montage cut, d’autant plus efficace qu’il est inhabituel chez Leone, friand des rythmes démesurément lents, accroît le comique ou plutôt tempère le tragique de la situation : la scène d’après, nous retrouvons le bon et le truand en train de battre la semelle avec les autres prisonniers. La méprise comme le changement de couleur disent surtout à quel état de confusion les Américains ont été conduit par cette lutte intestine et la proximité des frères ennemis qui s’entre-tuent : un rien suffit à les confondre ; un rien, malheureusement, suffit à les opposer mortellement.
Nous avons laissé de côté un autre sens, plus caché, du « morceau de bravoure » : en montrant le cimetière, en saturant l’espace de tombes, en s’attardant longuement sur elles, le cinéaste signifie aussi les dégâts sans fin de la guerre de Sécession. Sans oublier le nom, ironique, donné au camp : Betterville (« Ville meilleure »)
C’est ce que confirme l’origine du scénario. Leone a trouvé le point de départ de son film dans la phrase que Chaplin place dans la bouche de cet émule de Landru qu’est Monsieur Verdoux dans le film éponyme (1947) : « Messieurs, en matière de crimes, je ne suis qu’un dilettante à côté des présidents, des gouvernements et des hommes qui déclarent les guerres… ». Tels ceux de M. Verdoux, les homicides perpétrés par les héros sont annulés et justifiés par la comparaison avec les crimes quasi génocidaires commis par la guerre. Bref, pour Leone, la guerre est ce cataclysme qui balaye toute morale et qui abolit toute prescription. De fait, déçu par le travail des deux scénaristes réputés, Age et Scarpelli, qu’il avait voulu s’adjoindre, le réalisateur reprend tout le travail à la base. Il préserve la réalité documentaire ; c’est ainsi qu’il est très fier d’avoir trouvé des preuves historiques établissant que la guerre de Sécession s’était étendue plus dans la partie occidentale des États-Unis qu’on ne l’imaginait. De plus, il part du western américain traditionnel – notamment celui de John Ford à qui il porte une véritable vénération –, mais pour en déconstruire systématiquement tous les codes et instaurer un véritable jeu de massacre : « J’étais excité par la possibilité de montrer une guerre tout en jouant contre les stéréotypes du western ». Le fameux thème dit du « cri du coyote » (le premier qui jaillit, de concert avec Tuco surgissant un os de poulet à la main, alors qu’il vient de tirer sur trois hommes) ne dit-il pas cette ironie corrosive omniprésente ?
Face à la violence de la guerre, le film montre trois réactions : ceux qui en profitent, comme Sentenza ; ceux qui, comme Tuco et Blondin, une fois affranchis, deviennent indifférents ; ceux qui fuient dans l’ivresse, tel le commandant du camp (« Celui qui boit est celui qui peut survivre à la guerre, car il devient indifférent au massacre »). Surtout, elle montre la théorie s’étirant à l’infini de ceux qui la subissent. La guerre n’a-t-elle pas favorisé – et partiellement excusé – des personnages comme Tuco ?
f) Ambivalence à l’égard de la violence
Nous l’avons évoqué, il fut violemment (sic !) reproché à Sergio Leone la violence de son film. De fait, à sa sortie en 1966, il fut interdit au moins de 16 ans. Qu’aujourd’hui les images de Le bon, la brute et le truand nous apparaissent presque anodines et que, très probablement, elles ne susciteraient qu’une interdiction au moins de 12 ans, n’ôte rien à la pointe de la critique. Pourquoi, par exemple, cette longue, interminable séance de passage à tabac dans le camp ?
L’univers du film est masculin, strictement masculin, d’autant que le montage final a coupé une scène où le Blondin partage un moment agréable avec une jeune mexicaine. Le méditerranéen Sergio Leone ignore la douceur nullement résignée, mais vigoureuse et patiente, de la femme que John Ford a dépeint avec tant de justesse et profondeur. « Des femmes, j’en ai toujours eu à la pelle », répond Tuco à son frère lui demandant si une épouse l’attend à la maison. Plus encore, la seule femme qui sera montrée un peu longuement est celle que, horresco referens dans le monde du western (encore un interdit que Leone piétine allègrement), Sentenza agresse avec férocité.
Si l’on peut s’interroger légitimement sur l’utilité de la monstration directe de la violence et sur son refus de l’élaborer et de la suggérer (comme nous l’a appris, là encore, John Ford), on ne saurait toutefois en rien suspecter Sergio Leone de chercher à l’esthétiser (comme un Kubrick) ni, pire encore, l’accuser de quelque complicité avec l’horreur absurde.
D’abord, par la bouche du Blondin, il condamnera, toujours plus et toujours plus explicitement, la boucherie aussi inutile que traumatisante de cette guerre monstrueuse.
Ensuite, le réalisateur a cherché à universaliser son propos et donc explicitement suscité la réprobation. En effet, le camp et l’affrontement le long du fleuve représentent les deux moments les plus sanguinaires du vingtième siècle : respectivement la Seconde Guerre mondiale – tout rappelle le camp de concentration, jusque la musique jouée pour couvrir les exactions violentes des officiers – et la « Grande » Guerre – le combat statique, le système très élaboré des tranchées, les armées face à face (ici de chaque côté de la rivière), les guérillas sanguinaires qui se soldent par la mort de milliers de soldats et un gain dérisoire de quelques mètres.
En outre, Leone a non seulement montré des scènes de compassion, mais les a très intentionnellement valorisées : la larme versée par le soldat jouant de la musique durant la séance de torture, la cigarette donnée au soldat mourant. D’ailleurs, la même superbe mélodie nostalgique qu’est le thème du camp, y retentit – signifiant que le réalisateur voit dans la violence un appel à la compassion pour les victimes et à la condamnation des bourreaux.
Enfin, l’on sait combien l’alternance des plans et des gros plans est une autre signature de Leone. Le décryptage esthétique ne suffit pas à en rendre compte et appelle une interprétation éthique. L’ampleur des paysages, typiques de l’Ouest américain et consubstantiels au genre littéraire du western, l’excès de la violence, elle aussi caractéristique de cette époque où la loi se cherche avant même de s’appliquer, ne peuvent jamais faire oublier qu’il raconte aussi et d’abord une histoire de personnes : chacune d’elle est aussi unique que son visage et que la couleur de ses yeux. Et si les gros plans s’élargissent au point d’inclure le seul regard et s’ils s’allongent au point de durer six minutes dans l’ultime « triel », c’est pour mieux faire ressortir, par contraste, la brièveté sauvage du coup de feu qui ôte la vie. En scrutant dans l’affleurement de la peau la profondeur des personnages et de leurs émotions, en soulignant par le plan rapproché la différence de ceux-ci (regard écarquillé de Tuco, yeux plissés de Sentenza, pupille à peine visible de Blondin ; stupeur du premier, angoisse du second, froide attention du troisième qui seul sait que son ennemi est unique), la photographie de Sergio Leone la musique envoûtante d’Ennio Morricone rappellent que la mort qui va cracher dans un instant fauche des vies, si viles soient-elles.
3) Une ouverture vers le bien
Tuco et Blondin sont aussi différents en leur caractère (donc du point de vue psychologique) que proches en leur conduite (donc du point de vue éthique). Comment ne pas s’interroger sur la légitimité du type accordé au chasseur de primes : « le bon » ?
a) Un ange blondin ?
Certes, Blondin tue en respectant la loi (soit par légitime défense, soit parce que la tête d’un outlaw est mise à prix, mort ou vif), alors que Tuco la trangresse systématiquement. Toutefois, dans cette Amérique hyperviolente, de surcroît ravagée par la guerre, le chasseur de primes concurrence l’autorité du shérif, quand celui-ci ne se trouve pas indigne, par injustice ou lâcheté, de sa fonction : dans Et pour quelques dollars de plus, le Manchot, exerçant la même « profession », n’envoie-t-il pas l’étoile d’un shérif indigne rejoindre la poussière ?
Une attitude, surtout, démasque toute illusion : l’abandon de Tuco en plein désert. Quel cynisme, dans la réplique célèbre : « La ville la plus proche est à 110 km. En économisant ton souffle, tu y arriveras ». Le « bon » voue le truand à une mort non seulement certaine, mais lente autant qu’atroce – dont il fera lui-même l’expérience…
Bref, Blondin usurpe son titre. Sentenza n’est pas loin de la vérité quand il le surnomme ironiquement « ange ». Si, dans le camp, le truand se refuse d’employer la méthode forte avec lui, n’est-ce pas parce qu’il a reconnu dans cet assassin légal un dur de la même espèce que la sienne ? La différence entre les trois héros semblent dangereusement tendre vers le néant…
b) Un peineux éveil au bien
Comment ne pas le reconnaître ? Le spectateur peine à trouver une explication à l’attitude de Blondin : il peut comprendre qu’il veuille se débarrasser de Tuco ; il est prêt à concéder qu’il garde toute la prime qu’il doit à sa seule (et malhonnête) ingéniosité contre un criminel qui, après tout, ne mérite que la corde. Mais pourquoi le sadisme de cette mort atroce en plein désert ?
Recourir à la conception pessimiste de l’humanité qui caractérise Sergio Leone, est assurément vrai. Néanmoins, loin d’être éclairante, l’explication épaissit la ténèbre, en tout cas requiert d’être justifiée. Et si justement cet acte, comme tout acte libre mauvais, était et devait être sans excuse ? Car le plus intéressant n’est pas que Blondin soit bon, mais qu’il le devienne peu à peu. Son titre n’est donc pas un type mais un idéal ; ce n’est pas un point de départ, mais un terme en devenir. De fait, si Tuco est le seul à posséder un passé, Blondin semble être le seul à voir s’ouvrir un avenir, le seul qu’on voit effectivement changer.
Plusieurs étapes, qui sont autant d’indices, jalonnent cette progressive ouverture à l’autre : en donnant son cigarillo à Tuco, Blondin pose un premier acte gratuit ; plus tard, quand Sentenza le recrute de force, il s’enquiert et donc s’inquiète de ce qu’est devenu Tuco ; dans la bataille du pont, il donne au commandant du camp sa bouteille et ajoute : « Ouvrez les oreilles » – de fait, en minant le pont, Tuco et lui détruiront ce qui a détruit le commandant qui mourra, apaisé ; enfin, et cette scène est sans doute la plus poignante, d’autant qu’elle est aussi gratuite que le geste posé : de l’autre côté de la rivière, Blondin avise un jeune soldat qui va mourir d’une mauvaise blessure. Au lieu de mépriser le moribond (Sentenza) ou de le dépouiller de ses richesses (Tuco), Blondin, s’avisant qu’il grelotte de froid, lui offre son manteau, puis lui passe son cigarillo. À chaque fois, il s’agit d’un acte de don, sans recherche de contrepartie. Voire, Blondin se revêt du poncho du soldat. Le changement de vêtement extérieur, fruit de sa compassion, ne signale-t-il pas une métamorphose interne ? Le tueur hautain et méprisant, à peine discernable des deux autres desperados, mérite enfin son nom : « Il buono ».
D’ailleurs, si ce tireur d’exception qu’est Blondin, seul à connaître l’emplacement de la tombe, a vidé le barillet de Tuco à son insu, est-ce seulement pour s’assurer une victoire plus facile ou aussi pour épargner la vie de son compagnon ? Ce lent cheminement intime ne fait pas intervenir que le bien. Le tragique de la vie, notamment en deux expériences décisives, vont déniaiser Blondin et lui permettre de prendre conscience du mal qu’il a commis autant que de le réparer : lorsque Tuco lui fera subir ce que lui voulait lui faire subir. La « règle d’or » qui représente le résumé de la loi naturelle est d’abord une vérité anthropologique profonde : « Tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux, vous aussi » (Mt 7,12). Ce qu’est le bien, mais plus encore le mal, fait à autrui s’apprend pour une bonne part par expérience, c’est-à-dire en l’éprouvant soi-même. Voilà pourquoi aussitôt après leur départ, Blondin peut poser le premier acte gratuit, celui qui fut décrit ci-dessus : les comptes sont égalisés ; justice-vengeance est faite ; place maintenant pour la gratuité et, pourquoi pas ?, à l’amitié. La seconde expérience est le mal que l’autre homme peut, à grande échelle, accomplir contre l’autre homme. Décisive est, de ce point de vue, la réflexion de Blondin observant l’attaque du pont : « Je n’ai jamais vu un pareil gâchis d’hommes ! » Alors que Tuco se tait, le regard indifférent, le chasseur de primes atteste une nouvelle sensibilité à l’autre. Le mal est sauvagement simple ; le bien est complexe, car il se conquiert sur son contraire qui n’est parfois que l’indifférence.
Tuco se caractérise par sa parole, Sentenza et Blondin par leur regard. Non sans différence. L’œil de Lee Van Cleef brille en tuant ; Blondin demeure neutre, voire fronce les sourcils.
Enfin, au terme, Blondin partira avec la moitié du butin, signifiant ainsi que non seulement il est juste, mais qu’il ne s’est pas laissé piéger par la convoitise de l’argent qui a conduit le troisième à la tombe. Quant à la scène de la pendaison, elle n’est pas une répétition vengeresse ; elle est tout au plus une petite leçon, peut-être, un rappel de leur relation entre ludique et ironique, en tout cas, l’occasion du délai qui lui permettra de prendre ses distances.
c) Les contraires s’assemblent
Cet éveil au bien et donc à l’autre va se cristalliser dans l’attachement à Tuco qui, de strictement utilitaire, va s’ouvrir à une gratuité inattendue.
Ainsi que nous l’avons vu, tout germe au départ du monastère, dans la superbe scène tout en pudeur par laquelle Blondin console Tuco. Tandis que le truand débite son boniment, le visage de son compagnon arbore d’abord son indifférence hautaine. Mais, peu à peu, le spectateur comprend que ce silence a changé de coloration. Loin du dédain habituel, il permet à Tuco de se dire, sans jugement. Plus encore, un sourire, sans ironie, presque tendre, éclaire progressivement les traits du taciturne chasseur de primes. Enfin, après sa réponse compatissante, il offre son cigare et évalue d’un discret regard latéral comment Tuco réagit. Le temps s’immobilise, à la fois léger – le passé de violence réciproque ne pèse plus ; la recherche du trésor ne pèse pas encore – et très intense – la relation se densifie, fondée non sur l’avoir ou l’utilité, mais sur une communion, simple et précieuse. Dit autrement, un moment de réelle amitié soulignée par la musique jubilatoire.
d) Une danse géométrique des symboles
Comme les autres films de Sergio Leone, mais peut-être plus encore qu’eux, Le bon, la brute et le truand est traversé et travaillé par trois grands symboles : le cercle, le triangle et la croix.
Le cercle symbolise la mort : la corde de pendu, le centre du cimetière où, de surcroît, se déroulera la scène finale. D’ailleurs, la symbolique du cercle, si elle a pu signifier la perfection pour les Grecs, dit aussi, depuis la Révélation biblique, la clôture du fini et la répétition sans fin, donc mortifère. Leone comparait la scène de l’affrontement terminal à une arène de gladiateurs où la survie des vainqueurs se paie du sang des vaincus.
Omniprésent, le triangle est aussi corrélé à la mort. Le nombre 6 (2 x 3) que Blondin aime est celui du nombre de balles dans son pistolet. En fait, la structure triangulaire ne semble pas douée d’une véritable consistance et paraît se dissoudre constamment en un dipôle : la relation entre Tuco et Blondin occupe la majorité du film ; et cette dualité s’avère ultimement être celle du bien et du mal que le triptyque good, bad, ugly, ne parvient pas à supplanter. En effet, même en demeurant ambivalent, Tuco oscille toujours entre les deux extrêmes du dipôle ; quant à Blondin, il passe progressivement d’un pôle à l’autre. Même le lieu triangulaire par excellence qu’est le combat final à trois, dont on a, à juste titre, vanté l’originalité, et auquel Leone tient si ardemment qu’il a donné naissance au néologisme triello, « triel », ne tient pas ses promesses : en désarmant Tuco à son insu, Blondin l’a réduit à un affrontement binaire et reconduit le terme « duel » à son étymologie.
Enfin, la croix pointe, elle, résolument vers l’amour. Le catholique Sergio Leone n’hésite pas à parsemer son film de personnes, de lieux, de gestes et de symboles religieux marquants – Tuco (le plus vivant est aussi le seul à manifester quelque croyance) et son frère ; la mission transformée en hospice ; etc. –, dont aucun n’a été épargné par la guerre – la chapelle carbonisée où Blondin offre une cigarette au jeune soldat mourant porte les stigmates de cette guerre insensée. Il n’est pas jusqu’à la danse de Tuco, qui en vient, dans sa quête enivrante et infinie, à imiter, par l’extension de ses bras, les croix tombales dont il déchiffre avidement l’inscription. Non sans l’humour omniprésent : lors de la découverte du cimetière, dans la signation inimitable de Tuco qui est autant dévotion que superstition, le geste horizontal répété en balayage ressemble à un exorcisme. Doit-on lire la nostalgie du catholicisme de son enfance qui serait le regret d’un monde meilleur disparu ?
4) Conclusion
L’œuvre de Sergio Leone se résume en deux trilogies dont cinq westerns : la Trilogie du dollar qui est centrée sur l’homme sans nom, les trois tournages suivants sur Il était une fois. Revenons sur l’un des deux films évoqués dans l’introduction. Assurément, Il était une fois la révolution présente de l’amitié une vision plus achevée et plus conforme aux critères développés par Aristote dans son Éthique à Nicomaque : bienveillance, réciprocité et convivialité. Toutefois, Le bon, la brute et le truand l’ébauche, tout en l’incluant dans un contexte plus large (la guerre) et en soulignant l’ambiguïté (tout commence au terme). Deux figures contrastées de l’amitié, donc : d’un côté, l’exubérance encore imparfaite, mais prometteuse ; de l’autre, la forme achevée, mais limitée. Richesse des possibles et précision de la figure croissent et décroissent en sens opposé. Mais non sans croisements : la gouaille picaresque de Tuco et de Juan, d’autant plus chère à Leone qu’elle n’est pas sans résonance avec son tempérament démesuré ; la réserve ironique de Blondin et de James – le tout sur fond de froideur méphistophélique avec Sentenza et du colonel Günther « Gutierez » Reza (Antoine Saint-John).
Dans ce film de guerre, les liens ressemblent fort à ces villes où, entre deux errances, les héros font halte sans jamais y habiter : nul toit n’apporte sécurité, nulle bâtisse n’est assurée de tenir. Bref, jamais, la demeure n’a aussi peu mérité son nom. Toutefois, sa destruction est un phénomène ambivalent : elle peut tuer ; mais elle peut aussi sauver (Blondin doit à une bombe, une première fois d’être sauvé de la pendaison et une seconde de pouvoir éliminer deux hommes de main de Sentenza). Il en est de même de la relation : instable par nature, elle peut se pulvériser, c’est-à-dire faire revenir les êtres en relation à leur individualité ; mais cette atomisation est aussi la condition de possibilité pour créer de nouvelles molécules, autrement dit faire émerger des chances amicales nouvelles.
On l’a souvent noté, Le bon, la brute et le truand comporte sinon des éléments, du moins une portée autobiographique. La relation entre Tuco et le Blondin n’est pas sans évoquer celle de Sergio Leone et de Clint Eastwood. Déjà les deux personnalités se ressemblent : chaleur méditerranéenne versus froideur anglo-saxonne. Ensuite, après ce troisième film, Eastwood ne tournera plus jamais avec Leone ; ce grand acteur doublé, encore potentiellement, d’un grand réalisateur, sait qu’il a fait le tour du western spaghetti dont Leone présente la forme supérieure et achevée. Sur cette séparation, de multiples motivations ont été évoquées, le plus souvent en défaveur de l’Américain : le narcissisme (la pétulance d’Eli a damé le pion de la vedette), l’ingratitude ou l’incompréhension dont l’absence de langue commune aurait fait le lit. Au vu de la riche trajectoire ultérieure du « Blondin », ne faudrait-il pas davantage évoquer cette loi de vie qui veut qu’un bon maître forme non pas des disciples, mais des maîtres ? Comment, face à la production si variée et si originale d’Eastwood, ne pas imaginer que le démange le désir d’explorer de nouveaux territoires et bientôt, de les créer lui-même ? Enfin, le western n’est-il pas un genre si typiquement américain que sa vie italienne relevait plutôt de la survie ? Deux attestations parmi d’autres : « Si le western italien est mort de sa belle mort, malgré tant d’années d’existence, c’est parce qu’il ne découle pas d’un fait culturel propre à l’Italie. Le western ne nous appartient pas [7] » ; « Le western italien ne peut se prendre au sérieux, pour la simple raison que ce genre de films ne nous appartient pas, ne correspond pas à quelque chose d’authentique chez nous [8] ».
Quoi qu’il en soit, un certain nombre d’années plus tard, l’acteur américain et le cinéaste italien se sont retrouvés dans les meilleurs termes et ont volontiers partagé leurs souvenirs. Surtout, un indice conjure toute interprétation négative : Eastwood dédiera son très grand western, Impitoyable, à Leone (et à son autre maître, Siegel).
Ce que cet exemple nous apprend ne permet-il pas, rétrospectivement et paradoxalement (la vie éclairant, à rebours, le cinéma), d’octroyer une portée positive et non pas nostalgique au dernier plan et, partant de là, à l’amitié – tout en l’enracinant, donc en minimisant l’arbitraire, dans ce que le reste du film nous a enseigné des héros ? Le Blondin qui s’éloigne, dans ce paysage superbe et désolé, est seul, mais pas nécessairement esseulé ; plus encore, il est désormais prêt à s’ouvrir et à construire. En effet, il est désormais riche, plus encore que d’argent, d’une expérience qui l’éloigne de toute naïveté sur les relations humaines, mais aussi de toute désespérance aigrie : même un truand au passé massacré et au présent incertain souffre et peut s’essayer à la fidélité. Il appartient à sa liberté de se décider entre le chemin de la bonté ou de la méchanceté. De même que ce panorama désertique, dénué de parole et de temporalité, soit s’identifie à un chaos de hurlements sauvages, soit prépare, dans l’épreuve, à la rencontre, de même, il revient à l’homme sans nom soit de plonger dans l’anonymat de la violence informe (dont la guerre est la non-figure ultime), soit d’accéder à son identité et à la seule durable fécondité qui rime avec amitié [9] ?
Pascal Ide
[1] Cf. Vladimir Volkoff, « Le complexe de Rodrigue », Commentaire, 9 (1980) n° 1, p. 21-31.
[2] Cf. Pascal Ide, Manipulateurs. Les personnalités narcissiques : décrire, comprendre, agir, Paris, L’Emmanuel, 2016, chap. 1.
[3] Un roman d’espionnage du même Vladimir Volkoff met en scène Serge Maltèse, un Monsieur-tout-le-monde qui s’avère habité par une (com)pulsion à tuer. Et cette propension est source d’une intense jouissance. Précisons que Maltèse est l’amant de la femme qu’il va tuer : « L’idée d’entrer de cette nouvelle manière [par l’impact de la balle] dans un corps qui lui était déjà familier l’excitait au plus haut point » (Le contrat, Monaco, Éd. du Rocher, 2002, p. 104). « Il se dit, avec une volupté égale, qu’il avait possédé ce corps et qu’il allait le détruire » (p. 106). Ce nous vaut un développement behavioriste autojustificateur d’où le titre du paragraphe fut tiré : « L’homme est un carnivore et un prédateur : il lui est naturel de tuer, n’en déplaise aux végétariens. La civilisation moderne a guéri beaucoup d’entre nous de ces instincts déplorables. Peu d’hommes imaginent encore qu’on puisse faire la guerre pour le plaisir ou se battre en duel pour un point d’honneur. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, c’étaient des attitudes courantes, tenues même pour hautement recommandables. Le complexe de Rodrigue… De nos jours, qui d’entre nous sait qu’il serait capable de tuer, fût-ce pour défendre sa vie ou celle d’un être cher ? » (p. 104)
[4] Là encore, à l’instar de ces tirs d’une précision défiant toute capacité humaine, la toute-puissance de la balle, capable de faire rouler un corps humain, peut contrarier les lois de la balistique parce qu’elle relève de l’imaginaire surréaliste de Leone.
[5] Noël Simsolo, Conversation avec Sergio Leone, Paris, Stock, 1987.
[6] Précisons qu’en donnant le nom de la tombe d’Arch Stanton, Blondin ne dit pas toute la vérité, mais ne ment pas non plus totalement. Une simple déduction aurait permis à Tuco de comprendre qu’un nom aussi peu courant ne s’invente pas et donc que la tombe ne pouvait être loin de celle de Stanton.
[7] Carlo Lizzani, Ghian Lhassa et Michel Lequeux, Des hommes seuls, Charnay-lès-Mâcon, Éd. Grand Angle, 1987, p. 229.
[8] Duccio Tessari, Ghian Lhassa et Michel Lequeux, Dictionnaire du western italien, Charnay-lès-Mâcon, Éd. Grand Angle, 1983, p. 53.
[9] L’ironie de Leone oblige à affronter une objection. Au terme, Blondin revêt le poncho du jeune soldat à qui il a donné son manteau ; or, tel est son habit dans les deux premiers films de la « trilogie » (selon le mot même du cinéaste) ; le cinéaste veut donc signifier que, paradoxalement, le dernier film de la série en constitue la préhistoire. Certes, il y a une continuité : Clint Eastwood est toujours chasseur de primes. Mais une telle interprétation ne s’impose en rien. En effet, pourquoi le surnom de Blondin s’effacerait-il, voire serait-il remplacé par celui de Manchot ? Pourquoi Eastwood resterait-il le même, alors que le même Lee Van Cleef serait autre ? Surtout, l’objection fait fi d’une radicale hétérogénéité psychologique : Blondin a changé et son vêtement extérieur, fruit de sa compassion, signale aussi une métamorphose interne ; or, le héros de Pour une poignée de dollars et de Pour quelques dollars de plus apparaît comme une kill machine, quoique non dénuée de compassion (dans le premier, il permet à Marisol, séquestrée par le clan Rojo, de rejoindre son époux et son fils déchirés par cette séparation).
Criminel pourchassé, Tuco Benedicto Pacifico Juan Maria Ramirez (Eli Wallach) – le « truand » –, abat trois hommes venus l’assassiner. Tueur à gages, Sentenza « Angel Eyes » (Lee Van Cleef) – la « brute » – élimine un pauvre paysan et se trouve conduit à massacrer presque toute sa famille ; puis il liquide le commanditaire à qui le paysan lui a demandé de rendre la pareille. Chasseur de primes, l’homme sans nom, mais non sans surnom, le Blondin (Clint Eastwood) – le « bon » –, tue les trois hommes qui voulaient arrêter Tuco et récupérer la récompense de 1.000 dollars ; mais, au moment où Tuco doit être pendu pour ses crimes, Blondin, qui s’avère être un tireur d’élite, coupe la corde et le récupère. Il peut ainsi recommencer son petit jeu dans une autre ville.
Jusqu’au moment où il décide d’abandonner Tuco en plein désert. Réchappant miraculeusement, celui-ci n’a de cesse de se venger. Blondin se sauve d’un premier guet-apens grâce à une bombe tombant sur sa chambre d’hôtel (l’action du film se déroule en pleine guerre de Sécession). Mais il est rattrapé par Tuco qui lui fait subir le sort qu’il a connu en l’emmenant en plein désert. Après une longue agonie, au moment où « le truand » va achever « le bon », surgit une diligence. Tous les passagers, des soldats sudistes, ont été massacrés ; reste un moribond, Jackson, qui se fait appeler Bill Carlson, et révèle à Tuco le nom d’un cimetière où se trouve caché un trésor de 200.000 dollars. Alors que Tuco court lui chercher à boire, le soldat, juste avant de mourir, révèle maintenant à Blondin le nom de la tombe où se trouve la fortune. Chacun en possession de la moitié du secret, les deux ennemis doivent désormais faire cause commune. Leur relation se limitera-t-elle à ce besoin réciproque ? Sans oublier Sentenza qui, lui aussi en chasse, est prêt aux dernières exactions pour récupérer le fabuleux trésor …