La liste de Schindler
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Pays:
Américain
Thème (s):
Don, Indifférence, Mal, Personne
Date de sortie:
2 mars 1994
Durée:
3 heures 15 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Steven Spielberg
Acteurs:
Liam Neeson, Ben Kingsley, Ralph Fiennes

La liste de Schindler, film historique américain de Steven Spielberg, 1993. D’après le livre de Thomas Keneally (1982). Avec Liam Neeson, Ben Kingsley, Ralph Fiennes.

Thèmes

Indifférence, don, mal, .

    Qu’y a-t-il de commun entre le prédateur narcissique et arriviste sur lequel s’ouvre le film et le protecteur humble et généreux sur lequel il se clôt ? Le premier est l’œil aux aguets, à la fois séducteur et dominateur ; le second a le regard brouillé par les larmes qu’il verse au nom des vies qu’il n’a pas pu sauver. Quel cheminement intérieur a conduit Oskar Schindler, membre du parti nazi, à la rencontre de l’autre qu’est la personne juive ? Cette question s’éclairera peut-être de la réponse à une autre question, très proche : qu’y a-t-il de commun entre Oskar Schindler, à qui le Conseil du Yad Vashem en 1958, décerna le titre de Juste et l’invita à planter un caroubier dans l’avenue dite des Justes, et Amon Gœth qui mourra pendu pour crime contre l’humanité ? Pourtant, au point de départ, rien, ou si peu, ne semblait les différencier.

    La mutation de cet être complexe – dont on sait que Spielberg a, pour une part, reconstitué ses relations avec les Allemands – se constate et se décrit (dans ses étapes) ; on peut chercher à l’expliquer mais elle ne saurait la comprendre (c’est-à-dire en réduire le mystère).

    Entre la fumée de la bougie qui s’élève à la fin de la prière du sabbat et celle du train de la mort transportant les Juifs déportés – première image du film – qui n’est pas sans évoquer le vomissement noir et furieux de la cheminée au centre du camp d’Auschwitz, quel contraste ! Et, pourtant, la similitude dit qu’une route est possible : celle qu’Oskar Schindler a parcourue. En sauvant des innocents, il a sauvé sa propre vie du désastre et s’est orienté vers l’astre de la justice. Il peut regretter de n’avoir sauvé que mille cent personnes, mais n’en aurait-il sauvé qu’une, aurait-il préféré à sa vie le salut ou l’amour d’une femme ou d’un enfant (juif ou non), l’inhumain dispositif de haine mis en place par la shoah se trouve définitivement condamné et réfuté.

    Qu’y a-t-il de commun entre le prédateur narcissique et arriviste sur lequel s’ouvre le film et le protecteur humble et généreux sur lequel il se clôt ? Le premier est l’œil aux aguets, à la fois séducteur et dominateur ; le second a le regard brouillé par les larmes qu’il verse au nom des vies qu’il n’a pas pu sauver. Quel cheminement intérieur a conduit Oskar Schindler, membre du parti nazi, à la rencontre de l’autre qu’est la personne juive ? Cette question s’éclairera peut-être de la réponse à une autre question, très proche : qu’y a-t-il de commun entre Oskar Schindler, à qui le Conseil du Yad Vashem en 1958, décerna le titre de Juste et l’invita à planter un caroubier dans l’avenue dite des Justes, et Amon Gœth qui mourra pendu pour crime contre l’humanité ? Pourtant, au point de départ, rien, ou si peu, ne semblait les différencier.

    La mutation de cet être complexe – dont on sait que Spielberg a, pour une part, reconstitué ses relations avec les Allemands – se constate et se décrit (dans ses étapes) ; on peut chercher à l’expliquer mais elle ne saurait la comprendre (c’est-à-dire en réduire le mystère).

    1) L’égoïste et l’altruiste

    La suffisance initiale de Schindler se dit, au tout début, dans le travelling avant qui le suit, alors qu’il entre dans un restaurant réputé : avant même que l’on ait découvert son visage, l’on sait que cet homme ne vit que d’être au centre de toutes les attentions. Sa générosité finale se résume dans l’une des dernières scènes du film, par le travelling latéral qui l’accompagne alors qu’il quitte le camp en voiture : au visage grave de Schindler qui contemple les ouvriers de la fabrique dont aucun nom ne lui est inconnu se superposent, au premier plan, les visages qui le regardent partir et se reflètent sur la vitre de la voiture. Or, le philosophe français Emmanuel Levinas l’a montré avec la dernière vigueur [1] : la personne se révèle avant tout en son visage [2]. Cette transformation de la vitre en double de la rétine nous fait donc comprendre que le cœur, plus encore que le destin, d’Oskar Schindler est définitivement lié à la liste des personnes qu’il a sauvées.

    Cette métamorphose intérieure est confirmée par la disparité, elle aussi évolutive, de Schindler et de Gœth. Qu’est-ce qui différencie l’officier et l’homme d’affaires ? Presque rien au point de départ et presque tout au point d’arrivée.

    a) Deux hommes si semblables

    Tous deux sont membres du parti SS et arborent la croix gammée au revers de leur costume. Tous deux vivent de manière aisée, fréquentent volontiers la haute société. Hommes de convoitise, ils rêvent de richesses qui leur permettent de satisfaire tous leurs désirs (Gœth) ou de surpasser tout autre (Schindler). Hommes du plaisir, ils aiment la bonne chère, le vin raffiné et les jolies femmes. Hommes de pouvoir, ils veulent être aux commandes ; avides de réussite, ils veulent être du côté des vainqueurs [3]. De ce fait, ils font passer systématiquement leur intérêt avant celui de l’autre et méprisent celui qui ne peut servir leurs desseins. Plus encore, ils vivent de la même réalité, la guerre, autrement dit du malheur des autres. C’est une évidence pour Amon, le militaire ; ce deviendra une certitude lorsqu’Oskar avouera à son épouse, Émilie (Caroline Goodall) : « Avant, il y avait l’échec. Mais il y avait une chose qui manquait. Ce n’était pas moi qui échouais. C’est cette chose qui fait la différence entre la réussite et l’échec. – La chance, essaie Émilie ? – La guerre ».

    Voilà pourquoi Schindler et Gœth sympathiseront sans difficulté. Outre les intérêts communs qui les rassemblent, ces similitudes les rapprochent. Si Oskar donne à Amon du « mon ami », ainsi qu’à toute personne qui l’intéresse, cette formule n’est pas qu’une manière de capter sa bienveillance. Bien que n’ignorant rien des massacres perversement commis par Amon, Oskar prend ouvertement sa défense face à Itshak (« Gœth subit d’énormes pressions ») et cherche à expliquer à Helena le comportement d’Amon (« Il ne veut pas qu’on sache qu’il apprécie une Juive »). En retour, Amon prend la défense de Schindler lorsqu’il est emprisonné notamment pour avoir embrassé en public une jeune femme juive : « Cette fille était vraiment très très jolie. Il aime les jolies femmes. Il n’est plus capable de penser ». Il ira même jusqu’à se compromettre en offrant de l’argent.

    Enfin, l’unité n’est pas seulement la cause de leur amitié, elle en est l’effet. Le dicton populaire « qui se ressemble s’assemble » est plus profond qu’il n’y paraît : la similitude attire. Mais cette similitude n’est-elle pas celle de la rivalité mimétique [4] ? D’un côté, Schindler est visiblement captivé par les hommes de pouvoir et d’argent, autant à cause de ce qu’ils représentent qu’à cause des possibilités qu’ils lui offrent d’accéder à la réputation et à la réussite qu’il convoite de tout son être : son regard brille de voir briller les choses et les personnes. De l’autre, dès la première rencontre, Gœth est séduit par la soie aux reflets moirée du costume d’Oskar. Progressivement, le commandant sera fasciné par tout l’être, physique et intérieur, de l’homme d’affaires : le ventre mou et proéminent, la tenue négligée et l’ébriété incontrôlée envient respectivement la ferme tenue, la prestance et la maîtrise de soi du second. Comment ces doubles, en miroir, ne s’attireraient-ils pas ?

    b) Deux amis si différents

    Mais la rivalité mimétique n’est une force fusionnelle que temporairement ; bientôt, et c’est aussi Girard qui l’a montré, elle se convertit en violence et donc en conflit. Pourtant, le film montre non pas tant la crise mimétique que la « conversion » [5] de Schindler.

    La ressemblance cache une différence essentielle. Gœth tue ou fait tuer. C’est même l’un des premiers gestes qu’on lui voit commettre. Plus encore, il y trouve une joie, sadique et compulsive. En regard, jamais Schindler n’a perpétré l’irréparable : tuer. Itshak Stern le souligne avec force. Alors qu’Oskar cherche à défendre Gœth, l’excusant (« Il y a cette guerre qui révèle le pire côté de l’homme ») et diminuant sa faute (« Merveilleux escroc hédoniste »), au risque de l’annuler, Stern répond d’un mot : « Tuer » et donne l’exemple indiscutable des vingt-cinq Juifs assassinés pour une tentative de fuite (cf. plus bas). Jamais Schindler n’a franchi le pas qui le conduit au meurtre ou son équivalent pour un homme d’affaires : l’indifférence à l’égard de la vie de l’autre. Même si sa motivation est, au point de départ, utilitariste, l’industriel se bat pour la vie de chacun de ses employés – un homme tué, c’est un ouvrier de perdu – et même pour leur liberté – un jour de travaux dans le camp, c’est une journée de production en moins.

    Derrière cette différence de comportement gît une diversité d’attitude intérieure, tout aussi essentielle et définitive. Pour Gœth, le Juif n’est pas une personne. Quand il commandera la liquidation du ghetto, le 13 mars 1943, il dira aux soldats chargés de l’ignoble tâche : « Ce soir, ils [les Juifs] n’ont jamais existé ». Les qualités d’un Juif ne l’humanisent pas plus, qu’il s’agisse de la culture – « Ah, une juive cultivée », dit-il avec mépris de l’architecte contre-maître du camp de Plaszow, avant de commander son élimination – ou de la beauté – à Helena Hirsch (Enbeth Davidtz) qu’il convoite pour son charme, il affirme : « Je me rends compte que tu n’es pas une personne au sens strict du terme ». Et s’il confie : « J’ai de la compassion pour toi, Helena », l’instant d’après il se renie et la frappe en l’injuriant. Pour Schindler, en revanche, jamais le Juif n’est un sous-homme. Significatif est son premier échange avec Stern : « La loi m’oblige à vous dire que je suis juif, lui rappelle le comptable. – Et moi, rétorque Schindler, je suis allemand ». La différence de nationalité est interne à la commune humanité. Comme l’immense majorité de ses choix, son adhésion au parti nazi relève de l’opportunisme plus que de la conviction idéologique.

    Selon un parallélisme que l’on retrouvera souvent, l’opposition destruction-respect qui se vérifie de la vie professionnelle se retrouve dans la vie privée (affective) : pendant que, dans les troubles obscurités d’une cave, Gœth convoite et abhorre tout à la fois le corps de désir d’Helena la juive, Schindler, au grand jour, c’est-à-dire face à une kyrielle d’officiers allemands remercie la jeune femme juive qui lui apporte un gâteau d’anniversaire en l’embrassant. Plus tard, Oskar rachètera même Helena au Herr Kommandant.

    Tout destinait Schindler a devenir un Gœth en costume de flanelle et sourire commercial. Comment en est-il venu à prendre une option à laquelle s’opposent orthogonalement ses aspirations personnelles, son attirance mimétique pour le second, le contexte culturel nazi, voire la crainte inspirée par les menaces que le troisième Reich fera de plus en plus peser sur son travail et sa liberté ?

    2) De l’égoïsme à l’altruisme

    L’évolution – voire la palinodie – de l’homme d’affaires peuvent se décrire à partir de plusieurs points de vue dont aucun ne saurait prétendre à la complétude. Le plus évident est la relation à l’autre. La relation que Schindler entretient avec autrui passe, semble-t-il, par quatre phases successives.

    a) Vivre sans l’autre

    Au début, Schindler ignore l’autre. En effet, une seule motivation l’anime : la réussite ; et, plus encore, le besoin de reconnaissance. Son univers est centré sur lui-même, donc exclut tout autre. Écoutons-le affirmer à Émilie : « Ils n’oublieront pas de si tôt le nom de Schindler ici. Il a fait quelque chose d’extraordinaire, quelque chose que personne n’a fait. Il est arrivé ici avec rien, avec une valise. […] Il est reparti avec deux malles-cabines pleines d’argent. Toutes les richesses du monde ». Il vaut la peine de souligner les catégories à partir desquelles Oskar pense son chemin. Peu importe que cette reconnaissance passe par l’argent ou la profession. L’essentiel est ailleurs : partant de « rien » (nothing), il arrive à « tout » (all the riches of the world). Ce self-made man se divinise doublement : au titre du terme, puisqu’il veut tout posséder ; mais aussi au titre de l’origine, puisqu’il ne veut rien devoir à personne. Délié de toute dette originaire, il n’a donc rien à rendre. Ce moi sans ombilic s’ombilique sur lui-même.

    Ce qui est vrai de sa vie professionnelle l’est aussi de sa vie privée. Lorsqu’Émilie le surprend à son domicile en compagnie d’une autre femme, Oskar ne s’excuse ni ne s’agace. Quand elle affirme que tout le monde a besoin de lui à la maison – laissant donc entendre qu’ils ont des enfants –, Oskar répond, là encore sans état d’âme, en parlant de ses projets. Sa vie conjugale, comme sa vie familiale, sont subordonnées à son unique centre d’intérêt : se faire un nom. Au restaurant, il ne parle que de lui et ne s’enquiert en rien de la santé des siens. En conclure qu’il n’aime pas Émilie serait toutefois injuste. C’est manifestement avec joie qu’il l’invite dans cet excellent restaurant. Seulement, s’il la chérit, il lui préfère son succès, autrement dit : lui-même. Dans la hiérarchie des finalités qu’il poursuit, il a décidé que ses proches – a fortiori, les plus lointains que sont les ouvriers – figurent après lui.

    b) Vivre de l’autre

    Lorsque la réussite commence à se faire sentir, Schindler ne peut plus se passer de l’autre. Pour atteindre son objectif, il a besoin de lui. Celui-ci l’intéresse au titre de moyen pour son ascension. Maintenant, il va entrer en relation avec autrui, mais pour l’utiliser. En un mot, il vit de l’autre. Lui dont le personnel du restaurant où il pénètre au début du film murmure : « Sais-tu qui est cet homme-là ? », quelques heures plus tard, lorsqu’un ignorant demandera : « Qui est cet homme ? », il sera dit, et la réponse fusera comme une évidence cinglante : « Mais c’est Oskar Schindler ! » Entre les deux, beaucoup d’alcool fut consommé et encore plus d’argent distribué. Schindler, lui, a patiemment observé les proies sur lesquelles il va jeter son dévolu ; il ne pose jamais un acte, ne sort jamais un billet, ne chante, ne sourit à quelqu’un, ne fait un compliment que s’il est assuré d’être au centre de l’attention et de susciter l’enthousiasme. Et immortalisé par un nombre impressionnants de photographies que l’on verra bientôt s’aligner dans son bureau et dans celui de ceux pour qui il apparaît dès lors incontournable. Bientôt celle-ci sera encadrée et mise en évidence sur les murs de son bureau.

    Plus précisément, les hommes se divisent en deux catégories pour Schindler : ceux qui peuvent l’aider et les autres. Dans les deux cas, il ne considère l’homme qu’en le mesurant à ses propres projets. Sa générosité, son attitude avenante ne sont qu’un moyen d’asservir l’autre pour s’en servir. Le seul but que Schindler reconnaisse n’est ni le bien commun de son pays ni le bien de son prochain, mais le sien propre : sa réussite professionnelle et sociale. S’il emploie des Juifs du ghetto de Varsovie et non des Polonais, ce n’est pas en raison d’un humanisme ou d’une compassion vis-à-vis de ces hommes parqués dans des conditions abjectes, mais simplement parce qu’ »ils coûtent moins cher ». C’est sans nul scrupule que le nazi donc tout-puissant Schindler s’installe dans un confortable appartement qu’a dû abandonner une famille juive : « Ce ne pourrait être mieux », lance t-il sans état d’âme en essayant le lit encore tiède. Au même moment, la famille expulsée dont il vient de s’approprier les biens se tasse dans un taudis immonde et glacé du ghetto et l’un des membres a cette litote : « Ce pourrait être pire ». Le « pour autrui », chez Schindler, s’efface au profit du seul « pour soi ». L’industriel n’est d’ailleurs nullement dupe de ses motivations. Toujours dans le même dialogue, si important, avec Émilie, Oskar explique que, dans son usine, « 350 ouvriers […] ne travaillent que pour un seul but. – Faire des batteries de cuisine, suggère sa femme ? – Faire de l’argent pour moi ». Il n’est pas plus dupe de son opportunisme, voire de son injustice, lorsqu’il propose un troc et non une participation à la fabrique d’émail : « Une offre honnête, disent les membres du Comité juif, serait des parts dans l’entreprise ».

    Là encore, ces options professionnelles trouvent leur répondant dans sa vie intime. Jusque dans sa manière de subordonner l’intérêt de son entreprise, au moins pour une part, à son plaisir. Le choix de ses secrétaires est dicté par des critères qui sont rien moins que de compétence : Schindler se rapproche et sourit d’autant plus que la fille est jolie, alors qu’il se détourne, l’air morose et ennuyé, de la seule secrétaire à ne pas taper médiocrement, parce qu’elle est d’âge mûr, dénuée de charme et, suprême défaut pour un homme qui ne vit que d’apparence, privée de toute distinction (un mégot lui pend aux lèvres). Quoiqu’il en soit, l’intérêt d’Oskar Schindler est l’aune à laquelle se mesure tous les autres biens et donc le bien qu’est l’autre.

    c) Vivre avec l’autre

    Progressivement, Schindler va accepter de vivre avec autrui, autrement dit le considérer comme une personne et non plus comme un simple moyen. Une usine ne travaille qu’avec des travailleurs. Et un travailleur spécialisé, compétent, ne peut être remplacé par un autre. Lorsqu’il embauche des ouvriers, l’industriel ne rencontre pas des listes de noms, mais des individus réels, en chair et en os. La caméra étourdissante et créative de Spielberg oppose méthodiquement les objets (chaises, tables, listes, tampons, etc.) mis en place par les nazis pour additionner les juifs comme des choses – aux visages inquiets, très individualisés des personnes attendant dans ces longues files, l’humour chevillé au corps (« Le ghetto, c’est la liberté »). Quand les soldats allemands embarquent Itshak Stern par erreur, avec quelle énergie (il parcourt chaque wagon et continue une fois le train en marche), quelle astuce (il joue de sa prestance et de son autorité) et quelle détermination (il va jusqu’à faire arrêter le train), Schindler l’arrache-t-il de leurs mains !

    Pour autant, le propriétaire de la Deutschemailwarenfabrik se défend d’être venu pour la personne d’Itshak ; c’est du directeur de son usine qu’il a besoin : « Si j’étais arrivé cinq minutes plus tard, où en serais-je à présent ? », demande-t-il avec colère et sans regarder celui qui partait sans doute vers la mort. L’utilité de l’entreprise prime l’intérêt de ses travailleurs. Toutefois, Schindler vient chercher une personne même s’il la réduit encore à sa fonction de comptable astucieux. Derrière l’employé, peu à peu, pointe la personne.

    Après la liquidation du ghetto de Varsovie, à laquelle Schindler assiste dans un effroi sans nom (on le redira), et le déplacement des Juifs travaillant à la manufacture dans le camp de Plaszow, plus rien n’est comme avant. Quand il revient dans sa fabrique, son regard est devenu lointain, triste. L’usine désertée reproduit et prolonge le ghetto vidé. Dans le vide assourdissant, il entend résonner en écho les hurlements de souffrance des ouvriers mitraillés ; en contemplant les instruments abandonnés, il songe aux bras, aux visages qui les utilisaient et dont certains ne sont plus. Bref, Schindler n’est pas seulement affecté par le déplacement de ses ouvriers, mais aussi par la violence insoutenable faite à des hommes. Chaque marmite, unique, évoque non plus « l’ouvrier essentiel » qui l’a produite, mais la personne, unique, qui l’a façonnée.

    Plus tard, à Amon enviant sa veste en soie lors de leur première rencontre, Oskar osera répondre : « Je vous en aurais procuré une, mais l’homme qui l’a faite est probablement mort ». Schindler est précis : « l’homme », non pas « le juif ». Désormais, les mêmes mots (« Ils sont à moi. Chaque jour, je perds de l’argent ».) n’auront plus le même sens : « à moi » ne veut plus dire « pour moi ».

    De même que le travailleur n’est plus à ses yeux un instrument au service de sa réussite, de même la femme ne peut plus lui apparaître comme un simple objet de plaisir. Le souci de l’autre va occuper de plus en plus du temps qu’autrefois il pouvait consacrer, y compris dans la journée, à son plaisir physique.

    d) Vivre pour l’autre. En vue du bien

    Une chose est de reconnaître en l’autre, ici le Juif, un être humain à part entière, autre chose est de le sauver. Respecter autrui n’est pas se donner à lui. Celui qui s’est longtemps servi de l’autre ne peut, immédiatement, se mettre à servir l’autre.

    Au début, Schindler résiste. Ainsi, une jeune femme juive vient le supplier pour qu’il embauche ses parents : « On dit que personne ne meurt ici, que votre usine est un havre. On dit que vous êtes bon ». Astucieusement, elle joue des deux faiblesses de Schindler : sa sensibilité au charme féminin (après un premier échec, elle revient fardée) et au compliment (sans courtisanerie). Pourtant, face à la double tentation de la femme flattée et flatteuse, Schindler résiste et même se fâche. Avant d’être un acte de tempérance, ce refus est l’indice de la difficulté à passer du « avec l’autre » au « pour l’autre ». Plus encore, sa colère est telle qu’elle se poursuit contre Stern. Mais, comme bien des courroux démesurés, cette colère révèle sa culpabilité latente : « Il [l’innommé et l’innommable : Hitler] veut tuer tout le monde. Que voulez-vous que je fasse ? Que j’engage tout le monde ? » Et d’ajouter, ironique : « Ce n’est pas une fabrique, c’est un havre ». De cette courte folie naît aussi parfois une profonde lucidité. Ainsi, Schindler ajoute à l’encontre de Stern : « Et vous croyez que je ne sais pas ce que vous faites ? »

    En nommant ce qu’il refuse ou plutôt dénie, Schindler accepte déjà ce qu’il va accomplir sans tarder. Pour Jacob et Anne Perlman, les parents de la jeune femme intercesseur, il donne sa montre. Et puisque sa vie publique de chef d’entreprises est à l’image de sa vie affective, à Helena que Gœth bat sans raison, il offre du chocolat. « Il faut reprendre des forces ».

    Désormais, Schindler veut le bien de l’autre pour l’autre et non plus pour lui-même. En donnant du pain à son comptable, il dit aussi qu’il repassera pour s’enquérir de sa santé. Plus tard, tenant longuement Itshak par l’épaule pour lui dire son projet sur l’usine de Moldavie, Oskar ne parle plus à un subordonné et à peine à un collaborateur, mais à un ami. S’intéressant à chacun, Schindler devance le désir d’un ouvrier en lui proposant de célébrer le sabbat. Et quand il quittera l’usine, il offrira un cadeau à chaque ouvrier ; et le bon vivant qu’il n’a jamais cessé d’être n’oubliera pas de joindre l’utile (les deux mètres de tissu) à l’agréable (une bouteille de vodka). Mais, plus encore que des biens matériels, c’est la dignité qu’il donne. « Vous leur donnez une fausse espérance », s’esclaffe Gœth, quand Schindler abreuve les wagons écrasés de chaleur. Oui, la plupart des juifs qui s’entassent dans ces wagons sont voués à une mort certaine. Mais Schindler leur donne mieux que la vie : le sens de leur dignité – qui est aussi la sienne.

    Se donner, c’est aussi accepter de payer, et donc de perdre. Schindler partage d’abord son superflu, en troquant sa montre contre la venue du couple Perlman. Mais bientôt, il va très sérieusement entamer ses réserves. Quand, apprenant le départ de ses ouvriers pour Auschwitz, Schindler sort l’argent de ses différentes valises et le comptabilise, il n’a plus de négoces alléchants en vue : il sait qu’il donne à perte ou plutôt qu’il ne verse pas pour réaliser une bonne affaire mais seulement pour « acheter » chacun de ses ouvriers. Dans la manufacture de Moldavie, pour ne produire aucun obus tout en protégeant ses ouvriers, Schindler dépensera, à perte, des millions de Marks à soudoyer les officiers. Enfin, l’industriel ne sacrifie pas seulement son avoir, mais son être : il accepte d’immoler jusqu’à sa réputation. Schindler se savait menacé puisqu’on lui avait rapporté la parole d’une autorité SS : « Croire que l’ouvrier juif qualifié a une place dans l’économie du Reich est un acte de trahison ». Maintenant, après avoir arrosé les wagons transportant les Juifs et embrassé une Juive, à chaque fois en présence d’un vaste public d’officiers allemands, la menace s’actualise. Avec sa réputation, c’est sa liberté que Schindler met en jeu. De fait, il sera mis en prison pour les deux raisons ci-dessus qui sont autant de gestes d’attention à l’autre et d’amour : le baiser, la transgression de la loi sur le transfert des populations.

    e) Vivre pour l’autre. Contre le mal

    Vivre pour l’autre, ce n’est pas seulement lui faire du bien, c’est aussi le défendre contre le mal, donc s’attaquer à ses adversaires.

    Pour cela, Schindler fait d’abord appel à son pouvoir de persuation. La manière dont il va convaincre Gœth de cesser de tuer ses prisonniers constitue une fabuleuse leçon de rhétorique. D’abord, il profite de ce que la boisson euphorise et abaisse le niveau de résistance rationnel de l’officier. Puis, il fait appel à la valeur par excellence admirée des nazis : la force ou le pouvoir. Sur ce sujet, bénéficiant de la mimésis, il joint l’exemple à la parole : « Je vous regarde, vous n’êtes jamais saoul, témoigne Gœth, ivre au point de tituber. Un vrai contrôle de soi, ça, c’est le pouvoir ». Schindler argumente alors à partir d’un exemple tiré de la civilisation romaine qu’admirait tant le troisième Reich : la clémence de l’empereur pour le voleur [6]. Enfin, se fondant sur une habile distinction entre pouvoir et justice, Oskar conclut : « Le pouvoir, c’est quand on a toutes les raisons de tuer et qu’on ne le fait pas ». Il lui suffit d’enlever le tout par une flatterie enrobée d’humour : « Amon le bon », pour que celui-ci, conquis, affirme : « Il vous pardonne ». Oskar a suscité en Amon le désir de ne plus tuer. L’officier passera-t-il de l’intention à l’acte ?

    Le lendemain, Gœth résistera plusieurs fois à la tentation de tuer des Juifs ayant commis des fautes minimes ; et il renoncera au nom même de la raison avancée par Schindler : « Va t’en, je te pardonne », dit-il au jeune garçon qui n’a pas réussi à curer sa baignoire. Et il se regardera dans la glace pour savoir si, ayant changé d’attitude, il a changé de visage. Malheureusement, il abattra le jeune garçon et cèdera à la violence face à Hélène. La compulsion sadique n’est aucunement vaincue.

    Face aux militaires qui gardent le camp en Moldavie, le civil Schindler procède d’une autre manière, plus frontale, affirmant, avec courage et sans faux-fuyant, le règlement en vigueur. Celui-ci protège les ouvriers juifs des deux violences qui leur sont constamment faites et constituent autant de négation de leur identité : la violence physique qu’est l’exécution sommaire ; la violence psychologique qu’est l’intrusion intempestive.

    Une fois qu’il a retrouvé une marge de manœuvre en Moldavie, Schindler étend sa résistance contre l’oppression jusqu’au plan national. Mais comment affronter l’ennemi et sauvegarder son usine ? Faisant à nouveau appel à sa créativité et à son intuition de l’adversaire, il falsifie systématiquement les obus qu’il est sensé confectionner : « Stern, si cette usine arrive à fabriquer un obus qui puisse être tiré, je serai triste ». De fait, l’usine de Schindler sera un modèle de non-production.

    Une dernière fois, la vie de Schindler ne peut se débiter en tranches : son changement à l’égard de ses ouvriers s’accompagne d’un changement vis-à-vis de ses conquêtes amoureuses. L’ultime fois où nous le verrons en compagnie d’une de ses amantes, juste avant de partir à Auschwitz, il ne dort plus à ses côtés ; debout, regardant dans le lointain, il est inquiet pour ses ouvriers. Maintenant, le bien de l’autre précède son propre plaisir. Bientôt, Oskar Schindler retrouvera sa femme et, purifié de son infidélité, lui assurera : « Aucun portier ne pourra plus jamais te confondre, je te le promets ». L’humilité de la démarche qui lui fait se rendre dans l’église où prie son épouse et de l’agenouillement, de surcroît derrière elle, la reprise scrupuleuse et donc respectueuse des mots employés par Émilie lors de leur dernière rencontre, enfin la symbolique du lieu et du moment (le prêtre égrène en latin la cinquième demande du Notre Père : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »), tout indique que cette promesse vaut demande de réconciliation, donc que le cœur d’Oskar est définitivement ouvert à l’autre.

    3) Une évolution multiple

    Cette première approche est la plus décisive pour comprendre l’évolution intérieure de Schindler, au plan professionnel, familial et personne. Elle peut toutefois être complétée par d’autres, tant la métamorphose de l’industriel défie toute explication totalisante [7].

    a) Du merci refusé au merci accueilli

    On ne compte pas le nombre de fois où Schindler est remercié dans le film. Lui-même est un homme de gratitude, ainsi qu’Amon le remarque : « Vous connaissez la signification du mot gratitude ». Mais il y a bien des manières d’accueillir un « merci » et bien des raisons d’en formuler.

    Ces remerciements reçus sont précédés d’un premier merci que Schindler adresse à Stern. Assis, il offre un verre d’alcool à son comptable. Debout, celui-ci décline l’offre. Devant le refus répété, le patron explique alors le sens de son geste : « J’essaie de vous remercier. Je veux dire que je n’aurais rien fait sans vous ». Au silence glacé qui lui répond, Schindler continue : « L’usage veut que vous répondiez à ma gratitude, ce qui serait la moindre des courtoisies ». Ce qui lui vaut un contraint : « Je vous remercie ». Ulcéré, Schindler lui signifie son congé. Il est sans doute agacé de la résistance courtoise mais ferme opposée par son comptable à toutes les manœuvres qui réussissent avec tant d’autres. Il l’est encore davantage par la suspicion que ce refus dénote : Stern ne dénonce-t-il pas l’hypocrisie du projet de Schindler qui, en félicitant son comptable de sa générosité, donne l’impression d’y participer ? À moins que dans l’acceptation de trinquer, l’opportuniste ne quête une secrète reconnaissance de la part d’un homme au-dessus de toute récupération et de toute compromission ? Le geste de Schindler vidant d’un trait le verre qu’il lui a versé ne trahit-il pas cet égoïsme dont il aurait souhaité être absous ?

    Le second merci, en revanche, est adressé à Schindler. C’est celui du mécanicien manchot qui répète dans une action de grâces éperdue : « Merci de m’avoir donné du travail. Que Dieu vous bénisse. Vous êtes un homme bon ». Nulle flagornerie, ainsi que l’atteste le fait que l’homme répète la même phrase au comptable-directeur. La réponse mécanique de Schindler dit son malaise, voire son déni. Plus encore, elle se transformera en colère, lorsqu’il découvrira que l’homme est manchot, donc inapte au travail en usine. Il sent confusément que son comptable a été une nouvelle fois plus fin que lui : « Ne me refaites plus jamais cela ». De fait, la mort de cet homme ne lui arrachera qu’un : « J’ai perdu un ouvrier ». Du moins Schindler reconnaît-il en lui un ouvrier.

    Plus tard, au camp de Plaszow, Stern remercie chaleureusement Schindler de lui donner du pain. Maintenant, le donateur peut le regarder en face et accepter d’entendre le merci. Toutefois, aucune parole en retour ne l’accompagne.

    Dans son discours d’adieu, Schindler fait un pas de plus et rapporte le « merci » qu’on lui a adressé : « Plusieurs d’entre vous sont venus me remercier ». S’il est capable de l’entendre et même de le dire, il peine toutefois encore à l’accueillir : « Remerciez-vous vous-mêmes ».

    Le dernier et le plus beau des remerciements est à venir, lorsque Schindler quittera son usine. Il rassemble trois réalités qui se confortent : un geste – tous les ouvriers se découvrent à la sortie de Schindler –, un mot écrit – « Merci », accompagné des noms de tous les travailleurs –, un objet – un anneau d’or sur lequel est inscrit cette superbe phrase tirée du Talmud : « Quiconque sauve une vie sauve le monde entier ». Ici, surtout se dit tout le prix du cadeau, qui n’est rien moins que la vie arrachée à la mort : l’anneau est fondu à partir d’une couronne que l’un des ouvriers sacrifie pour l’occasion ; comment ne pas penser aux multiples dents couronnées collectées lors du départ pour Plaszow ? Et la phrase entre en résonance avec une autre phrase, celle prononcée par la femme du ghetto sauvée par le jeune soldat juif : « Tu sais ce qu’on dit : une heure de vie, c’est encore la vie ».

    La réaction de Schindler étonne mais va révéler le sens ultime du pardon. Bouleversé par l’émotion, il s’effondre, en pleurs : « Je n’ai pas fait assez ». « Si j’avais fait plus d’argent ». « Cette voiture, Gœth me l’aurait acheté pour dix personnes ». Inutilement, Itshak Stern essaie de le consoler, osant même l’appeler « Oskar ». Inutilement, une multitude de mains se tendent vers lui. Pourtant, les épreuves ont purifié Schindler ; le séducteur a cessé de manipuler, ainsi qu’on l’a vu dans son discours aux militaires. Pourquoi donc ne reconnaît-il pas le bien qu’il a objectivement fait ? Pourquoi les larmes qui coulent sont-elles de tristesse et non de joie ?

    Oskar ne refuse plus la gratitude ; un autre déni, plus profond, ne vient pas, subtilement, se substituer au premier. En fait, la parole clé n’est pas : « Si j’avais fait plus d’argent », mais : « J’ai tellement gaspillé d’argent ». À travers ce « merci », ces signatures et ces mains tendues, se dit un « pardon » inconditionnel. Or, c’est par ce pardon que Schindler accède enfin à la pleine conscience de sa faute. En effet, il ne peut paradoxalement voir son péché qu’en se sachant déjà pardonné : sans la certitude que l’autre nous aime malgré notre offense, celle-ci se retournerait contre l’offenseur et le détruirait en le culpabilisant après avoir tenté de détruire l’offensé en l’agressant.

    Ainsi se dévoile le sens ultime de la relation instaurée par le remerciement : recevoir la gratitude suppose la reconnaissance du bienfait et l’amour de soi. Bien des refus de remerciement (« Mais non, ce n’est rien ! ») sont l’indice d’une mésestime de soi. Ils expriment aussi la culpabilité à l’égard de la pureté du geste. Qui peut être assuré qu’il s’est donné sans se chercher ? Et comme la pureté absolue est illusoire, le « merci » ne va jamais sans « pardon » pour tout ce que le don entretenait de secrètement narcissique.

    Récapitulons. Le merci peut se refuser pour trois raisons : par refus de la compromission, par manque d’estime de soi, par culpabilité non-pardonnée. Ces raisons épousent le chemin vers l’autre décrit ci-dessus.

    b) De la dispersion à l’unité, de l’apparaître à l’être

    L’accueil si diversifié de la reconnaissance est un extraordinaire révélateur de la relation à soi-même et donc de notre unité intérieure. L’ouverture à l’autre dépend, pour une part, de l’ouverture à soi, ainsi que beaucoup d’analyses de film l’ont montré. De fait, l’évolution de Schindler traduit une unification progressive.

    Cette affirmation étonne. Schindler est un arriviste égocentriste ; du moins ne se le cache-t-il pas. Son objectif est clair : se faire un nom ; et utiliser l’autre pour y parvenir. Pourtant, la première scène nous montre que son apparence n’est qu’un paraître : Schindler ne semble être rien d’autre que ces boutons de manchettes, cravates, pochettes parmi lesquels il doit choisir pour éblouir et conquérir. Plus encore, son identité est éclatée entre ces différents attributs, comme son corps se distribue entre ses mains expertes, ses doigts affairés, son dos conquérant. avant qu’enfin soit montré le visage qui pourtant signifie au plus haut point la personne. Telles sont les motivations de Schindler : apparaître ou appât être.

    Ce secret éclatement va se manifester au grand jour lors du merci de l’ouvrier amputé d’un bras. En faisant travailler les Juifs hors du ghetto et en leur permettant ainsi de faire du troc, Schindler semble être un homme bon, sensible à leurs malheurs. Mais l’apparence est trompeuse. Le remerciement de l’homme manchot ne s’adresse qu’à un simulacre. La gêne déjà notée que ressent Schindler signale ce décalage intérieur, voire son hypocrisie. Or, la désunité n’est pas seulement inconfortable, elle est invivable. Elle oblige à choisir : suivre son apparence et devenir bon ; ou révéler son égoïsme. Mais cette attitude est contre-productive. En ce sens, cette rencontre constitue un moment décisif dans l’évolution de Schindler.

    Enfin, viendra le moment où l’acte généreux jaillira du fond du cœur de Schindler. Lorsqu’il verra les Juifs parqués dans les wagons, en pleine chaleur, tendre leurs mains pour quêter un peu d’eau, et entendra leur râle, Schindler sera ému de compassion. Passant de l’affectif à l’effectif, il demande à Gœth : « Vous devriez sortir les lances à incendie et donner un coup ». Il ne masque son intérêt pour les prisonniers ni dans sa parole – il n’a pas d’autre justification que le vulnérable : « Vous me feriez plaisir » – ni dans son action – il aide lui-même les soldats à arroser les wagons sous les rires et les quolibets des supérieurs. Sa compassion n’est pas seulement effective, elle est efficace, puisqu’il fera venir de son jardin les deux cent mètres de tuyau d’arrosage nécessaires pour asperger les derniers wagons. Désormais, Schindler est un homme unifié qui ne craint plus de paraître aux yeux d’autrui ce qu’il est en vérité. Il paiera cette authenticité du prix de la liberté.

    Il demeure une dernière étape, plus mystérieuse et pourtant encore plus décisive. Humblement, Schindler accepte de se cacher sous son contraire : en payant à prix d’or pour que ses ouvriers ne partent pas pour Auschwitz, puis pour que les femmes en sortent, sa générosité semble poser les prémisses d’une affaire encore plus juteuse que les précédentes. Même ses proches s’aveuglent un moment sur ses motivations. « Je sens que vous faites une embrouille, soupçonne Amon Gœth. Si je gagne 100, vous gagnez 300 ». Il en est de même d’Itshak Stern avant qu’il ne comprenne que la liste est « le bien absolu » (nous le verrons plus bas).

    Cependant, il n’est plus question de division hypocrite ; le hiatus entre son être et son apparaître, gage de la réussite de son stratagème, est consenti par amour. Sur ce terrain, il était d’ailleurs précédé par son comptable : quand l’ouvrier manchot remerciait Schindler, la bonté que saluait cette reconnaissance était bien réelle, il ne se trompait que de destinataire : la générosité de Stern qui avait adroitement manœuvré pour qu’elle semble venir de son patron.

    c) De la pauvreté à la richesse

    Ce jeu complexe de l’être et du paraître vaut aussi pour la richesse. Schindler, qui finit apparemment pauvre, s’est en réalité enrichi, mais d’une tout autre manière. Précisons.

    Au début du film, Schindler est un homme sans le sou ; en tout cas, le peu d’argent qu’il a sera dépensé, avec prodigalité, à se faire connaître. Au terme de l’histoire, il n’a guère plus d’argent qu’au début ; en tout cas, ses affaires péricliteront après guerre. Entre les deux, il s’enrichit prodigieusement, au point qu’il peut dire, à la fermeture du camp de Plaszow : « J’ai maintenant plus d’argent que ce qu’un homme pourrait dépenser dans sa vie ». Or, à ce moment précis, lorsqu’il a atteint le but qu’il s’était fixé (« J’ai fait ce pourquoi j’étais venu », dit-il à Stern), que son entreprise embauche presque douze fois plus de personnel qu’au début (4 000 prisonniers), il perçoit soudain la vanité profonde de toutes ses aspirations. À partir de ce moment, il ne fera plus que perdre.

    Mais ce dépouillement, comme tout dépossession consentie par amour, est fécond. Aujourd’hui, les descendants de la liste de Schindler, sont plus de six mille. La courbe des richesses de Schindler ne suit donc qu’en apparence la ligne alternativement ascendante et descendante des récits type « Grandeur et décadence » : derrière le dos d’âne des biens matériels se profile la ligne constamment montante de la seule richesse durable : le don de soi.

    d) Du vide au plein

    L’évolution de l’apparence à l’être, de l’éclatement à l’unité, de la pauvre richesse de l’avare à la riche pauvreté du généreux est aussi un passage du vide au plein.

    De prime abord, Schindler est un homme plein. Il est rempli des trois réalités auxquelles toute personne entreprenante peut aspirer : les projets, les moyens (argent) et, par ces moyens, l’accomplissement de ces projets.

    Pourtant, malgré ces réussites, Schindler n’est au fond plein que de lui-même. Attaché à personne, il est vide du seul bien qui puisse combler l’homme : le don à l’autre. N’est-ce pas ce que signifie ce double regard dans le vide : le premier, lorsqu’il se retrouve, seul, dans sa fabrique spoliée de ses ouvriers, au milieu de ces marmites tragiquement abandonnées, le second lorsqu’il se tient debout, de nuit, à côté d’une de ses multiples conquêtes ? Les deux relations, à ses ouvriers et à sa famille, qui devraient remplir sa vie, il les ignore, en ne cherchant qu’à maximiser ses gratifications.

    Il n’en sera plus de même en Moldavie – et déjà, pour une part, au camp de Plaszow. La plénitude, l’accomplissement de sa vocation s’identifie toujours, pour l’homme, à une forme de paternité [8]. N’est-ce pas au fond une forme de paternité qu’au terme, Schindler exerce à l’égard de ses ouvriers ? La Deutschemailwarenfabrik ne constitue-t-elle pas une vaste famille ? Tel un père, il finit par connaître chacun par son nom ; tel un père, il part à leur recherche jusqu’au fin fond de l’abîme le plus abject que l’homme ait inventé, Auschwitz ; tel un père, il consacre tout son argent, tout son temps, toute son énergie et, osons-le dire, tout son amour, à ses ouvriers ; tel un père qui se sépare de son enfant devenu grand, c’est-à-dire pleinement libre, Schindler quitte ses ouvriers à la libération. Amon Gœth ne s’y trompe pas, lorsqu’à Oskar lui réclamant ses ouvriers (« Je veux mes gens »), il répond : « Vous êtes Moïse ? », autrement dit le père et le libérateur du peuple hébreu.

    À la toute fin, un plan montre la tombe d’Oskar Schindler dépouillée, puis progressivement couverte de petites pierres portées par les descendants de la liste : de vide, elle devient pleine de ces multiples cailloux. La seule plénitude, la seule richesse ne vient que d’autrui.

    e) Les listes de Schindler

    Il existe deux types de liste : celles que dressent les soldats allemands (à l’entrée du ghetto, en remplissant les wagons) et celle que Stern tape pour Schindler. Dans leur matérialité, ce sont les mêmes ; dans leur signification et dans leur intention, elles s’opposent diamétralement.

    La première énumère des noms dissociés des personnes. En effet, le militaire qui frappe le nom entend à peine la voix et ne regarde pas le visage qui le prononcent. Aussi vite tapé, aussi vite oublié. Seule importe la quantité ; le nom devient un nombre. « Ne vous accrochez pas à une liste de noms, cela évite un tas de paperasseries », dira l’officier d’Auschwitz à qui Schindler vient réclamer ses ouvriers. Dans une telle logique, un nom peut être remplacé par un autre ; il est une case vide. C’est pourquoi, en toute bonne foi, le soldat s’excuse auprès de Schindler venu récupérer Stern, d’extrême justesse, en invoquant la logique dépersonnalisante de l’énumération : « C’est le problème de la liste ». La scène suivante montre, très intentionnellement, les Allemands en train d’organiser et de comptabiliser avec une rigueur d’entomologiste le contenu trouvé dans les différentes valises que les malheureux ont dû abandonner en montant dans les wagons. Ces affaires qui n’étaient personnalisées qu’en étant rattachées à leur propriétaires sont maintenant rangées par espèce ; les seuls objets qui pourraient leur donner une identité, les photos de famille, sont regroupées sur une table. À l’image des affaires qui, entassées avec d’autres affaires, se trouvent brutalement réduites à l’état de choses, anonymes et bornées (que l’on songe à l’amoncellement hallucinant de lunettes), la personne inhumainement tassée dans des wagons n’est plus qu’un individu, l’élément d’un tout et bientôt un chiffre. Le nombre réduit l’autre au numéro. Classifier, c’est ici massifier. S’est-on assez étonné que la Bête de l’Apocalypse ne porte pas de nom mais seulement un chiffre, 666 ?

    De l’autre côté, il y a la liste que, longuement, minutieusement, Schindler compose avec l’aide de Stern. Au début, on l’a évoqué, celui-ci ne comprend pas : il croit que son patron est encore à l’affût d’une nouvelle affaire. Puis s’entame un bref dialogue : « Combien, demande Schindler ? – À peu près 850, répond Stern. – Comment cela à peu près ? », s’indigne-t-il. Alors, bouleversé, le comptable comprend que, pour son patron ce qui compte, ce n’est pas le chiffre, c’est la personne. Il articule, encore incrédule : « Vous payez pour chacun ? » Question décisive. En la formulant, Itshak Stern ne prend pas seulement conscience que désormais, pour Schindler, chaque être est unique et irremplaçable, il le révèle à ce dernier. Le chiffre, de quantitatif, devient qualitatif : il fait signe non pas vers la multiplicité des personnes mais vers leur irréductibilité les unes aux autres [9].

    Alors cet homme modeste et besogneux relève ses yeux si souvent abaissés sur les livres de compte et affirme avec une solennité et une magnanimité d’autant plus fortes qu’elles sont inhabituelles : « Cette liste, c’est le bien absolu. C’est la vie. Tout autour de ces marges, il y a le gouffre ». Dorénavant, les Juifs peuvent dire, sans aucun risque d’être instrumentalisés : « Nous sommes les Juifs de la liste de Schindler ».

    Avec quel bonheur et quel étonnement, les femmes entendront, au sortir du train qui les ramène après trois semaines infernales passées à Auschwitz, leurs noms et pas leurs matricules, prononcés par les soldats. Maintenant, chaque nom écrit est associé au nom prononcé et à un visage.

    f) Entre rupture et continuité

    L’évolution de Schindler est si considérable, sa différence, au terme, d’avec Gœth, est si spectaculaire, qu’on pourrait se demander si, à trop souligner la rupture, on ne nie pas la continuité du sujet. Cette question ontologique (concernant l’être) se double d’une inquiétude éthique (concernant l’agir) : de l’égoïsme (vivre sans l’autre ou de l’autre) à l’altruisme (vivre pour l’autre), n’a-t-on pas perdu, en chemin, le juste amour de soi ?

    Schindler est un conquérant et un séducteur. Tel un chef de guerre, il part à la conquête du monde, ici de la finance ; tel un chef de guerre, il met en place une stratégie : se faire connaître des personnalités en vue, rassembler des capitaux, embaucher la main d’œuvre à moindre coût ; tel un chef de guerre, il multiplie les tactiques : il arrose, d’argent ou de bon vin (« Parlez-moi de votre cave », dit-il au sommelier du restaurant) officiers et gens en vue dont il peut tirer quelque profit ; il séduit les femmes par sa courtoisie et sa prestance, et les hommes par sa richesse et sa maîtrise.

    Schindler est un battant, mais qui gagne son adversaire en douceur, par la séduction. En envoyant des paniers gorgés des mets les plus raffinés (caviar Beluga, fruits frais) et des biens les plus convoités en cette période de disette, s’adressant autant aux hommes (cigare de la Havane), qu’aux femmes (bas de soie), Schindler sait comment plaire et à qui plaire. Séducteur, il connaît le mode d’emploi de la séduction.

    Et l’homme d’affaires connaît ses talents. Quand il rencontre Stern pour le convaincre de travailler à son compte, il explique au comptable inquiet que son patron ignore le métier, que son charisme est « de faire connaître la fabrique », « lui donner un certain panache » : « Je suis bon pour ça. La présentation ». Et ses mains virevoltent, accompagnant sa parole d’un geste séduisant, aérien. Conscient de ses compétences, il peut les enrôler au service de ses objectifs.

    Les talents employés pour gonfler sa propre vanité, Schindler va progressivement les embaucher, avec la même énergie rare, au bénéfice de son prochain. Plus encore, c’est dans les qualités développées par son arrivisme qu’il puisera pour protéger et sauver les Juifs de sa fabrique. Il faut tout le pouvoir de séduction et de conviction de Schindler pour arracher les femmes, puis les enfants aux fours crématoires d’Auschwitz. Il faut toute sa science des relations humaines pour savoir quand manier tantôt la menace (« Avant la fin du mois, j’ai l’honneur de vous annoncer que vous serez sur le front russe »), tantôt la persuasion (« Regardez ces petites mains : elles polissent les obus de 45 »), tantôt les deux (aux soldats de Moldavie : « Il est illégal de tuer un ouvrier sans de bonnes raisons ». Et d’ajouter, en sortant les bouteilles de bière : « Pour votre coopération, croyez à ma gratitude »), afin de gagner même la chiourme la plus frustre à ses fins. Il faut, enfin, toute sa douce mais ferme ténacité pour s’affronter, sur la longue durée, aux obstacles multiples, extérieurs (déplacements, etc.) et intérieurs (découragement, etc.) qui ne cesseront de se dresser contre ses projets.

    4) Une évolution éclairée

    Jusqu’à maintenant, nous avons cherché à décrire le cheminement, riche et complexe, de Schindler. Cette évolution n’est pas sans raison. Différents facteurs permettent de l’expliquer.

    a) La valeur infinie de l’autre

    Si la trajectoire de Schindler consiste à passer de « l’autre pour moi » à « moi pour l’autre », l’étape décisive est celle où il prendra conscience de la valeur absolue d’autrui : la liquidation du ghetto de Varsovie.

    Amon Gœth l’a intentionnellement commandée et a motivé ses troupes en soulignant que la vie du Juif n’est pas une vie humaine. Schindler, lui, découvre cette destruction par hasard et l’observe avec stupeur. La révélation est d’autant plus brutale que tout dit le contraste : il est en haut, donc à distance ; le ghetto est en bas. Bien habillé, à cheval dans la campagne, en agréable compagnie, toute la vie de Schindler est jouissance ; en bas, hurlements sauvages, liquidations arbitraires, tout n’est que souffrance. Sur la hauteur, tout respire l’harmonie, entre l’homme et son cheval, entre l’homme et la nature, entre cet homme et cette femme ; dans le ghetto, tout est déchirement : on sépare les femmes des hommes, les enfants des adultes, les bien-portants des malades.

    Oskar Schindler ne veut plus se voiler la face. À l’objurgation de la cavalière qui veut fuir cet insupportable spectacle, Schindler résiste. La révélation du crime abominable du SS est aussi la révélation du mensonge de sa propre vie. À sa manière, n’était-il pas complice de cette horreur ? Dans le mépris assassin pour le Juif, Schindler ne commence-t-il pas à lire quelque chose de son propre dédain utilitariste ?

    Rien n’est dit, tout est montré. Paradoxalement, c’est au moment où les Juifs du ghetto se transforment en une foule grouillante, affolée, que, brusquement, chacun apparaît unique, insubstituable à l’autre. Cette dignité de l’autre homme, Spielberg va la souligner par une trouvaille de génie. Mystérieusement, le regard de Schindler est attirée par une petite fille qui, ayant perdu sa maman, essaie d’échapper à la rage meurtrière des soldats. Or, alors que le film est tourné en noir et blanc, cette petite fille, seule, est colorée en rouge : rouge du sang versé, rouge de la vie de l’innocent. À travers l’unicité de cet enfant soulignée par la couleur se dit l’unicité de tout être humain.

    Si l’image dit l’unicité de cette personne, la bande-son étend son altérité irréductible à toute l’humanité. En effet, doublant les mitraillades, on entend la musique d’une comptine chantée par des enfants ; la petite fille est donc solidaire de toutes les autres petites filles et de tous les innocents injustement massacrés : plus tard Schindler ne reconnaîtra-t-il pas son corps désarticulé sur une charrette le transportant vers un charnier où elle sera brûlée avec des milliers d’autres cadavres ?

    Plus rien ne sera désormais comme avant. Il ne pourra plus oublier le spectacle de l’horreur absolue. Surplombant le ghetto, c’est la dernière fois qu’il dominera l’autre du regard. Désormais, il ne vivra plus de l’autre, mais avec l’autre et bientôt pour l’autre. Schindler ne saisira toutefois la valeur de la personne humaine que lorsqu’il devra lui-même y contribuer, en composant la liste qui sauvera les ouvriers du camp d’Auschwitz. Dès lors, il passera de la foule à l’individu. « Tout ce que vous devez faire, c’est me dire ce qu’une personne vaut pour vous », dit Schindler à Gœth qui répond avec finesse : « Non, ce qu’elle vaut pour vous ». On n’entendra jamais la réponse car, si la somme dépensée est nécessairement finie, le prix d’un être humain, lui, est infini.

    b) Le courage d’Ishtak Stern

    Cette découverte que l’autre est sans prix serait sans lendemain si elle n’était aidée et accompagnée dans le quotidien, à commencer par la présence aussi discrète qu’efficace et fidèle, aux côtés de Schindler, de son courageux comptable.

    Dans son discours le jour de la libération, Schindler lui rendra ce témoignage : « Remerciez votre courageux Stern ». Ce courage est celui de la vérité. Stern l’incorruptible refuse de pactiser avec le remerciement manipulateur de Schindler décrit ci-dessus. Stern le véridique ose s’affronter à Schindler qui défend Goeth, en lui opposant la vérité têtue des faits, à savoir le sadisme de l’officier : « Un homme s’est échappé d’un baraquement ». Le fuyard est repris. Gœth fait sortir les hommes du baraquement puis, au pistolet, Gœth tue, au hasard, des hommes, sauf le responsable. « Vingt-cinq morts ».

    Le courage n’est pas qu’affrontement, il est aussi persévérance. On ne voit jamais Stern qu’attablé, travaillant, sans une plainte qui sorte de sa bouche.

    c) L’intercession d’Émilie Schindler

    La vérité ne peut suffire. On l’a vu, Schindler ne se cache pas à lui-même ses motivations, si peu nobles soient-elles. Sa culpabilité quand lui est révélé le gouffre de son utilitarisme – révélation qui ne sera plénière qu’en recevant l’anneau – l’engloutirait, sans l’assurance d’un amour qui l’aime au-delà de sa faute. À la médiation masculine de Stern se joint celle, féminine, de la tendre et fidèle Émilie.

    Sa constance, loin d’être la soumission-démission d’une épouse contrainte par une loi dont elle n’ose secouer le joug, exprime un amour qui va jusqu’au pardon. Émilie n’est pas la femme servile ou fataliste qui attend le retour de son mari volage. Elle intercède pour lui auprès de plus grand que lui. On l’a déjà noté : Schindler entre dans l’église au moment où Émilie prononce, avec le prêtre, la demande du Notre Père concernant le pardon des offenseurs. En regard, imprégnée de l’idéologie nazie et d’une pratique dépravée, Gœth méprise trop la femme, juive ou non, pour qu’il puisse en recevoir quelque lumière. À l’instar de Schindler, il est coureur et adultérin ; mais, à sa différence, il transporte dans ses relations féminines le dédain et le sadisme qu’il exerce à l’égard de l’autre.

    Toutefois, l’attitude d’Émilie n’est-elle pas plus servile qu’aimante ? En tolérant l’intolérable, ne favorise-t-elle pas l’égoïsme de son mari ?

    Qu’Émilie demeure indéfectiblement fidèle ne signifie pas qu’elle se laisse piétiner le cœur. Elle est humiliée de se retrouver nez à nez avec une maîtresse de son mari, et n’hésite pas à le montrer. Surtout, avec beaucoup de dignité et de vérité, elle demande à Oskar : « Promets-moi qu’aucun portier ne pourra me prendre pour quelqu’un d’autre que Mme. Schindler ». Cette parole est tellement importante que, des années plus tard, lorsqu’il s’engagera à la fidélité, Oskar pourra la lui répéter mot à mot. Or, ces mots choisis portent, certes, sur la fidélité conjugale, mais aussi sur sa dignité d’épouse : Émilie demande à être élue dans son unicité. En pesant ses paroles, Émilie indique qu’elle donne du poids non seulement à la relation mais au respect qu’elle est légitimement en droit d’attendre de son époux.

    Dans une ellipse dramatique qui exprime la souffrance mieux que toute parole ou tout silence, à la demande d’Émilie succède aussitôt un plan qui la montre s’en retournant, seule. On devinera que la réplique sera négative ou plutôt que, selon son attitude habituelle, Schindler n’a rien dit, ce qui vaut réponse. « Veux-tu que je reste ? avait-elle demandé à Oskar. – À toi de décider, lui avait-il répondu ». Elle a décidé, donc affirmé sa liberté ; elle ne l’aliène pas ni dans la plainte ni dans l’accusation. Elle consent, dans la tristesse mais avec autonomie, à quitter Oskar.

    Quitter, est-ce rompre ? La phrase d’Émilie (« Promets-moi… ») dit encore autre chose : la confiance dans son mari et dans le futur. En lui demandant de promettre et non pas de jurer, en faisant une demande et non pas en imposant une exigence, elle ouvre à Oskar et à la relation un avenir. La suite montrera que, espérant contre toute espérance, Émilie a gardé toute sa confiance en son mari. Pour autant, elle n’a jamais sacrifié à l’estime d’elle-même. Sans qu’elle concède rien à la justice (à la vérité), elle accède à la miséricorde.

    d) La prière du Tout-Autre

    L’évolution d’Oskar Schindler relève-t-elle de la seule logique humaine ? Qui peut répondre à une telle question ? Cependant, on constatera déjà que Spielberg n’hésite pas à jalonner le film non seulement de références religieuses, mais de scènes où la foi est vécue. Il montre des fidèles, juifs et chrétiens, prier et, pour ceux-ci, dès la première image. Deux couleurs et deux couleurs seulement illuminent la pellicule : le manteau rouge de la fillette ; la flamme de la bougie allumée pour la prière du Sabbat. C’est-à-dire : l’autre et le Tout-Autre.

    Plus encore, discrètement mais réellement, la foi du chrétien Schindler est évoquée par une parole et par un geste. La seule fois que Schindler cite un mot de son père, il parle du prêtre : « Mon père aimait dire qu’on a besoin de trois choses dans la vie : un bon médecin, un prêtre indulgent et un comptable ingénieux ». Ce conseil non dénué de sagesse couvre l’ensemble des biens de la personne, intérieurs – son corps et son âme – et extérieurs [10]. Lors des trois minutes de silence que Schindler demandera d’observer pour les victimes du peuple juif, il fera un signe de croix.

    5) Une évolution mystérieuse

    Décrire n’est pas expliquer ; expliquer n’est pas comprendre [11]. La transformation de Schindler – dont on a vu qu’aucune perspective ne pouvait l’embrasser de manière adéquate – demeure aussi inexplicable que le mal qu’il combat. Et tous deux s’enracinent dans un même mystère insondable : celui de la liberté.

    a) Le mystère du mal

    Lors de la sortie de La liste de Schindler, nombreux furent les journalistes qui se sont demandés : peut-on filmer l’indicible, peut-on représenter la shoah ? La réponse est résolument : oui. Mais pas n’importe comment. Et il me semble que, pour ne pas être parfait, le film de Spielberg a trouvé le langage juste. Le silence quasi religieux qui souvent, lors de la projection du film à l’époque, accompagna et suivit le générique, fut révélateur de la profondeur de l’interrogation et du respect suscités. En se refusant à céder à la facilité de l’émotion ou du réquisitoire, Spielberg n’a pas cherché à expliquer le mal totalitaire et totalisant.

    Il n’est peut-être pas inutile, à une époque où tout mal tend à être reconduit à des conditionnements psychologiques ou sociologiques, de rappeler que l’on distingue deux types de maux : le mal de la faute (malum culpae) ou péché et le mal de la peine (malum pœnae) [12] ou souffrance. Nous agissons le premier, nous subissons le second ; par conséquent, nous sommes responsables de celui-là mais nous sommes excusés de celui-ci. Dix mille explications a posteriori ne feront jamais pénétrer le cœur qui choisit, délibérément, les ténèbres du mal contre la douce lumière du bien.

    À plusieurs reprises, le cinéaste souligne le caractère arbitraire de la violence nazie. « Les Juifs nous craignent parce que nous avons le pouvoir de tuer, explique Gœth. – Le pouvoir de tuer arbitrairement, corrige Schindler ». Se réveillant, de sa fenêtre, Gœth se met à tirer au hasard sur les prisonniers du camp, tuant un adulte et même un enfant. Le mal commis est toujours insensé ; il est sans pourquoi. Les actes de Gœth sont donc sans raison. Helena raconte en tremblant un épisode significatif auquel elle a assisté : « Il a tué une femme à bout portant. Ni plus grosse ni plus maigre, ni plus lente ni plus rapide. Une femme comme les autres. Je n’arrivais pas à comprendre ». Et de généraliser : « Plus on fréquente le Herr Kommandant, plus on se rend compte qu’il n’y a pas de règles avec lui ». Et Schindler renchérit : « Il a tiré sur cette femme parce qu’elle ne signifiait rien pour lui. C’est un simple numéro qui ni ne l’offensait ni ne lui plaisait ». L’arbitraire des normes se fonde sur une carence de reconnaissance d’autrui. Hors du monde humain, il n’y a plus de lois ; et, pour le nazi, le juif n’est pas un homme.

    b) Le refus de l’explication du mal

    Parce que le mal est sans raison, Spielberg se refuse à toute explication, par définition fallacieuse [13]. Tôt ou tard, celle-ci se retournerait en minimisation, en excuse, voire en déni. C’est ainsi que les femmes juives du camp de Plaszow, malgré toutes les histoires sordides entendues sur les fours crématoires, n’y croient pas. Énorme, le mal est hors norme. Ne pouvant être pensé, il ne peut exister. « Ils ne peuvent nous tuer. Nous sommes trop importantes pour eux. Tuer cette main d’œuvre, cela n’a aucun sens ». Or, le sens dit la raison. Au nom de la raison, on refuse ce qui est sans raison. Lorsque ces femmes se retrouveront à Auschwitz, parquées, dénudées, dans une grande pièce ténébreuse dont tout semble indiquer qu’elle est destinée à les gazer [14], tout faux espoir dans une auto-limitation de la violence humaine se dissipera. Elles découvriront avec terreur que la méchanceté consentie de l’homme a la même profondeur que son cœur : insondable. Enfin, expliquer le mal, c’est pactiser avec le méchant qui n’agit qu’en se dissimulant derrière une justification : « Ce qui est mal, ce n’est pas nous, c’est tout ça », dit Gœth à Helena.

    Spielberg se refuse aussi à la diabolisation. En donnant le rôle au futur playboy du Patient anglais, en ne transformant pas le parler de la langue allemande en une suite d’éructations ou d’aboiements insupportables, Spielberg n’a pas cédé à la tentation facile de noircir le bourreau. De fait, au terme du film, le spectateur ne se sent pas rongé de haine contre le nazi. En effet, la perversion appelle l’explication. Ce qui est trop différent éveille la curiosité. Ou, plus subtilement, : le méchant, c’est toujours l’autre. Or, justement, le mystère du mal s’enracine dans celui de la liberté qui est commune à tout homme. En ce sens, il est vrai d’affirmer que nous sommes tous des nazis potentiels. Le nier, c’est excepter le bourreau SS de la commune humanité, c’est retourner contre lui la même erreur qu’il a commise à l’égard des Juifs et surtout, finir par l’excuser.

    c) Le mystère de la liberté

    Le mystère d’iniquité n’a pas d’autre auteur que l’homme, pas d’autre cause totale que la décision, infiniment mystérieuse, mais aussi réelle que perverse, de dénier l’humanité à celui que l’on veut éliminer ou dont on veut abuser. La raison échoue face au mystère du mal qui est identiquement celui de la liberté, unique dignité de l’homme.

    On ne saurait donc sonder la raison pour laquelle Oskar Schindler et non Amon Gœth a bifurqué vers le chemin qui le conduit à devenir un juste. Aussi Schindler sait-il que le choix qu’il a posé, d’autres peuvent le faire. C’est pour cela qu’il se refuse à porter un jugement définitif sur son ami Gœth. C’est aussi pour cela que, à la fin du film, alors que l’on annonce la fin de la guerre, il place les gardiens du camp moldave face à leur liberté ; il révèle d’abord qu’ils ont reçu de leurs supérieurs l’ordre de disposer des prisonniers – c’est-à-dire, en clair, de les supprimer ; mais il ajoute qu’ils ont encore le choix, choix qu’il énonce dans toute sa radicalité : « retourner chez vous comme des hommes ou comme des assassins ». C’est pour cela, enfin, que Spielberg se refuse à tout manichéisme et montre la collusion de certains Juifs collaborant avec le pouvoir nazi.

    Pourtant, dira-t-on, Schindler n’est-il pas excusable ? Pécheur, il est aussi blessé. Derrière ses airs bravaches, il cache une profonde vulnérabilité qui se trahit dans son besoin fou d’être reconnu qui le conduit à ne vivre que dans le miroir que les autres lui tendent. Il avoue à Émilie : « Essaie de penser combien de personnes travaillent pour moi. Mon père, à l’apogée de son succès en avait 50. Moi, j’en ai 350 [sous-entendu : je ne suis qu’au début de ma carrière] ». Ne cherche-t-il pas à prendre sa revanche ? Sa motivation secrète n’est-elle pas la rivalité mimétique avec son père, rivalité qui se poursuit dans ses relations avec les personnalités allemandes auxquelles il se mesure ? Sa motivation, sans doute ; mais non pas secrète, puisque Schindler en a conscience et qu’il l’énonce. Il affirme à plusieurs reprises qu’il veut la réussite et cherche la reconnaissance. Conscient, Schindler doit donc être présumé responsable. Si Spielberg fait allusion, une fois, au passé, il n’excuse pas son héros et refuse de s’attarder aux explications psychologiques.

    6) Conclusion

    Entre la fumée de la bougie qui s’élève à la fin de la prière du sabbat et celle du train de la mort transportant les Juifs déportés – première image du film – qui n’est pas sans évoquer le vomissement noir et furieux de la cheminée au centre du camp d’Auschwitz, quel contraste ! Et, pourtant, la similitude dit qu’une route est possible : celle qu’Oskar Schindler a parcourue. En sauvant des innocents, il a sauvé sa propre vie du désastre et s’est orienté vers l’astre de la justice. Il peut regretter de n’avoir sauvé que mille cent personnes, mais n’en aurait-il sauvé qu’une, aurait-il préféré à sa vie le salut ou l’amour d’une femme ou d’un enfant (juif ou non), l’inhumain dispositif de haine mis en place par la shoah se trouve définitivement condamné et réfuté.

    Pascal Ide

    [1] Cf. par exemple, Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, repris en « Livre de poche. Biblio essais » n° 4120, iiie section : « Le visage et l’extériorité », p. 203-277.

    [2] Ainsi le SS commande aux Juifs de baisser les yeux en leur présence : rencontrer le visage, c’est rencontrer l’autre. De même, lorsqu’il veut dégrader l’homme et lui faire perdre jusqu’à son humanité, le nazi le dénude, car la nudité est sans visage.

    [3] On peut déchiffrer ici la triple démesure de l’argent, du sexe (et de l’alcool qui le désinhibe ou l’excite) et du pouvoir dont parle la Bible (cf. Première épître de saint Jean, chapitre 2, verset 16).

    [4] Ce concept a été forgé et développé de manière magistrale par René Girard. Outre ses premières oeuvres, cf. les développements systématiques (rares chez lui) dans son livre d’interview : Les origines de la culture. Entretiens avec Pierpaolo Antonello et João Cezar de Castro Rocha, Paris, DDB, 2004, chap. 2, p. 61-102.

    [5] Ce terme est d’un auteur américain que cite René Girard : « Raymund Schwager (« Conversion and Authenticity: Lonergan and Girard », COV&R Meeting 2000, Boston, Boston College, 31 mai-3 juin 2000) a très bien vu que l’adoption de la théorie nécessitait une conversion préalable, parce que l’essentiel pour chacun est de prendre conscience de son propre désir mimétique ». (René Girard, Les origines de la culture, p. 59)

    [6] Sur ce thème, de fait attesté, cf. le grand livre de Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1979.

    [7] Le lecteur pressé qui souhaite poursuivre la démonstration peut donc, sans trop d’inconvénient, enjamber ce paragraphe et se rendre au suivant.

    [8] Cette paternité, faut-il le préciser ?, n’a rien à voir avec le paternalisme : paternité et paternalisme se distinguent comme les deux formes, aliénante et libérante de service rendu à l’autre décrites dans Blanche-Neige et les sept nains et Le fabuleux destin d’Amélie Poulain.

    [9] Si j’osais une comparaison, je dirais qu’il en est analogiquement des personnes humaines comme des Personnes divines. En effet, on peut attribuer à celles-ci un chiffre : on parle de « trois Personnes en Dieu ». Pour autant, ce nombre doit s’entendre non pas au sens quantitatif, celui qui nombre une multiplicité, mais transcendantal, celui qui « n’ajoute aux sujets dont on l’affirme que leur indivision à chacun » (S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 30, a. 3, ad 2um).

    [10] À l’instar des trois vœux de la vie consacrée, respectivement : chasteté, obéissance et pauvreté.

    [11] On doit cette distinction au philosophe Wilhelm Dilthey dans son Introduction aux sciences de l’esprit, 1883 ; pour une concrétisation de son projet, cf. Id., Conception du monde et analyse de l’homme depuis la Renaissance et la Réforme, trad. Sylvie Mesure, Œuvres 4, Paris, Le Cerf, 1999.

    [12] Cf., par exemple, l’exposé de Charles Journet, Le mal. Essai théologique, Paris, DDB, 1961, p. 57-59.

    [13] Comme le dit Ron Rosenbaum au terme de sa longue enquête sur Hitler : « Résister non pas à l’analyse, ou à la réflexion, mais aux conséquences trompeuses et complaisantes de l’explication […] en reportant sa responsabilité sur des abstractions anonymes, des forces inexorables ou des pulsions invincibles qui ne lui laissaient pas d’autre choix ou rendaient son choix inutile » (Pourquoi Hitler ? Enquête sur l’origine du mal, trad. Philippe Bonnet, Paris, Jean-Claude Lattès, 1998, p. 602). Montrer que l’apparition de l’idéologie nazie et sa mise en œuvre s’éclairent à partir du poids de l’histoire (cf. par exemple Gaston Fessard, Le Mystère de la Société. Recherches sur le sens de l’histoire, éd. Michel Sales, avec la coll. de Txomin Castillo, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997), des traumatismes – bien réels – de l’Allemagne ou de Hitler (cf. par exemple Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, trad. Jeanne Etoré, Paris, Aubier, 1984) ne doit jamais conduire à confondre les conditionnements et la liberté.

    [14] On a fortement reproché cet épisode, à la sortie du film. Voici un exemple de critique parmi d’autres : « Steven Spielberg […] nous manipule à souhait. Par exemple, des femmes à bout de nerfs, parquées dans une salle de douches craignent, et nous font craindre, le pire (le gaz), alors que le meilleur (de bienfaisants jets d’eau) leur tombe dessus. Ce film rusé laisse un goût de cendre dans la gorge » (A. P., Le guide du cinéma chez soi, p. 568). Rétablissons la vérité à partir du témoignage d’une femme interviewée dans le bonus du DVD. Elle précise que l’épisode des douches est rigoureusement exact : elle et ses compagnes ont attendu de longues minutes angoissées sous les jets, ne sachant aucunement si ce qui allait en sortir serait du gaz ou de l’eau.

    Oskar Schindler (Liam Neeson), inscrit au parti nazi, est un industriel allemand installé dans la Pologne occupée par l’Allemagne hitlérienne, qui fabrique du matériel de cuisine pour les armées du Reich. Afin de développer ses affaires, l’idée lui vient d’employer de la main d’œuvre à bon marché, les Juifs que les nazis parquent dans le ghetto de Varsovie. À cet effet, il embauche un comptable efficace, Itshak Stern (Ben Kingsley). Mais, après la liquidation du ghetto, à laquelle, bouleversé, Schindler a assisté de loin, ses ouvriers se trouvent embarqués au camp de Plaszow dirigé par un commandant qui fait peu cas de la vie des Juifs, Amon Gœth (Ralph Fiennes). Mais comment Schindler pourra-t-il agir en leur faveur dans un univers viscéralement antisémite ?

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