La nuit se traîne, thriller belgo-français coécrit et réalisé par Michiel Blanchart, 2024. Avec Jonathan Feltre, Natacha Krief, Romain Duris. Lauréat du prix du public au Festival International du Film de Biarritz – Nouvelles Vagues 2024.
Thèmes
Don de soi, courage.
En quoi le premier long-métrage réussi de Michiel Blanchart diffère-t-il de Collatéral (Michael Mann, 2004), une référence assumée sinon nommée ?
- Comme toujours dans un premier film, les références sont nombreuses, non pas tant par pédantisme, mais parce que, n’en déplaise aux anti-mimétiques, l’imitation est le passage obligé vers l’authentique création, comme la réception vers la donation. Les critiques presses ne manquant habituellement pas d’honorer l’érudition du réalisateur en montrant la leur, je renvoie à leurs analyses.
Je relèverai seulement le savoir-faire prometteur qui transparaît dans la scène peut-être la plus spectaculaire, le plan-séquence vertigineux et jouissif qui suit Mady à vélo de la surface urbaine jusque dans les profondeurs d’une station de métro. Mais, plus encore que la virtuosité technique, c’est la maîtrise scénaristique du réalisateur et coscénariste belge qui méduse. Dans ce road-and-one-night-movie, construit sur l’inclusion des aboiements d’un chien hurlant à l’intrusion injuste, pas un temps mort, c’est-à-dire pas un temps de repos pour le spectateur et pas un temps de répit pour le héros (car il mérite ce nom) : les scènes d’action se succèdent avec vigueur, mais aussi avec rigueur, le mettant en pression et nous mettant en tension.
- Toujours comme son et ses modèles américains et, nécessité presque obligée aujourd’hui, la naissance de ce héros malgré lui, mais pas sans lui, s’accompagne d’une nativité intérieure. Certes, il y a les contraintes extérieures qui l’invitent et l’incitent à inventer des solutions inédites. Mais il y va aussi et d’abord d’un certain nombre de prises de conscience décisives (au sens le plus étymologique du terme) : psychologique, sociale et morale.
La prise de conscience psychologique est en partie liée à la parole vraie de ladite Claire : « Tu fais toujours ce que l’on te dit ? » Si elle n’équivaut pas au pardon pour sa manipulation égoïste et même criminelle, elle ne se réduit pas non plus au cynisme de la manipulatrice face au manipulé : la jeune fille saura répondre avec générosité et même fortitude à l’empathie de sa victime. Quoi qu’il en soit de la cause qui l’éveille, la situation le révèle. Étonnamment, c’est lorsque les situations sont les plus désespérées que, loin d’être sidéré ou seulement réactif, Mady se manifeste le plus créatif. Non point que cette résilience soit une simple réponse mécanique, mais plutôt parce qu’elle montre au serrurier-étudiant et à ses adversaires des ressources insoupçonnées et encore inexploitées – ce qui, de profondément injuste, transforme sa mort finale en un épouvantable gâchis.
Pendant cette nuit qui ne se traîne que pour celui qui doit la vivre tripalement, Mady passera aussi de son micro-monde auto-centré au monde plus vaste de la rude réalité sociale. Il sera obligé de sortir d’une réalité filtrée par ses écrans, voire anesthésiée par les chansons de Petula Clarck, pour entrer dans le réel même de la vie. Et, pour cela, de transiter de la connaissance ou plutôt de l’inconnaissance distanciée à l’expérience en sa brutalité. Non pas seulement ni d’abord celle de la violence des forces de police, injustifiable dans leur démesure, mais, ce qui est bien plus dramatique, l’impossibilité de leur accorder quelque fiabilité. Ce point, très astucieux, permet de comprendre pourquoi Mady se porte seul au secours de Claire. Alors que, outre-Atlantique, l’on magnifie trop souvent, non sans mystification, la figure du super-héros justicier qui fait fi de la justice, ici, nous voyons un jeune homme prudent qui, apprenant de ses erreurs, face à l’urgence et à la gravité d’une situation (la jeune femme va mourir dans le prochain quart d’heure), prend la seule décision qui peut la sauver : alors que tout l’accuse et que, les manifestations le prouvent et le prouveront, la police n’est pas prête à croire à l’innocence d’un jeune racisé, il devra donc compter non sur les forces de l’ordre, mais sur l’ordre de ses propres forces.
Cette ultime option n’est pas seulement juste et prudente, mais – et là réside la troisième conscientisation qui rime avec conversion –, est héroïquement courageuse. Car, en cherchant à sauver la vie de Claire, Mady risque clairement la sienne, seul face à deux adversaires surpassant toutes ses capacités : un bataillon de policiers à ses trousses, d’un côté, deux gangsters prêts à l’assassiner pour récupérer leur argent, de l’autre. Et, de fait, il la risquera jusqu’à l’offrir – comme un autre conducteur poussant son véhicule jusqu’à frôler la mort. Mais ce troisième aspect, le plus touchant, différencie La nuit se traîne de ses références américaines un peu trop pesantes et présentes. Certes, le spectateur peut s’inquiéter de ce qu’un homme qui, ayant tué même par légitime défense, soit si peu traumatisé. Certes également, il s’attristera de ce pessimisme final qui laisse les deux méchants impunis et Claire, qui n’est pas une victime, en cavale avec cet argent immoral. Mais il sera consolé de savoir que ce sacrifice héroïsé délégitime la violence institutionnelle et sera édifié par les choix anti-victimaires de Mady qui le conduisent à donner sa vie pour sauver un autre – acte d’amour qui porte un nom : le martyre.
Pascal Ide
Mady (Jonathan Feltre) est étudiant le jour et serrurier la nuit. Alors que la ville de Bruxelles est en proie à une manifestation anti-raciste violente et à la réaction de la police qui ne l’est pas moins, il reçoit un appel d’une dénommée Claire (Natacha Krief) qui dit avoir abandonné dans l’appartement non seulement ses clés, mais aussi ses papiers d’identité. Bonne poire, il accepte d’ouvrir la porte. Elle ressort aussitôt, un sac poubelle à la main, lui promettant de remonter avec l’argent qu’elle va demander à un guichet. Là encore, gentil, il accepte. Mais, poussé par la curiosité, il rentre dans l’appartement, trouve un étrange sac de boxe évidé et s’apprête à partir quand il tombe sur un homme, Sam (Marco Maas), qui est manifestement mécontent que le sac soit vide et qui pense aussitôt que Mady est l’auteur du vol. Le jeune homme comprend, mais un peu trop tard qu’il se retrouve engagé dans une affaire de banditisme. S’il réussit à se débarrasser de Sam grâce à un de ses tournevis, en le tuant par légitime défense, en revanche, il sera pris et enlevé par ses complices, Théo (Jonas Bloquet) et Rémy (Yannick Mustii). Et conduit jusqu’au chef de gang, l’inquiétant Yannick (Romain Duris). Après l’avoir brièvement torturé, celui-ci veut bien croire à son histoire de Claire, mais, étant donné que tout est arrivé à cause de lui, il lui explique que le tournevis avec lequel il a tué Sam porte les empreintes de Mady, qu’il a récupéré l’outil et qu’il a les relations dans la police – un certain Greg (Sam Louwyck) – pour le faire arrêter. Mady a donc jusqu’au lever du soleil pour retrouver l’argent. Mais comment un simple serrurier pourra-t-il faire, face à trois meurtriers très déterminés et dans l’incapacité de recourir à la police ?