La ruse (Operation Mincemeat – littéralement « Viande hachée »), biopic britannico-américain de John Madden, 2021. Adapté de l’ouvrage éponyme de Ben Macintyre, 2010. Diffusé sur Netflix en Amérique du Nord, mais sort en salles dans le reste du monde. Avec Colin Firth, Kelly Macdonald, Matthew Macfadyen, Penelope Wilton.
Thèmes
Vérité, mensonge.
De prime abord trop complexe, voire boursouflée, l’intrigue de La ruse est plus unifiée et plus riche de sens qu’il ne semble.
La ruse a le grand mérite de faire entrer dans le détail d’un épisode méconnu et pourtant essentiel de la deuxième guerre mondiale, dont une notice Wikipédia en français nous offre un précieux résumé [1]. Il nous découvre aussi combien le combat ne se mène pas seulement sur les champs de bataille, entre des personnes, mais aussi dans les bureaux, entre les idées. Et si la victoire des armes transite par l’épaisseur des corps, celle de l’information ne tient qu’à un cil.
Surtout, la parole de Jésus sur le démon dans le quatrième évangile prend soudain toute sa profondeur : « Il a été meurtrier dès le commencement […]. Il est menteur et père du mensonge » (Jn 8,44). La guerre des armes transgresse le cinquième commandement (« Tu ne tueras pas »), celle de la désinformation le huitième (« Tu ne mentiras pas »). Ainsi donc, la guerre est doublement diabolique. Comment s’en étonner ? Le Satan est le singe de Dieu et cette jalousie n’est pas seulement une des causes de sa chute (vouloir être comme Dieu), elle en est aussi une de ses principales fins. Or, les Anglais ne parvinrent à tromper Hitler qu’en imitant au plus près la réalité. Preuve, s’il en est, que la vérité est adéquation au réel.
Mais le film ne dilue-t-il pas son intention en multipliant les histoires secondaires, voire ne perd-il pas le spectateur en accumulant les rebondissements inattendus et les explications elliptiques ? Je l’ai cru un instant, en interrogeant mon entourage qui n’avait pas d’éclaircissements à me donner à certains détails obscurs du récit et, plus encore en auscultant une faculté qui ne trompe pas : l’affectivité. En effet, l’énergie dépensée par l’intelligence pour dénouer les fils est retirée à la sensibilité pour s’émouvoir de scènes manifestement destinées à cet effet (avec toute la réserve attendue d’un film britannique…).
Jusqu’au moment où je me suis souvenu du fil rouge qui ouvre, clôt et accompagne l’entièreté du film : « Dans toute bonne histoire, il y a ce qui est visible et ce qui est caché ». De même, dans la guerre : il y a la réalité et la fiction. Dès lors, ce que j’avais vécu comme trop complexe jusqu’à me sembler émietter le sens et l’attention, a soudain convergé. Les trames parallèles étaient en fait soit des métaphores, soit des conséquences. Prenons trois exemples.
Le premier est l’insistance sur la prolifération des romanciers pendant la guerre, à commencer par le plus fameux de tous, Ian Fleming (Johnny Flynn) qui trouve ici le matériau de la saga promise au succès qu’on sait. J’ai d’abord cru qu’elle relevait du comique de répétition. Mais la réussite de l’opération « Viande hachée » fut liée à la capacité impressionnante qu’a l’imagination humaine de subcréer un personnage si réaliste que, non content d’avoir enfumé les Allemands pendant la guerre, il a continué à leurrer les Anglais eux-mêmes pendant des décennies. Faut-il néanmoins parler de mensonge ou d’illusion, quand les autorités officielles décident très sincèrement d’honorer un cadavre, alors que son mérite ne couronne nulle vertu et devrait revenir à l’ingéniosité de ses inventeurs ?
Le deuxième est l’intrigue amoureuse. Je dois dire que je n’y ai accordé aucun crédit dramatique – hors celui d’illustrer une énième fois la grande vérité girardienne de la triangulation mimétique : n’est désirable que ce ou celui qui est désiré (en l’occurrence, deux hommes s’éprennent d’une même femme). Là encore, jusqu’à l’instant où j’ai pris conscience que les créateurs ne pouvaient être créatifs qu’en s’identifiant à ce point à leurs personnages – « Madame Bovary, c’est moi », aurait dit Flaubert – qu’ils étaient disposés, non pas nécessités, à tomber amoureux l’un de l’autre. Donc, derechef, le non-réel mimait la réalité qui, en retour, en venait à s’identifier à la fiction.
Le troisième concerne Ivor (Mark Gatiss), le frère d’Ewen, soupçonné d’accointance communiste. Une dernière fois, l’histoire parallèle m’est d’abord apparue aussi peu intéressante que dispersante. Jusqu’au moment où elle s’est éclairée à la lumière de ce brouillage général des frontières induit par l’espionnage en général et ce mensonge construit, raffiné, justifié, de la désinformation en particulier. Du coup, elle en révélait l’un des effets pervers : la projection paranoïaque. Seul le cloisonnement entre réel et récit nous sauve du délire interprétatif.
En tout cas, cette nouvelle histoire dans l’histoire nous vaut l’une des plus belles scènes d’un film qui se distingue par sa haute tenue morale (ainsi, la fidélité d’Ewen à son épouse) et religieuse (ainsi, la prière croyante et insistante) : la réconciliation entre Ewen et Charles. Comprenant la raison pour laquelle, ayant cédé à la pression de Godfrey, Charles a été conduit à l’espionner, Ewen peut l’excuser ; l’excusant, il est disposé au pardon ; lui pardonnant intérieurement, il pose enfin l’acte extérieur de réconciliation, en prenant l’initiative de participer à l’enterrement de Charles.
Pascal Ide
[1] Entrée « Operation Mincemeat ».
Le 29 septembre 1939, le directeur du service de renseignements de la marine britannique John Henry Godfrey (Jason Isaacs) – le « M » des James Bond –, remet aux principaux dirigeants des services secrets un mémorandum baptisé « mémo de la truite » décrivant 51 techniques pour berner l’ennemi en temps de guerre, dont une reprenant l’idée d’un roman policier de Basil Thomson, d’abandonner en mer, à proximité des côtes ennemies, un cadavre revêtu d’un uniforme d’aviateur et porteur de fausses dépêches.
- Les Alliés sont résolus à briser la mainmise d’Hitler sur l’Europe occupée et envisagent un débarquement en Sicile. Mais ils se retrouvent face à un défi inextricable car il s’agit de protéger les troupes contre un massacre quasi assuré. Deux brillants officiers du renseignement britannique, le lieutenant commander Ewen Montagu (Colin Firth), un officier naval de renseignement membre du Twenty Committee, et le Flight Lieutenant Charles Cholmondeley du MI5 (Matthew Macfadyen), sont chargés de mettre au point la plus improbable – et ingénieuse – propagande de guerre : parachuter le cadavre d’un agent secret !