La fiancée du poète, drame franco-belge, réalisé et co-écrit par Yolande Moreau, 2023. Avec Yolande Moreau, Sergi López, Grégory Gadebois.
Thèmes
Rédemption, amour.
Comme toute heureuse narration qui est une narration heureuse, l’inclusion montre suggestivement toute la transformation et l’entre-deux toute la chaîne des changements y conduisant.
- Au tout début, Mireille arrive à la maison familiale. Sur le chemin asphalté, elle avance lentement, lourdement, péniblement, tristement, solitairement. Et, si l’adverbe existait en français (qui n’autorise pas les inventions !), répétitivement. Tant nous la suivons de dos, comme si elle était poussée vers ce passé définitivement dépassé, comme si seule la nostalgie et la culpabilité l’obligeaient à revenir vers des souvenirs qui nieraient tout sur-venir, vers un bout du chemin qui serait le but d’un chemin manqué.
- Au terme, c’est une Mirelle transfigurée qui abandonne la demeure de son enfance. Ou plutôt, nous l’accompagnons vers un avenir qui s’ouvre à et devant elle. Un avenir, nouveau et donc, incertain, imprévisible, comme le paysage qui, à tout moment, peut surgir de ce brouillard. Dans la première scène, le point de départ était inconnu et le point d’arrivée connu. Dans la dernière, tout s’est inversé. Elle est arrivée esseulée, elle repart entourée. Elle est arrivée triste et inféconde, elle repart joyeuse et créative : elle réinvente des poèmes, accompagnée de son banjo et, plus encore, du quattuor des « joyeux faussaires ». Elle est arrivée repliée sur elle-même, elle repart après avoir communiqué la vie et l’espoir à ses compagnons d’infortune. Elle est arrivée en traînant pesamment les pieds sur une route toute tracée, elle repart légère, portée par un fleuve dont elle ne sait où il va.
Sur cet itinéraire inédit et riche de promesse, il m’a juste manqué deux choses : la bifurcation qui est symbole de liberté (comme la route linéaire, le fleuve sans affluent est un signe trop déterminé) ; la lumière qui, voilée par la brume, est symbole de sens. La réalisatrice, qui est aussi actrice et co-scénariste, a-t-elle manqué, sinon d’audace, du moins d’énergie ?
Si le hiatus entre le début et la fin exprime toute la métamorphose, tout n’est cependant pas concédé à Héraclite. En effet, la véritable inclusion réside peut-être plus encore dans le « grand cerf » qui ouvre et clôture l’histoire en étant transféré de la propriété familiale à la péniche de sa nouvelle famille. Or, ce riche symbole condense autant l’enfance heureuse de la petite fille riant aux éclats que l’appel au grand amour toujours promis sans avoir été toujours permis, en passant par la présence d’une consolation jamais déçue.
- Entre les deux termes se multiplient discrètement différentes étapes, avec délicatesse et poésie. Égrenons-en quelques-uns.
La rencontre initiale est encore plus inaugurale avec le benoît Père Benoît. Le croisement dont, pour être regrettable, le pli caché par la soutane, décrit avec humour plus qu’avec ironie, sert à souligner, plus qu’une anormalité, l’originalité qui rime avec charité. Ajoutons, pour l’anecdote que, parti ce dimanche pour aller voir Sacerdoce, je fus successivement refoulé par le trop plein réjouissant de spectateurs hors de deux salles de cinéma – ce qui m’a conduit à opter pour cette jolie fable où j’ai croisé de manière improbable les pas de ce confrère lui-même improbable ! Quoi qu’il en soit, le père Benoît va si bien écouter Mireille qu’il en sera écouté. En effet, elle reprendra au terme une de ses phrases clés : « L’enfer est dans un cœur vide » et mettra aussitôt en œuvre son invitation à sortir d’elle-même : « Il faut aller vers les autres. On ne possède que ce que l’on donne ». Sans oublier la parole inconditionnelle de vie adressée à cette femme écrasée sous l’indignité et la honte : « Jésus est miséricorde ».
Avec une belle générosité et non sans naïveté, Mireille ouvre les portes de sa maison autant que de son cœur à ces trois hommes en recherche d’un foyer encore plus que d’un toit. Elle leur offre une écoute avec compassion, et au-delà même de la discrétion… Elle pousse le don d’elle-même jusqu’à épouser en mariage blanc ce faux Américain qui est un vrai sans-papier. En retour et par surcroît, avec ses artisans et artistes, c’est toute la partie esthétique de son existence qui revient à la vie dans ce décor propice à l’émerveillement et révélateur de l’écoulement : avec une évidente jubilation, Yolande Moreau multiplie les vues de la Meuse qui, avançant lentement et majestueusement au pied de la demeure familiale, scintille dans son écrin de verdure.
Ces moments de joie amicale qui font vibrer le cœur de Mireille ne peuvent dissimuler ni refouler totalement les souffrances profondes qui minent secrètement l’éternelle fiancée. De fait, face à la juge, elle a la lucidité de se demander si, avec ses trois losers, elle ne fait pas que répéter ses échecs d’antan. Or, le psittacisme est la plus sûre attestation de la blessure. Précisément, triple est celle qui fait saigner son cœur.
La première navrure est bien évidemment son échec amoureux : pas seulement parce que, en voulant aimer hors mesure, elle a voulu aider au-delà de la mesure (légale et morale), ce qui l’a conduit à ses trois ans d’incarcération pour deal ; pas seulement non plus parce que depuis quarante ans, elle a refusé de donner son cœur à un autre homme, concédant tout à cette anti-loi de vie : « Ne pas s’ouvrir pour ne pas souffrir ».
Mais surtout, avant tout, parce que son âme s’est barricadée et desséchée du dedans par ressentiment. N’est-ce pas aussi d’une Mireille que Vincent se languit dans La pastorale des santons de Provence ? Un indice ne trompe pas : la tristesse affligeante qui l’accable et plus encore l’amertume amère qui verrouille son visage, lors du retour de Fernando. Or, si celui-ci a sa part de responsabilité, l’on apprendra surtout dans quel syndrome « Cyrano de Bergerac », la précieuse Roxane qui aimait plus la belle éloquence que le bel éloquent a précipité son Christian qui n’a dû s’inventer une double personnalité que pour continuer à être aimé. Mireille devra lui pardonner dans cette nouvelle scène du balcon où l’indiscrète ouverture permettra aux mots apaisants de monter vers son cœur. Les larmes de ses yeux qui ont oublié de pleurer depuis trop longtemps achèveront d’attendrir ce cœur qui ne demande qu’à battre de nouveau. Alors, elle n’aura plus qu’à ouvrir sa porte à celui qui l’attend et qu’elle attend depuis trop longtemps afin de l’accueillir dans cette chemise immaculée qui témoigne que le pardon a revirginisé son cœur.
Une deuxième fermeture abîme Mireille : sa longue rupture avec Annie (Anne Benoît). Mais, si elle avait cadenassé son cœur vis-à-vis de son grand amour, elle a déserté la relation sororale pendant pas moins de quarante ans plus par honte de ce qu’elle a fait et est devenue – avec tout le décalage social autant qu’éthique qu’une incarcération comporte – que par rejet. Autrement plus emprisonnée que l’ancienne détenue est cette sœur pleine de reproches et de préjugés. Mais, et telle est la bonté du regard posé par l’héroïne et réalisatrice sur les personnes, l’on découvrira que, en réalité, cette clôture provenait non pas d’une position de surplomb, mais de la petite fille déçue vis-à-vis de son aînée admirée pour sa culture et sa liberté qui lui a tôt fait quitter une atmosphère familiale sans doute étouffante pour la jeune licenciée ès lettres.
Comprendre le chemin de la sœur jalouse demande de prendre en compte la troisième violence qui, elle, n’est plus seulement psychologique, mais éthique : la transgression. Mireille a, en effet, gardé de son passé délinquant une tendance à resquiller et à tromper. Elle traduit ainsi une conscience morale atrophiée qui peine à se laisser féconder par la vérité. En ce sens, la fable du premier tableau peint par le surdoué étudiant, celle de la Vérité sortant du puits armée de son martinet pour châtier l’humanité (car tel est bien le titre complet de la dernière œuvre de Jean-Léon Gérôme), donc, le mensonge déguisé préféré à la vérité nue, est un résumé de toute l’histoire de Mireille. Or, c’est Annie qui permet à la fois de démasquer la forfaiture à l’égard du collectionneur (Philippe Duquesne), et d’en ménager l’issue. Comme la sortie du puits : vers le haut. En invitant Mireille à vendre et quitter la maison, elle l’incite à s’arracher à un présent qui commence à trop ressembler à son passé déviant, pour s’attacher à un avenir innovant. Mais en ouvrant sa sœur à une mission qui conjure ses multiples démissions, Annie elle-même guérit à son tour de cette soumission qu’est la jalousie : elle n’est dorénavant vouée à la réaction-répétition pour entrer dans la seule création véritable, celle de l’amour-don.
Et si, comme le suggérait mon voisin à l’issue de ce film si rafraîchissant, La fiancée du poète était aussi une métaphore – ce que pourrait par exemple suggérer la transformation ponctuelle du symbole clé du film qu’est le cerf dont le brame annonce l’amour autant que la reprise de la vie chez Mireille ? Les multiples personnages qui entourent l’héroïne ne seraient-ils pas autant de facettes de cette riche personnalité endormie désormais en voie d’éveil et de réconciliation : l’artiste (Cyril), l’exilée (Estéban), la compatissante (Bernard), l’amoureuse (Fernando) ?
Pascal Ide
Mireille Stockaert (Yolande Moreau) a hérité de la maison familiale des bords de Meuse. Amoureuse de peinture et de poésie, elle revient après des décennies dans cette vaste demeure laissée à l’abandon. Comme son travail de serveuse à la cafétéria des Beaux-Arts de Charleville-Mézières ne lui donne pas les moyens de l’entretenir, l’ancienne détenue vit de petits larcins et de trafic de cartouches de cigarettes. Mais cela ne suffit pas non plus. Sur le conseil de son ami le Père Benoît (William Sheller), Mireille décide de prendre trois locataires : un étudiant en peinture, Cyril, surnommé « Picasso » (Thomas Guy) qui s’avèrera être surdoué dans l’imitation ; un maçon, Bernard (Grégory Gadebois), qui s’avèrera être un travesti ; un musicien américain qui se fait appeler Elvis (Estéban) qui s’avèrera être un émigré turc. Sans le savoir, ces trois hommes vont bouleverser la routine de Mireille et surtout la préparer à retrouver son grand amour de jeunesse qui est aussi son grand chagrin, le poète Fernando (Sergi López). Mais est-il possible de guérir d’une peine aussi ancienne et aussi profonde ?