L’Attaque des Titans (Shingeki No Kyojin, littéralement « Le titan assaillant »), fantastique japonais par Shinji Higuchi, 2015. Sorti sur la plateforme Netflix. 4 saisons et 83 épisodes. Inspiré du manga éponyme d’Hajime Isayama, 2009-2021. Avec les voix de Haruma Miura, Hiroki Hasegawa, Kiko Mizuhara.
Thèmes
Vertus, stoïcisme, don, pardon.
Jouissant d’un succès mérité, ce shonen interroge d’autant plus sur sa philosophie, en plein comme en creux.
- Les chiffres donnent le tournis [1]. À en rester à la seule bande dessinée, plus de 100 millions de volumes ont été vendus au Japon et 480 millions à travers le monde (la France étant le deuxième consommateur de manga sur la planète), de sorte que, en 2020, L’Attaque des Titans se place au dixième rang des mangas les plus lus.
Ses qualités multiples sont désormais trop fameuses pour qu’il y ait besoin de les détailler et de les saluer : une intrigue palpitante qui se renouvelle constamment, en prenant souvent le contrepied des attentes du public ; des personnages attachants, complexes et évolutifs ; un décor ou un monde élaboré et cohérent ; une musique épique et créative ; etc.
Mais la franchise plaît aussi, ce qui est plus alarmant, par une surenchère exacerbée dans la violence sanguinolente, au point que certains ont pu parler d’un Game of Thrones chez les shonen – le voyeurisme libidinal en moins.
Voire, peut-être la réussite de la série tient-elle encore davantage à une autre caractéristique : elle bouscule presque tous les codes en vigueur. Son graphisme est considéré comme très avant-gardiste. Par exemple, dans le dessin des Titans qui suscitent angoisse et désespoir. Son contenu révolutionne le cadre éthique. En effet, le héros traditionnel cherche le bien de l’autre, par exemple, en se battant pour la liberté, et se comporte de manière chevaleresque, par exemple en honorant son adversaire. Or, dès le début, les motivations d’Eren Jäger sont clairement affichées comme utilitaristes et vengeresses : il veut tuer les Titans et tous les Titans pour venger ses parents ; et, de fait, il en massacrera un grand nombre, avec ses amis, de la manière la plus sauvage, sans nul état d’âme. N’est-ce pas d’ailleurs ce que signifie son patronyme ? Jäger signifie « chasseur » en allemand.
- Car la séduction qu’opère ce véritable phénomène de société tient aussi à la philosophie qui porte le manga et que celui-ci, en retour, véhicule. Une telle affirmation étonnera tant cette philosophie émarge à cette culture typiquement japonaise qu’est la culture samouraï. Mais elle est animée par des universaux transculturels que l’on retrouve, en Occident dans l’éthique stoïcienne. L’on doit à la philosophie du Portique (la Stoa, en grec) d’avoir pour la première fois rangé la multitude des vertus morales sous quatre chefs appelés vertus cardinales (du latin cardo, « gond » ou « axe ») : la prudence, la justice, la force et la tempérance. Or, les héros de L’Attaque des Titans se caractérisent par la pratique de ces attitudes vertueuses à un niveau parfois spectaculaire.
Ils doivent d’abord et avant tout faire preuve de courage (ou force morale). En effet, le brave se caractérise non point par l’impavidité, mais par le surmontement, voire l’intégration de la peur dans la poursuite du bien. Et de la peur par excellence qu’est la mort. Or, chaque membre de l’escadron, de jure, doit être prêt à donner sa vie pour rien moins que l’humanité et, de facto, le fera à de nombreuses reprises, mettant son existence en danger, pire, affrontant la plus cruelle des morts, la dévoration par les Titans anthropophages.
La fortitude ne ferait que conduire à une mort certaine si les responsables ne l’enrôlaient au service du bien, donc s’ils n’exerçaient la prudence. En effet, le chef d’escadron, aidé du créatif Armin, ne perd jamais de vue la finalité ultime (non pas seulement reconquérir les trois murs, mais entrer dans la cave dépositaire de tous les secrets), tout en multipliant stratégies ingénieuses et tactiques audacieuses. C’est d’ailleurs l’une des joies du manga que cette créativité constante et toujours surprenante du scénario, ainsi que nous le disions.
Mais que serait la prudence sans la conformité de la fin visée à la loi morale ? Autrement dit, sans la justice. Or, celle-ci est très valorisée notamment sous la forme du patriotisme, de l’obéissance des subordonnés et des hommages rendus aux supérieurs. De longs échanges inusuels aux Occidentaux commentent les actes de soumission autant que de transgression, sondant la droiture des intentions autant que la justesse des exécutions.
Enfin, tout cet édifice vertueux est efficace uniquement parce que la tempérance modère l’impétuosité des passions. Assurément, les héros, notamment Eren, sont régulièrement tancés pour leur colère, donc pour leur carence dans la vertu qui la tempère, c’est-à-dire la douceur. Toutefois, le spectateur français demeure étonné que ces adolescents n’éprouvent quasi aucune attirance mutuelle et, surtout dans le contexte libertaire qui est le nôtre, ne l’évoquent qu’occasionnellement. Est-ce à dire qu’ils sont déjà chastes ? Ne serait-ce pas plutôt le symptôme fort inquiétant d’une société ou plutôt d’une jeunesse japonaise tentée par l’androgynie ? Si déjà les apparences physiques des héros et des héroïnes sont sexuellement peu différenciés (au point que c’est une voix féminine qui double Armin), que dire des comportements dont toute altérité entre masculin et féminin a été biffée ?
Certes, les vertus, notamment la justice à laquelle se substitue la vengeance ou l’acception des personnes, sont souvent malmenées. Elles n’en demeurent pas moins omniprésentes. Ajoutons que, si les vertus sont appelées à s’exercer de concert, au nom de l’importante loi de la connexion des vertus, elles peuvent toutefois briller davantage chez l’un que chez l’autre : par exemple, le courage chez Mikasa et la prudence chez Armin.
- Comment ne pas saluer ce culte de l’effort, de la discipline et de l’honneur en tant qu’il couronne la vertu – qui sont largement en recul dans notre Occident qui a fait du plaisir et de l’élan le critère unique de l’action – ? Nous serons beaucoup plus perplexes sur la manière de traiter la dimension spirituelle.
Tout d’abord, de manière très postmoderne, le religieux apparaît ici sous la forme dévoyée du prêtre (de préférence catholique) fanatique qui dissimule la vérité (sur la nature des murs formés par des Titans fossilisés), fanatise sa chapelle et précipite la catastrophe. Ainsi, Dieu n’est évoqué que sous la forme de ce que Benoît XVI appelait « pathologie du religieux ».
Plus significative est la négation systématique des deux « valeurs » centrales du judéo-christianisme : le don et le pardon. Certes, les protagonistes sacrifient volontiers leur vie et donc se donnent jusqu’au bout, souvent avec héroïsme. Néanmoins, ils ne manquent pas, l’instant d’après, en des palabres enflammées, de déconstruire leurs actes et de faire valoir le secret égoïsme qui animait leur apparent altruisme. Mais ne s’agit-il pas d’une salutaire crainte de l’orgueil, objectera-t-on ? Non ! La société japonaise et bien d’autres pays d’Asie du Sud-Est sont rongées par la crainte que le comportement d’une partie ou de l’individu en vienne à menacer la cohésion du tout.
Certes aussi, les protagonistes savent reconnaître activement leurs égarements avec une vérité qui nous édifie et s’excuser promptement de leurs manquements, avec une humilie qui les honore. Toutefois, ces amendements demeurent toujours internes au groupe et, là encore, sont commandés par une logique collectiviste beaucoup plus que personnaliste. Surtout, jamais la réconciliation, le pardon ne s’adresse à un étranger du groupe. Sans rédemption, la série est aussi sans espérance.
Le philosophe allemand Max Scheler (phénoménologue du cercle réaliste de Göttingen) distinguait le he génie, le héros et le saint – tripartition qui n’est pas sans rappeler la distribution pascalienne des trois ordres : le corps, l’esprit et la charité. Ne pourrait-on dire que cette série télé accorde une place minime mais réelle au génie (c’est-à-dire au talent intellectuel ou physique) et une place majeure au héros (c’est-à-dire à la vertu morale), mais ignore résolument celle du saint (c’est-à-dire la vertu de la charité) ?
Si donc, redisons-le, nous nous réjouissons de ce modèle vertueux offert à une jeunesse amollie dans les délices de Capoue maximisés par la postmodernité addicte, on est en droit de s’inquiéter de l’impact d’une proposition résolument a- ou anti-religieuse, non pas tant anti-chrétienne que très éloignée du christianisme. Apprenons de ce manga la montée sur la deuxième marche, éthique, de la vertu. Mais souvenons-nous qu’elle n’est qu’intermédiaire : elle prépare à la troisième qui seule est à même de combler le cœur de l’homme. Et ce passage de l’ordre de l’esprit à celui de la charité est rien moins que… titanesque !
Pascal Ide
[1] Il s’agit des chiffres fournis par le site d’actualité spécialisé Oricon.
« Ce jour-là fut pour l’humanité le brutal rappel de l’écrasante suprématie de ces êtres… et de l’humiliante captivité à laquelle elle avait été réduite. » Ainsi commence l’histoire. Eren Jäger est un jeune garçon au tempérament fougueux. Il vit retranché avec ce qu’il reste de l’humanité derrière des murs immenses, dans une cité à l’abri des Titans, des colosses mus par la seule volonté de dévorer tous les humains. Mais un jour, l’un d’entre eux détruit la porte de l’enceinte : le jeune héros voit alors sa mère se faire tuer sous ses yeux.
Pour libérer l’humanité du joug de ces monstres humanoïdes, Eren intègre un corps de l’armée, le bataillon d’exploration, avec ses deux compagnons de route, Armin Arlert et Mikasa Ackerman. Au départ plutôt banal, voire médiocre, il va rapidement découvrir qu’il possède un mystérieux pouvoir – et peut-être la clef des secrets de son monde.