La tortue rouge
Dessin animé franco-belgo-japonais écrit et réalisé par Michael Dudok de Wit, 2016. Récompensé par le Prix spécial Un certain regard, au 69e Festival de Cannes.
Thème
Simplicité, sens.
Avec le recul, mais aussi sur le coup, le mot qui me vient pour exprimer ce que je pense du film et d’abord ce que je sens et ressens, est : simplicité.
Bien entendu, cette simplicité est d’abord celle du média employé. Intentionnellement, Michael Dudok de Wit s’est refusé au film d’animation qui aujourd’hui fait fureur pour revenir au dessin animé traditionnel. En outre, dans ce cadre lui-même, il a opté pour la sobriété des lignes, des couleurs, des mouvements (l’on imagine ce que Disney ou Pixar auraient fait de la tempête initiale ou du tsunami médian) ; pour la ténuité de la bande-son ; pour le petit nombre de personnages et, concernant ceux-ci, pour la discrétion de leurs traits.
Toutefois, ce minimalisme n’est pas misérabilisme. D’abord, le réalisateur n’a pas sacrifié la musique qui sait se faire attendre et surgit, juste, parfois intense. Surtout, cette sobriété permet de mettre en valeur une ligne, un geste, une forme, une couleur, un bruit. Bref, cette simplicité rime avec unité, mais aussi avec unicité des êtres et des événements. Elle épouse aussi la beauté et nous permet de redécouvrir que la simplicité en est la première source.
Si l’on me permet cette comparaison : on a trop oublié que la figure majuscule de l’école franco-belge, celle de Hergé, se caractérise non seulement par la fameuse « ligne claire », mais aussi par la ligne sobre. Tout le monde peut dessiner la figure de Tintin de manière reconnaissable. Or, cette simplicité, loin d’être un simplisme, est le fruit d’un long travail de simplification – comme l’attestent les brouillons d’Hergé.
Cette simplicité, ensuite et plus profondément, est celle des sensations et des sentiments. En sortant du cinéma, mais déjà pendant le film, je me suis surpris à ressentir des émotions simples, pures, intenses. De fait, avec ce décor dépouillé qui fait revenir à l’essentiel, ces plans larges centrés sur le héros, avec son rythme lent, ce récit linéaire qui épouse les différentes étapes de la vie, avec ce choix, de prime abord très désarçonnant du silence (même après l’introduction de l’héroïne), avec, en contrepartie, l’importance accordée au langage corporel, et de tout le corps plus encore que du visage seul, le spectateur qui accepte de jouer le jeu est invité à une étonnante expérience d’empathie – presque malgré lui. Il goûte, en sa chair, les différents sentiments qu’éprouve et qui éprouvent le héros : la douleur, la colère, la tristesse, l’espoir, puis le découragement, le long et profond découragement, la joie, la paix, la paix sereine, irénique, enfin définitive. Pour l’amour, l’image se fait plus simple encore (oui, c’est possible !) : deux chemins parallèles dans l’herbe finissent par se rejoindre et ne plus faire qu’un. Et ces sentiments sont d’autant plus purs qu’ils sont chastes, parce qu’ils sont mis en scène sans voyeurisme, et montrés sans jugement, parce qu’ils accompagnent le rythme – qui est pour une part le cycle – de la vie.
Pour autant, ne nous trompons pas à nouveau. Rien de mièvre, au contraire. Avec le héros, nos épaules s’affaissent, l’espoir se mue en abattement quand, ayant gagné les hauteurs de l’île, nous comprenons avec lui son inquiétante étymologie (le mot vient du latin transparent insula, « isolé ») : l’île est isolation et désolation. De même, le découragement devient désespérance quand le héros, pour la troisième fois, échoue à quitter son bout de terre. De plus, pour être linéaire, le scénario n’ignore pas les cuts heureux, ni les surprises qui retentissent jusque dans la salle (comme le passage du chaste rapprochement des héros à l’apparition jeune enfant jouant sur la plage). En se refusant aux deux passions addictives qui polluent nos écrans – le cru et la cruauté, le sexe impudique et l’ultraviolence –, le cinéaste ne suspecte ni n’interdit l’union charnelle et la colère, mais il suppose la première sans la montrer et montre la seconde sans insister (tant celle de l’homme que celle de la nature). Ainsi, retrouvant leur niche écologique, si je puis dire, les autres sentiments peuvent vivre et même s’intensifier.
Ici, je songe à la relecture qu’offre Gilles Deleuze du Robinson si original de Michel Tournier (cf. Gilles Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1972, 257-283. Cf. Id., Logique du sens, Paris, Minuit, 1969). Mettons de côté les a priori nietzschéens, presque idéologiques, du philosophe français et retenons-en la clairvoyante interprétation à l’école de la poétique bachelardienne : Robinson se détourne de l’artifice pour retrouver, non pas purement et simplement le naturel, mais l’élémentaire, c’est-à-dire les éléments en leur brute énergie. Bref, là encore, la simplicité.
Enfin, cette simplicité n’est pas seulement celle de la technique qui montre ou celle du sentiment qui est montré – et, avec le sentiment, tout ce qui le porte, l’organique, le psychique, l’histoire. Elle est celle de l’esprit qui revient aux interrogations fondamentales. En effet, la réflexion n’est pas une fuite cérébralisante, si elle n’est pas désincarnée, si nous avons pris le temps de laisser vivre l’image et vibrer les émotions. Surtout, elle ne nous éloigne pas de la simplicité, lorsqu’elle nous reconduit aux vérités-sources. Pourquoi ne pas laisser émerger les multiples questions qu’inévitablement, le récit nous pose : qu’est-ce que cette tortue rouge et quelle est son intention ? pourquoi ce héros silencieux et même anonyme ? pourquoi cette impossibilité de quitter l’île, qui s’avère être un interdit ? pourquoi la tortue se transforme-t-elle en jeune femme ? pourquoi ce retour final de la vieille femme à la tortue et de la tortue à la mer ? etc. Or, ces questions formulent de manière concrète celles de la sagesse éternelle : notre origine, notre terme, notre identité, le sens de notre vie, la place de l’autre.
Certains verront dans cette robinsonnade une célébration des vertus de l’émancipation et de la jouissance naturelle, le retour aux joies simples, celle de l’harmonie avec l’environnement et de la famille. Pour autant, ce film n’est pas une naïve apologie du rousseauisme.
Moins ingénument, d’autres y liront une invitation au dépouillement stoïcien ou à l’eudémonisme idéaliste de Spinoza. Mais n’est-ce pas en émousser le caractère dramatique ?
D’autres, peut-être, opineront vers une défense bouddhisante de la décroissance, une critique de la technique, voire de la civilisation. Mais de même que le choix du silence ne rend pas l’homme sans paroles ni ne le réduit à l’animalité, de même le choix de l’anonymat ne fait pas retourner l’homme vers l’impersonnel. Mais il universalise le message.
Comment aussi ne pas évoquer l’art de l’estampe qui inspire ce dessin animé qui fut cosigné par les prestigieux studios d’animation japonaise Ghibli ? Cet art ne va pas sans la philosophie de l’harmonie qui l’anime. Comme le disait un sage zen, lorsque retentit une cloche, l’Occidental entend le son et le japonais le silence. Sans les opposer, on pourrait faire de la sobriété un chemin vers la simplicité.
Revenons au thème de la simplicité que nous a inspiré la technique et que l’image nous fait respirer. Ce qui vaut de l’artefact cinématographique vaut aussi du héros : sa simplicité est seconde, elle se conquiert sur sa violence désunifiante – tel le bâton transformé en arme qui vole en morceaux lorsqu’il frappe la tortue non pas irresponsable, mais innocente. Le héros devra retrouver la paix qui a déserté son cœur et ravage son visage, en recevant le pardon de celui qu’il a offensé : par un superbe geste, aussi sobre que signifiant, la jeune fille-tortue rouge, devinant ce tourment, effleure délicatement le visage et, réunifiant les traits, en pacifie la source : le cœur coupable est pardonné.
Partant de là, je vois dans cette mystérieuse tortue rouge une figure du Christ : son origine, la mer infinie, est insaisissable ; elle vient protéger l’homme du danger, souvent à son insu, jusqu’à consentir à être pris pour son ennemi ; elle pardonne sans condition à son injuste agresseur ; plus encore, elle l’aime, alors qu’il n’est pas aimable (cf. Rm 5,7-8), jusqu’à vouloir partager sa présence, l’épouser et le rendre heureux ; au terme, elle repart vers cette origine infinie.
On sait combien le roman de Daniel Defoë (1719) est devenu un mythe et a largement inspiré la littérature (Giraudoux, Campe, etc.) et même la psychanalyse (cf. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, coll. « Tel», Paris, Gallimard, 1977). Michael Dudok de Wit nous en offre une version aussi inédite que profonde.
Une dernière fois, convoquons notre fil… rouge : la simplicité. Pour la Bible, en particulier pour l’Évangile, il en existe deux sortes : la simplicité (ou la pauvreté) d’indigence, qui confine, voire s’identifie, à la misère ; la simplicité (ou la pauvreté) de surabondance. La première, le Christ n’a cessé de la combattre, la seconde, il a choisi de la vivre.
Pascal IDE
Un naufragé échoue sur une île déserte tropicale. Celle-ci est seulement peuplée de tortues, de crabes et d’oiseaux. Surtout, il découvre qu’elle est perdue au milieu d’un océan immense. A plusieurs reprises, il construit un radeau en bambous et, avec quelques provisions, tente de quitter cette île de malheur. Pourtant, mystérieusement, son radeau se fracasse et il doit revenir sur l’île à la nage. Jusqu’au jour où il découvre ce qu’il croit être le responsable de cette destruction : une grande tortue rouge. Mais pourquoi a-t-elle agi ainsi ? Et surtout, en la tuant, ne résout-il pas son problème ?
Pascal IDE