La strada
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Pays:
Italie
Thème (s):
Don, Icône du Christ, Salut, Solitude
Date de sortie:
6 septembre 1954 en Italie, 11 mars 1955 en France
Durée:
1 heures 48 minutes
Ecrivains:
Federico Fellini, Tullio Pinelli
Évaluation:
****
Directeur:
Federico Fellini
Acteurs:
Anthony Quinn, Giulietta Masina, Richard Basehart
Age minimum:
Adolescents et adultes

La Srada, drame italien noir et blanc de Federico Fellini, 1954. Oscar du meilleur film étranger, meilleur film étranger de l’année (New York, critiques), Lion d’argent au festival de Venise. Avec Giulietta Masina, Anthony Quinn, Richard Basehart.

Thèmes

Salut, solitude, don de soi, icône du Christ.

« La Strada, dit Fellini, traite de la solitude et de la façon dont elle peut prendre fin lorsqu’une personne s’attache profondément à une autre. L’homme et la femme qui se lient ne sont pas toujours faits l’un pour l’autre, en apparence, mais le lien existe au plus profond d’eux [1] ». Conjuguée avec le titre, de prime abord insolite, cette double phrase nous dirige vers le cœur de ce film inépuisable, peut-être le plus grand du génie italien et l’un des plus marquants de l’histoire du cinéma : l’errance et l’itinérance de rédemption d’un homme violent, grâce à l’amour inconditionnel d’une femme.

1) La solitude, une route sans fin ?

La Strada, la route, c’est d’abord l’expression de la solitude, de la désolation. Mais double est cette solitude que symbolise la route.

a) La solitude subie

C’est elle que vit Gelsomina. Celle-ci ne demande qu’à aimer, qu’à partager la vie de quelqu’un. On lui présente Zampano : eh bien elle s’attachera à lui. L’important est de se lier et se donner. Tel est le sens profond de l’étonnante scène qui suit le départ de Zampano avec la courtisane d’un soir. N’osant comprendre, Gelsomina le suit et demeure éveillée toute la nuit. La solitude est pire que le rejet ou le conflit. La vie ne vaut sans un être avec qui la partager. Voilà aussi pourquoi Gelsomina ne veut pas de la soupe qu’on lui offre (« À vous décourager de faire le bien ») : dans sa grande finesse intérieure, elle sent et refuse le geste de pitié qui donne de son avoir sans donner son cœur. Inversement quelle lumière dans son regard lorsqu’on lui apprend que Zampano n’est pas loin ! Quelle inquiétude lorsqu’elle le voit allongé, inerte ! Elle ausculte son cœur : cet homme qui a tant de mal à aimer autant qu’à se laisser aimer, a-t-il un cœur ? Gelsomina a tellement besoin de la présence de l’autre que, lorsqu’elle quitte Zampano, il lui suffit de rencontrer quelques comédiens sur la route pour retrouver le sourire et les suivre. La route, c’est le lieu de l’errance solitaire ; c’est aussi le lieu de toutes les rencontres.

b) La solitude voulue

Mais il y a une autre solitude, celle qui est choisie. La route, c’est aussi le symbole de celui qui a choisi d’être vagabond. Zampano est – et, plus encore, se veut – sans racine. À Gelsomina qui l’interroge sur ses origines, ce brutal répond évasivement : il a choisi d’être fils de personne pour n’être père de personne ; obligé à l’égard de personne, il n’est obligé à rien. La seule justification de ne pas donner, c’est de ne pas avoir reçu : peut vivre pour soi, celui qui vient de soi. Voilà pourquoi il a opté pour cette vie nomade : s’arrêter, c’est devenir débiteur vis-à-vis de la terre qui l’accueillerait. Voilà aussi pourquoi il change régulièrement de femme : quoiqu’il s’en défende, Zampano fait partie de ces « hommes qui vont avec les femmes ». Gelsomina n’a pas tardé à découvrir le triste secret de son maître : il n’a jamais été un disciple.

La route prend donc deux significations différentes, voire opposées. Pour le nomade volontaire, la route est principe et terme ; pour le déraciné qui subit son état, elle n’est qu’un passage, voire un lieu de déréliction [2]. Gelsomina veut durer, autrement dit quitter la route. Une fois Zampano retrouvé, elle se met à planter des tomates : la graine met du temps à pousser ; pousser quoi ? des racines. Bien que vivant dans l’instant présent, Gelsomina aspire à planter sa tente. D’où son bonheur de se retrouver à Rome.

Mais Fellini se contente-t-il d’opposer ces deux visions de la vie ? Le film commence et s’achève à la plage. Serait-ce donc que la route présente un début et une fin, autrement dit qu’une décision a été prise ? Mais, pour répondre à cette question et comprendre le choix de Fellini, suffit-il d’en rester à une lecture seulement humaine du film ? En effet, si le temps païen est indéfini retour du même, le temps chrétien est limité et fléché.

2) Gelsomina, un personnage seulement humain ?

On a beaucoup parlé de l’extraordinaire humanité du film, de la bouleversante tendresse du personnage incarné par Giulietta Masina, etc. Mais cette interprétation épuise-t-elle l’identité de Gelsomina ? Voire, en dit-elle le noyau intime ? Pourtant, dira-t-on, rien de plus incarné que ce petit bout de femme si expressif, si vulnérable, si en attente d’aimer et d’être aimée. Or, qui conjoint ainsi le plus spirituel et le plus vulnérable, sinon le Fils de l’Homme ? Qui synthétise fini et infini – pour parler comme Kierkegaard –, sinon le Dieu incarné, le Christ ?

a) Exposé

Comme le Christ, la jeune femme est follement passionnée d’amour pour l’homme, surtout le plus rejeté, donc le moins aimable. Gelsomina ne semble savoir faire qu’une chose : aimer. D’un amour innocent, inconditionnel, sans retour, infiniment vulnérable. À l’homme au dur visage que n’éclaire jamais un sourire et déjà figé par la mort, le visage de Gelsomina répond avec son doux sourire et exprime une grande variété d’émotions et de sentiments en présence de celui qu’elle aime. Tel un enfant qui ne vit que d’aimer et être aimé, les deux besoins et aspirations fondamentaux de l’homme. Elle est tellement pauvre en talents humains qu’elle ne sait qu’aimer et recevoir de l’amour.

À l’instar du Serviteur Souffrant défiguré (cf. Is 52,13-53,12), on ne peut aimer la jeune femme que pour elle, et non pour son apparence ou pour ses qualités.

Comme le Christ, à l’homme qui la tance, la menace, se moque, la méprise voire la frappe, Gelsomina aime sans retard et répond avec une patience toute respectueuse (« la charité est patiente », dit saint Paul [3]) : alors que Zampano ne l’appelle jamais par son prénom, Gelsomina en fait volontiers usage.

Alors que Zampano aime d’éros, comme le Christ, elle aime d’agapè : Zampano est tellement pauvre de cœur et d’amour qu’on ne peut l’aimer qu’avec un cœur de compassion, animé par la charité.

Comme le Christ, Gelsomina ne se décourage jamais de demander et redemander à l’homme qu’elle chérit s’il l’aime en retour, même si elle ne reçoit que rebuffade. « Pourquoi me gardes-tu, alors que je suis pas belle et ne sais pas cuisiner ? – Va te coucher ! – Serais-tu triste si je mourais ? – Tu veux mourir ?, s’inquiète-t-il un instant pour elle. – Maintenant je serai prête à vous épouser ». Mais la colère de Zampano ne désarme pas l’amour qui ose la question décisive : « Zampano, vous m’aimez un peu ? » Réduite au silence, elle joue de la trompette et, on le reverra, cet air ne quittera plus jamais la mémoire de Zampano.

Comme le Christ, son affection est inconditionnelle. Elle demeurera avec lui, même lorsqu’il tuera, dans un accès de rage vengeresse, son unique ami. Mais e

Comme le Christ, elle aime encore plus, elle se précipite davantage là où l’amour n’est pas aimé, là où une secrète souffrance refuse toute consolation. Voilà pourquoi Gelsomina a choisi Zampano, malgré les multiples sollicitations qui la poussent à préférer le confort légitime d’un véritable amour échangé. « Si je ne reste pas avec lui, qui restera ? » Elle a senti l’effroyable solitude du cœur de Zampano et sait qu’elle seule peut le comprendre et peut-être, le pacifier : le péché isole, mais qui acceptera de demeurer auprès du pécheur qui frappe ?

Mais Gelsomina ne se compromet-elle pas ? Nullement. Elle ne transige jamais avec la vérité, sans toutefois chercher à le culpabiliser. Lorsque Zampano, rageur, lui dit : « Je ne voulais pas le tuer », elle répond seulement : « Vous l’avez tué », cette vérité alternant avec d’autres vérités prosaïques : « Il faudrait remettre du bois dans le feu ». Et la souffrance du Fou est d’autant plus grande que la dureté de Zampano le mure dans son péché.

Comme le Christ qui aime l’humanité comme un époux son épouse et ne se résigne jamais à cette humanité qui le trahit en se tournant vers les idoles, Gelsomina délaissée par l’adultère d’un soir ne sait qu’attendre, dans l’impuissance de l’amour blessé, que celui qu’elle aime retrouve les voies de la fidélité. Elle ne peut se réjouir que du retour de celui pour qui elle a tout donné.

Comme le Christ, Gelsomina fait se rencontrer amour et vérité. Son amour n’est pas une passion aveugle, mais une affection éclairée, intelligente. Elle sait que Zampano nie la lumière sur sa propre vérité. C’est pourquoi elle lui répète: « Tu ne réfléchis jamais ». Autrement dit, tu as peur de descendre en toi, dans ton cœur, faire la vérité sur ta propre vie..

Comme l’amour que le Christ nous porte, celui de Gelsomina est crucifié. Aimer un homme qui ne vous aime pas, pire, un homme qui vous viole régulièrement [4], c’est accepter que son corps soit traité contre nature ; or, qu’est-ce que la croix, sinon la distension infiniment douloureuse du corps. Une scène, ou plutôt une simple image le suggère, à mon sens de manière très forte, quoique fugitive et discrète. En quittant le couvent où les sœurs les ont généreusement accueillis, Gelsomina aide Zampano à pousser la motocyclette. Ce faisant, elle écarte un bref instant ses bras. Or, le corps des deux autres protagonistes épouse aussi, à un moment, le geste du Crucifié : le Fou meurt les bras en croix et dans la scène finale, sur la plage, Zampano se retrouve, à son tour, les bras étendus. Or, autant le Fou est celui qui donne, autant Zampano prend conscience de l’offrande totale de Gelsomina.

Surtout, comme le Christ, lorsque Gelsomina a tout donné, tout épuisé des possibilités de l’amour, il ne demeure qu’une solution, extrême, irréversible : donner sa vie. C’est pour une modique somme (dix mille lires), que Gelsomina a accepté de mourir pour que sa famille puisse vivre. Et l’héroïsme final s’est préparé dans la livraison quotidienne. Voire, dès le début, le sacrifice n’est-il pas ébauché, l’Heure anticipée ? En effet, à la question du père donnant sa fille : « Quand est-ce qu’elle reviendra ? », Zampano ne répond rien : l’amour donne jusqu’au bout, sans compte ni retour.

Comme le Christ soufflant sur ses Apôtres (Jn 20), Gelsomina donne le souffle, l’inspiration, en un mot : l’Esprit. Si son propre souffle permet à Zampano de quitter les chaînes dont il ne cesse de se ligoter, seul le souffle d’un autre que lui, celui qui passe par la trompette, symbole de la victoire de l’amour (comme la strada l’est de la solitude), peut le délier des chaînes intérieures qui, de haine, d’égoïsme et d’orgueil, le ceinturent. Seule l’ouverture à une altérité est porteuse de salut.

Comme le Christ, enfin, Gelsomina quitte Zampano mais ne le laisse pas orphelin. Elle demeure toujours avec lui, jusqu’à la fin : l’homme ne peut plus oublier la musique jouée par la trompette, cette musique de l’amour de celui qui a tout laissé pour venir demeurer avec lui. L’écoutera-t-il ?

Principe d’intériorisation qui devient source. Sans mémoire, donc sans intériorisation, il n’aurait pas laisser s’ouvrir son avenir.

b) Deux objections

Gelsomina aime jusqu’à donner sa vie. Mais, objectera-t-on, Gelsomina a subi sa mort et, en tout cas, n’en a pas eu conscience.

N’a-t-elle pas anticipé ce don dans la mort de son ami Le Fou (cf. plus bas) ? Elle sait désormais que Zampano, qui est un voleur et un menteur, ne reculera devant rien, pas même devant l’assassinat, doublé de l’hypocrisie par laquelle il le maquille en accident. En acceptant de demeurer avec lui, en le choisissant, la jeune femme est donc prête à tout : l’offrande d’elle-même est, dès à présent, totale.

D’autre part, Gelsomina n’est-elle pas un bouc émissaire plus qu’un agneau innocent choisissant l’abattoir ?

Mais tel n’était pas aussi le cas du Christ ? On peut à la fois subir sa mort et l’offrir par amour. Cette conjonction paradoxale est même capitale pour que l’offrande d’amour soit totale sans souscrire à un masochisme latent. Pour que le don de sa vie soit plénier, il faut que toute complicité avec la jouissance et les gratifications du suicide soit purifiée. Or, Gelsomina aime la vie, aime chanter. De plus, elle refuse le rôle mensonger de la tête de turc : elle ne nie nullement l’injustice de sa souffrance et dénonce la dureté grossière de Zampano. Il n’y a de salut que du péché reconnu, nommé. Nier le mal est faiblesse et aveuglement, le dire c’est déjà accomplir la moitié du chemin vers la Rédemption. Gelsomina ne renverse pas la dialectique du maître et de l’esclave, mais la dépasse de l’intérieur : elle ne devient pas le maître de son ancien maître, mais, en l’aimant, elle lui propose de devenir son ami.

3) Zampano, un personnage encore humain ?

Si Gelsomina, femme vraiment femme et plus que femme, évoque déjà le Ciel, Zampano dont le cœur s’est endurci évoque plutôt l’enfer de l’homme se dérobant à l’amour et au salut. Il met toute sa confiance dans sa seule force (ici physique) et dans l’admiration que les autres lui porte. Il a troqué le véritable amour contre des idylles de passage. Infidèle, il ne sait pas reconnaître une affection fidèle. Aveugle à ses propres besoins, il est aveugle à la merveille de l’amour que lui propose Gelsomina.

L’homme pécheur, à l’instar de Zampano, se laisse abuser par le clinquant : toujours en représentation, il amuse la galerie et, se divertissant, refuse de se poser les vraies questions. Il fait croire qu’il va verser son sang, alors que c’est Gelsomina qui, alors que personne ne la regarde, le fait vivre en versant, goutte à goutte, sa vie pour lui.

Mais Zampano n’est-il qu’une brute murée dans la violence et l’égoïsme ? Sommes-nous autorisés à ainsi perdre toute espérance ? Rien de moins manichéen que la Strada. Au fait, s’il est venu réclamer quelqu’un pour remplacer Rosa, n’est-ce pas d’abord parce que, sans se l’avouer, il ne peut vivre seul. Lorsqu’il se saoule, à la fin – in vino veritas – la vérité éclate, même si c’est encore sous la forme du déni : « Je n’ai pas d’amis. Et je n’en veux pas. Je n’ai besoin de personne, moi. Qu’on me laisse seul ». Et de refuser l’aide que lui propose l’un de ses compagnons : Zampano croit toujours s’en sortir seul. Cet orgueil qui nous coupe de l’origine, n’est-ce pas l’essence du péché ?

Zampano n’est toutefois pas muré dans une absolue indifférence. Parfois son cœur de chair affleure, mais péniblement, comme… à contrecœur ! Ainsi, cet océan symbolique apparaît trois fois, en début et en fin (c’est le point de départ et le point d’arrivée de la route), mais aussi en cours de chemin, juste après la libération de Zampano : Gelsomina est là qui l’attend. Celui-ci tentera de réduire cet acte d’extraordinaire générosité et il le fera à l’aune de ses motivations toujours utilitaires et captatrices (« Tu mourrais de faim »). Mais, au fond de lui-même, il est ébranlé au point de lui faire le plaisir de l’emmener voir la mer et, plus tard, de la laisser dormir au chaud, alors que, lui, demeure dehors dans le froid. Gelsomina a accepté de mourir, seule, sur la strada, pour que Zampano quitte la route et s’écroule sur la plage, lieu de l’infini et de la berge où sa chienne de vie a enfin accosté.

Il y a encore une zone de son cœur qui demeure intouchée par la fermeture. Zampano a toujours gardé en mémoire la musique du chant qu’aimait tant Gelsomina. Face à l’océan infini, peut-être est-il tenté par le suicide. C’est près de l’océan qu’habitait la seule personne pour qui il a compté, la seule qui l’a jamais aimé : c’est la mer qu’une dernière fois, Gelsomina regarde, avant de quitter, pour toujours (mais le savait-elle ?), la maison familiale. L’inclusion révèle et réveille une espérance. Les yeux de Zampano se lèvent vers le ciel : une rédemption serait-elle possible ? L’onde amère appelle la douce eau des larmes. Enfin, le cœur de Zampano se rompt. Peut-être l’espérance ouvre-t-elle à l’amour ; peut-être ne pleure-t-il pas sur lui, mais aussi sur Gelsomina : l’amour si vulnérable de la jeune femme a-t-il racheté l’indifférence cuirassée du mal-aimant ?

4) La diagonale du Fou

Pas d’histoire de rédemption sans une médiation.

a) Le Fou l’aime

Gelsomina n’est pas aimée par cette mère qui n’hésite pas à la vendre pour élever ses quatre autres filles. Comment, non aimée, apprendre à aimer ? C’est la rencontre du Fou, c’est-à-dire de l’Ange, qui va lui faire découvrir qu’elle est vraiment aimable. On s’étonne, voire on se scandalise de la scène où Il Matto lui dit ses quatre vérités : elle est sans qualité, laide (« tête d’artichaut »). Pourtant, ces paroles sont prononcées non comme des condamnations, mais avec délicatesse. Ensuite, Gelsomina aime trop la vérité et est trop lucide sur elle-même pour ne pas supporter de fausses consolations. En outre, le Fou ose nommer la souffrance qui l’habite : n’est-il pas vrai que son absence de talent fait qu’elle ne sert à rien ni à personne. Enfin et surtout, Gelsomina entend l’ami qui parle et s’intéresse à elle plus encore que les paroles qu’il prononce.

Le Fou ne lui dit jamais « je t’aime » ; il fait beaucoup mieux que de parler : il pose des actes d’amour. Il fait mieux que lui dire « je t’aime », il lui fait du bien. Il l’écoute, il lui apprend, gratuitement, à faire quelque chose, lui révèle ses talents d’artiste-trompettiste. Plus encore, le Fou donne un sens à sa vie de souffrance, par le biais de la remarquable parabole du petit caillou. « Je ne sais pas à quoi ça sert, conclut-il. Mais si c’est inutile, alors les étoiles le sont aussi ». Après avoir parlé, son regard s’abaisse sur Gelsomina, la femme sans qualités : « Même toi, tu sers à quelque chose ». Le cœur de Gelsomina devine. Le Fou lui dit : « Si tu ne restais pas avec lui, qui le ferait ? » Alors, la solitude qui, jusqu’ici, était subie et tragique, peut se transfigurer en amour choisi et oblatif.

b) Le Fou l’invite à aimer

Le Fou, seul véritable ami, seul homme à appeler Gelsomina par son prénom, l’a enfantée à la vie, c’est-à-dire à la joie du don, à l’amour. Le don total de la jeune femme ne trouve-t-il pas un exemple, plus, une matrice, dans la manière dont le Fou se sacrifie et renonce à elle pour son propre bonheur ? Sinon, pourquoi Gelsomina va-t-elle devenir la folle, c’est-à-dire s’identifier à celui qui lui a appris la saveur de l’amour ? Plus encore, pourquoi répétera-t-elle juste avant de mourir : « Le Fou… il a mal ». et « Je voulais me sauver. Le Fou m’a dit de rester ». Le Fou qui l’a aimée est devenu en elle l’amour. À son tour, entée en Zampano, elle le hante. D’ailleurs, n’est-ce pas la même ritournelle de l’amour qui, par Gelsomina, passe du Fou à Zampano ?

c) Le Fou s’écarte

Aussi le même amour qui a rapproché le Fou de Gelsomina le fait s’écarter de la vie de son amie pour qu’elle accomplisse son chemin. En effet, il lui a révélé son cœur : elle aime Zampano. Mieux encore, il lui a ouvert l’espérance d’un retour, donc d’une possible communion : « Peut-être qu’il t’aime ! » Avec compassion, il a compris la souffrance dans laquelle Zampano s’est clôturé. Gelsomina peut désormais, le cœur paisible, reprendre la strada. Elle peut dire à son époux qui lui parle de la maison familiale : « Ma maison, c’est avec vous ». Gelsomina cesse de rêver nostalgiquement à sa mère : elle a définitivement choisi sa vie. La route en est transfigurée. Au lieu d’être le lieu de l’odyssée préparatoire du retour à la maison, elle devient celui du détachement de tout ce qui ne dure pas en vue de s’attacher à son unique époux. Telle est la belle leçon de la religieuse : « À chacun son époux ».

5) Conclusion. Le ciel à fleur de terre

Après avoir visionné La Strada, Michael Lonsdale disait, parodiant le mot d’une personne qui parlait de Marguerite Duras : « Fellini ne parle jamais de Dieu, mais il pense tout le temps à Lui ».

Il y a trois manières de voir et de ressentir cet immense film. Psychologiquement, La Strada a laissé une empreinte dépressive chez certains spectateurs : le film a en effet réactivé certaines angoisses et tristesses d’abandon, nos rejets vis-à-vis de l’indifférence haineuse des hommes. Fellini propose aussi une méditation socio-éthique sur l’état d’une pauvre Italie, sur la part maudite de l’homme mêlée, comme le grain à l’ivraie, à sa responsabilité. Mais ces deux types d’analyse ne permettent pas une réelle identification. Elles éclairent non seulement partiellement, mais par le dessous, les attitudes de Gelsomina et de Zampano. En en restant à l’indignation ou l’inquiétude, elles ne peuvent que s’émerveiller ou s’inquiéter, sans entrer dans une plus profonde contemplation. En demeurant à un plan seulement humain, on risque de plonger soit dans la révolte parce que l’attitude de Zampano n’est pas humaine par défaut, soit dans la désespérance parce que l’attitude de Gelsomina n’est pas humaine par excès.

La Strada appelle donc un éclairage d’une autre essence : spirituel. En nous déstabilisant, en nous faisant perdre nos points de repère, Fellini nous oblige à faire un bout de chemin hors des sentiers (strada) bien sécurisants des catégories mondaines. De quel lieu intérieur peut naître le personnage de Gelsomina ? D’où peut émerger le visage cabossé, en même temps qu’endurci, de Zampano ? Un regard à ras de terre suffit-il à les créer ?

Dans son ouvrage Contre les hérésies, saint Irénée aime répéter que Dieu s’est habitué à vivre avec les hommes pour que l’homme s’habitue à vivre avec Dieu. La Strada est le symbole de cette route que Dieu emprunte pour s’habituer à vivre avec l’homme grossier, pécheur, mais dont son Créateur et Sauveur ne désespère jamais.

Une personne me disait que son cœur s’était attristé en visionnant le chef d’œuvre de Fellini. Assurément, la spectatrice avait été bouleversée par l’abandon de Gelsomina. Mais peut-être ressentait-elle aussi quelque chose de la philanthropie du cœur de Dieu pour la misère de l’homme. Je m’imagine volontiers que, lorsque nous péchons ou nous nous repentons, les larmes et le sourire de Gelsomina empruntent quelque chose au visage de Jésus – jusque dans la rapidité déconcertante de ce passage des nuages au soleil.

Pascal Ide

[1] Charlotte Chandler, Moi, Fellini. Treize ans de confidences, trad. Annick Granger-de Scriba, Sabine Boulogne, Philippe Bonnet, coll. « Vécu », Paris, Robert Laffont, 1994, p. 124.

[2] On pourrait aussi distinguer un autre cas, non représenté par le film, celui du sédentaire fixiste, le conservateur qui suspecte voire hait le changement comme tel.

[3] 1 Corinthiens 13,4.

[4] Quelle admirable scène où tout est suggéré dans la tristesse du visage de Gelsomina réveillée en pleine nuit, alors que son amant dort du sommeil de la brute repue ! Quelle admirable leçon de cinéma qui exprime de manière infiniment plus poignante dans un visage ravagé que dans la furie de corps emmêlés ! Ces prétendues scènes réalistes, si fréquentes aujourd’hui, ont oublié que la face – la chair envisagée (cf. Denis Vasse, ) – dit infiniment plus que le seul corps – la chair dévisagée. Purification du voyeurisme qui n’a rien de la pudibonderie hypocrite du regard détourné mais fait entrer dans la profondeur d’un regard pudique.

Zampano (Anthony Quinn), homme brutal et colosse de foire, sillonne l’Italie pour gagner sa vie. Ayant besoin d’une assistante, il achète à son père une jeune femme, à la fois simple d’esprit et généreuse, Gelsomina (Giulietta Masina). Un forain, dit « le Fou » (Richard Basehart), se joint au couple. Il comprend Gelsomina, lui révèle sa valeur tout en faisant des farces à Zampano. Un jour, excédé, celui-ci agresse le Fou et le tue. Quelques temps plus tard, Gelsomina tombe malade et Zampano l’abandonne. Qu’est-elle devenue ? Zampano finira-t-il par reconnaître l’amour que lui portait la jeune femme ? Et que peut-il devenir sans elle ?

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