Interstellar
Interstellar, film de science-fiction britanno-américain de Christopher Nolan, 2014. Avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway et Jessica Chastain.
Thème principal
Grandeur.
Thèmes secondaires
Amour, vérité.
Une nouvelle fois, Christophe Nolan réussit à nous surprendre, plus encore, à rajeunir ce genre très à la mode qu’est la science-fiction – cela d’autant plus intentionnellement que l’une des matrices les plus apparentes de son film est 2001 : l’Odyssée de l’espace.
Certes, une nouvelle fois aussi, nous retrouvons les défauts du scénariste-réalisateur britanno-américain : la complexité sinueuse du scénario qui conduit presque inéluctablement à des obscurités et des paradoxes (comment est-il possible que l’humanité future soit la source du changement concernant l’humanité présente ? autrement dit, comment l’effet peut-il précéder sa cause ?), la quasi-absence d’intrigue amoureuse et la difficulté à faire rêver et vibrer notre fibre poétique.
Mais ne boudons pas notre plaisir. Pourquoi ce titre intriguant ? Parce qu’il décrit la capacité la plus étonnante de l’homme de demain : joindre les étoiles, donc être proprement interstellar. Mais, en faisant de l’humanité quinquadimensionnelle le nouveau statut de l’homme, Nolan ne sacrifie-t-il pas définitivement aux mânes de la religion scientiste ? Il ne me semble toutefois pas qu’il ait définitivement recourbé l’humanité sur elle-même. Au contraire, il donne à voir un homme ouvert à plus que l’homme, par au moins deux chemins.
- D’abord, le désir farouche de connaître. Dès le début, Joseph Cooper (Matthew McConaughey) laisse entendre une belle profession de foi en affirmant que l’homme n’est pas un agent de gardiennage, mais un explorateur ; sa vocation est de diriger son regard non pas vers le sol, mais vers les étoiles. D’ailleurs, n’est-ce pas le meilleur de Cooper qui passera dans sa fille pourtant si réactive ? Au terme, Murphy (Jessica Chastain) ne trouve la solution au problème posé par l’évacuation de l’humanité qu’en acceptant de bousculer le cadre encore trop étroit posé par le pourtant génial professeur John Brand (Michael Caine) : elle imagine ainsi que le temps est réversible, donc qu’une information puisse rétrospectivement venir du futur. Quelle rage entreprenante et quelle endurante ténacité celle que l’on surnomme Murph va-t-elle déployer pour trouver la solution ! Quelle espérance, quelle attente assurée, va-t-elle manifester dans cette quête éperdue en cette chambre d’où tout part et où tout la ramène ! Quelle générosité va-t-elle mettre en œuvre au point de sacrifier à la vérité obstinément recherchée, plus que les précieux champs familiaux mis en feu, l’affection de celui qui lui est le plus cher, son frère Tom (Casey Affleck) ! Autant d’attestations que plus grand qu’elle l’anime au plus intime.
- Ensuite et plus encore, la transmutation de l’amour. Loin de céder à la conception romantique et amentaliste de l’amour, Nolan propose un cheminement complexe, semé de chausse-trapes.
Il y a d’abord, le chemin avorté du professeur Mann (Matt Damon, touchant) qui est à ce point replié sur lui, donc sur l’amour de lui-même, qu’il en vient à tout trahir : la vérité, le respect dû à la vie d’autrui et jusqu’à la prudence par laquelle il gouverne sa vie. Mais le scénariste a bien pris soin de ne pas le diaboliser : « Ne me jugez pas, vous ne savez pas ce que j’ai enduré pendant ces dix ans ! »
Nous croisons ensuite les pas de Brand dont l’amour est assez large pour viser le bien de l’humanité et l’énergie assez puissante pour le soulever toute sa vie. Mais dont l’espérance est trop déçue pour emprunter la voie de la vérité. Il mentira en proposant un plan A auquel il ne croira point, et suscitera la révolte horrifiée de sa fille, sans pour autant tarir sa générosité. Preuve, s’il en était besoin, que, là encore, Nolan récuse toute répartition manichéenne de l’humanité entre bons et méchants.
Il y a surtout l’humble sentier parcouru par Joseph Cooper. Au point de départ, on rencontre un homme asociable maladivement attaché à ses enfants, notamment à une fille prédélinquante. Certes, il n’hésite pas à briser son cœur en acceptant la mission de la NASA pour une durée indéterminée, mais on comprendra que, loin d’être idéaliste, sa motivation est en fait uniquement tournée vers le bien des siens. En effet, Cooper est blessé dans les deux secteurs de sa vie les plus importants : il a perdu son épouse, qui est morte d’un cancer ; il a perdu un métier où il avait atteint une excellence. il n’est donc pas prêt à vivre un troisième deuil : la perte de ses enfants, singulièrement de sa fille. Mais il ne restera pas figé dans cette attitude blessée surprotectrice. Au terme, son cœur se déchirera et s’élargira au point de sacrifier sa vie pour sauver non plus sa seule famille, mais la famille de l’humanité. En vivant le plus long et le plus radical des pèlerinages intérieurs – de la captation à l’oblation –, Joseph Cooper atteste que l’homme est habité par plus grand que lui.
Si le père est blessé par l’épreuve du deuil et de l’échec, Murphy est meurtrie par ce qu’elle vit comme une trahison. Mais l’intensité de sa révolte est proportionnelle à celle de son amour pour son père qui lui manifestait une tendresse singulière. Si, telle l’héroïne de Contact, on la retrouve, bien des années plus tard, célibataire, ne penchons pas trop vite pour un complexe d’Œdipe inachevé, voire sublimé : il s’agit d’abord, répétons-le, d’une donation de soi à la vérité, plus chère que la vie. Quête ardente que récompensera avec justesse le nom de « Cooper » donné au vaisseau géant qui accueille l’humanité sauvée. Or, cet amour de la vérité ne va pas sans amour vrai chez Murphy. Une fois son long deuil accompli, elle se réconcilie avec ce père si douloureusement manquant : en choisissant la date où elle atteint l’âge que son père avait lorsqu’elle la quittait, elle borne symboliquement la durée de sa révolte ; en consentant à lui adresser une parole sans retour, elle atteste plus encore que sa réconciliation est aussi sans retour, donc désintéressée.
Plus discrète et plus ébauchée, enfin, est la voie gravie par Amélia (Anne Hathaway). Elle n’en est pas moins héroïque. Profondément droite (et choisie pour sa rectitude autant que pour sa science), elle dénonce les fausses motivations de Joseph et plus encore celles de son père. Plus rude sera la double épreuve : le renoncement à sa première intuition (la planète d’Edmund) et la trahison de son père. Une troisième épreuve achève d’élargir sa générosité : la mort de son fiancé et l’attente solitaire, qui ne peut se nourrir que d’espérance. Chez le double contrasté de Murphy, comme Brand l’est de Cooper, le cheminement de l’amour par-dessus tout se donne à voir de manière singulièrement limpide.
Nulle profanation du mystère, nulle reconduction aux sirènes illusoires de l’amour-romantique, mais, pour chacun de ces deux voies (la connaissance et l’amour), une reconnaissance de ce que « l’homme passe (infiniment) l’homme », selon le mot fameux de Pascal.
Pascal Ide
Une nouvelle fois, Christopher Nolan réussit à nous surprendre, plus encore, à rajeunir ce genre très à la mode qu’est la science-fiction – cela d’autant plus intentionnellement que l’une des matrices les plus apparentes de son film est 2001 : l’Odyssée de l’espace.
Des défauts, mais pas constitutionnels
Certes, une nouvelle fois aussi, nous retrouvons les défauts du scénariste-réalisateur britanno-américain. Égrénons-les pour ne pas y revenir : la longueur éprouvante (non pas tant des 169 mn. que de l’entrée en matière ou de telle scène, par exemple dans le Tesseract) ; la complexité sinueuse du scénario (et cette critique n’a rien du besoin si français d’un script « clair et distinct » ! Les grands réalisateurs américains qui alimentent le meilleur des films de SF savent raconter des histoires limpides et pourtant en rien simplistes qui enchantent toutes les cultures de la planète : que l’on songe à Steven Spielberg, Jim Cameron ou Georges Lukas) ; complexité qui conduit presque inéluctablement à des obscurités (par exemple : comment Murphy âgée (Ellen Bursteen) sait-elle qu’Amélia (Anne Hathaway) attend Cooper (Matthew McConaughey) ? comment Murphy enfant sait-elle que son père est l’auteur des signes ?, etc.) et souvent à des paradoxes (le plus central étant le suivant : comment est-il possible que l’humanité future soit la source du changement concernant l’humanité présente ? autrement dit, comment l’effet peut-il précéder sa cause ?) ; la quasi-absence d’intrigue amoureuse (oui, elle se devine dans le phénomène d’attraction-répulsion entre Amélia et Joseph, et ne trouve à s’ébaucher qu’à la fin ; mais on ne peut pas vraiment dire que les films de Nolan, dont on doit saluer l’absence de concession au sexe et à la violence, se passionnent pour la passion amoureuse) ; la difficulté à faire rêver et vibrer notre fibre poétique (ces mondes sales, minéraux n’ont pas grand chose à voir avec la faune et la flore enchanteresse d’Avatar).
Ces défauts ne sont toutefois pas constitutionnels. Du moins pour le dernier. Cette fois-ci, en quittant le cinéma, ce n’est pas seulement l’imagination qui a été enrichie, ni l’intelligence stimulée, ni la volonté raffermie, mais aussi la sensibilité qui a été émue. Par des acteurs prodigieux dirigés de mains de maître : Anne Hathaway et Jessica Chastain (Murphy adulte) avaient déjà fait montre de leur capacité émotionnelle, mais jamais Matthew McConaughey n’avait ainsi incarné une personnalité dramatique et renoncé à séduire (Nolan lui interdira même un seul de ses sourires charmeurs de jeune premier). Surtout, dans le sombre et sobre décord d’une Terre finissante, ensevelie sous un linceul pulvérulent de chromies crépusculaires, dans des mondes hostiles, liquides ou glacés (même le troisième est encore martien), et dans le réduit claustrophobe du sale et rudimentaire Endurance (qui n’a guère à voir avec les somptueux décors du mythique Entreprise dans Star Trek ou ceux de Discovery One, le navire spatial de 2001), sans parler du solitaire espace intergalactique, les acteurs devront faire appel à tous leur art pour émouvoir le public. Et le feront. De plus, pour la première fois, l’anima (la part plus féminine) de Nolan se donne à entendre dans une poésie (dite) qui livre une clé de l’intrigue – portée par la musique envoûtante et toujours omniprésente de Hans Zimmer (qui était déjà le compositeur de la trilogie Batman). Surtout le cœur est remué par l’histoire de personnages blessés en quête de sens, d’apaisement et même de rédemption. Les frères Nolan (qui ont co-signé ce scénario) aiment leurs héros et les font aimer.
Un titre programmatique
L’inédit du récit est contenu ou plutôt astucieusement caché dans le titre. Là encore, sans surprise. Dans Memento, Nolan revisite la mémoire, dans Le Prestige, le spectacle par excellence qu’est la magie, dans la trilogie Batman qui, à partir du deuxième s’intitule Darknight, l’ambivalence de la figure du sauveur, à la fois chevalier et ténébreux (que ces ténèbres soient extérieures ou intérieures). Ici, Interstellar renvoie bien sûr à l’espace interstellaire ; mais ce n’est pas un space opera de plus. Le film montre aussi ce lieu inhospitalier par excellence (le suspense des scènes qui se déroulent dans l’intergalactique naissent de cet enjeu) ; mais ce n’est pas un remake du brillant et prenant Gravity. Interstellar traite aussi de l’espace interstellaire comme salut pour un monde post-apocalyptique ; mais sans sombrer dans les scénario dépressifs de films par ailleurs remarquables comme I am a legend ou The road. Au contraire, il renouvelle cette thématique aujourd’hui omniprésente : d’abord, en ne cédant pas à la tentation de faire de l’homme le responsable (rien ne nous sera dit de l’origine de cette poussière progressivement dévoreuse de toute vie ; et cette nescience suffit à nous décharger d’une culpabilité trop prégnante) ; ensuite, et c’est la conséquence, en se refusant à faire payer à l’humanité une facture aussi exorbitante que son existence fautive, à quelques rares survivants près ; enfin, en faisant de l’humanité future le sauveur de l’humanité présente.
Alors, pourquoi ce titre intriguant ? Parce qu’il décrit la capacité la plus étonnante de l’homme de demain : joindre les étoiles, donc être proprement interstellar. Mais aussitôt naît une objection : en faisant de l’humanité quinquadimensionnelle le nouveau statut de l’homme, Nolan ne sacrifie-t-il pas définitivement aux mânes de la religion scientiste ? Contact (qui me semble être la deuxième grande référence omniprésente du film) faisait dépendre le salut d’une humanité adorant son savoir d’un mystérieux Végan qui reconnaissait lui-même avoir hérité cette science d’une origine voilée. Et, en expliquant, sinon en détail du moins en général le processus par la théorie du trou de ver – phénomène cosmique reliant deux régions distinctes de l’espace-temps, un trou noir et une fonaine blanche, dont l’existence, pour être cohérente avec les théories de la relativité générale et de la mécanique quantique, demeure toujours hypothétique, alors que les trous noirs, avec lesquels on les confond parfois, sont des objets réellement existant –, Interstellar n’exténue-t-il pas tout mystère ?
Certes, Nolan concède au politiquement correct en filmant des êtres humains qui, se voyant mourir, ne se mettent pas à prier ni ne se tournent vers quelque entité transcendante – à rebours de tout ce que les maîtres de l’anthropologie religieuse (à commencer par Mircea Eliade et Julian Riess) nous ont appris. Sur ce point, Contact est autrement réaliste qui montre combien, en cas de crise majeure – l’affollement liée à la découverte d’un monde extra-terrestre –, l’homme connecte la part religieuse enfouie en lui elle – mais une religiosité d’autant plus sauvage qu’elle fut refoulée et n’est donc plus régulée par les institutions traditionnelles.
Il ne me semble toutefois pas que Nolan ait définitivement recourbé l’humanité sur elle-même. Si l’on accepte de regarder le religieux non pas du côté du divin (à ce que je sache, le nom de Dieu n’est jamais prononcé dans les films de ce britannique qui demeure un européen), mais de l’esprit de l’homme (qui en est la trace et la présence) ; non pas du côté du rite extérieur (dont on sait l’importance, tant l’homme est charnel autant que spirituel), mais des attentes intérieures. Je pense que, en se donnant un cahier des charges plus exigeant, Christopher Nolan donne à voir un homme ouvert à plus que l’homme, par au moins deux chemins.
Une inextinguible soif de vérité
D’abord, le désir farouche de connaître. Dès le début, Joseph Cooper laisse entendre une belle profession de foi en affirmant que l’homme n’est pas un agent de gardiénage, mais un explorateur ; sa vocation est de diriger son regard non pas vers le sol, mais vers les étoiles. L’aventure spatiale, vite enfouie, culpabilisée, voire recouverte par le mensonge (quelle crédible relecture de l’histoire : « La mission Apollo était une arme de propagande »), est d’abord une aventure intellectuelle : se représenter un monde plus vaste que nos sens. D’ailleurs, n’est-ce pas le meilleur de Cooper qui passera dans sa fille pourtant si réactive ? Au terme, Murphy ne trouve la solution au problème posé par l’évacuation de l’humanité qu’en acceptant de bousculer le cadre encore trop étroit posé par le pourtant génial et persévérant professeur John Brand (Michael Caine) : elle imagine ainsi que le temps est réversible, donc qu’une information puisse rétrospectivement venir du futur. Est-ce là que gît la solution aux deux difficultés posées ci-dessus : un salut paradoxal qui vient de l’avenir ; la raison qui conduit Murph à soupçonner l’identité entre le fantôme et son père ? Quoi qu’il en soit, quelle rage entreprenante et quelle endurante ténacité celle que l’on surnomme Murph va-t-elle déployer pour trouver la solution ! Quelle espérance, quelle attente assurée, va-t-elle manifester dans cette quête éperdue en cette chambre d’où tout part et où tout la ramène ! Quelle générosité va-t-elle mettre en œuvre au point de sacrifier à la vérité obstinément recherchée, plus que les précieux champs familiaux mis en feu, l’affection de celui qui lui est le plus cher, son frère Tom (Casey Affleck) !
Autant d’attestations que plus grand qu’elle l’anime au plus intime. Dès lors, loin d’être une concession à un scientisme omniscient et omnipotent, le théorème de Murphy – énonçant que toute hypothèse tôt ou tard se réalise –, devient l’expression un peu trop formalisée de cette formidable vitalité qui soulève les Cooper, père et fille, au-delà de ce qu’ils sont : en explorant la combinatoire de tous les possibles, l’homme cherche la réalité qui ne déçoit pas. Cette scène où Murphy adulte cherche avec une si profonde intensité la solution ne m’a si fortement ému et rejoint, ne parle pas que de ma soif jamais étanchée de vérité, mais de ce besoin universel que la personne trop souvent bâillonne et qui, s’il est écouté et nourri, le conduit jusqu’à l’illumination comblante, qui ne peut venir qu’à genoux, de la Vérité qui se révèle à lui.
Les cinq chemins de l’amour
Ensuite et plus encore, la transmutation de l’amour. Certes, en multipliant les paroles sur l’amour, en se refusant à faire de la science le salut d’une humanité plongée dans les ténèbres de l’ignorance, Nolan est en cohérence avec l’air du temps qui déconstruit le programme triomphaliste des Lumières (« Ose savoir ! »). Mais, loin de céder par réaction ingénue à la conception romantique et amentaliste de l’amour, il propose un cheminement complexe, semé de chausse-trapes.
Il y a d’abord, le chemin avorté du professeur Mann (Matt Damon, touchant) qui est à ce point replié sur lui, donc sur l’amour de lui-même, qu’il en vient à tout trahir : la vérité (il a trafiqué les données pour attirer la mission d’exploration et ainsi être secouru), le respect dû à la vie d’autrui (il tente de tuer Cooper, provoque la mort de Romilly (David Gyasi), sacrifie l’existence d’Amélia) et jusqu’à la prudence par laquelle il gouverne sa vie (Mann périra par une fausse manœuvre qui lui coûtera l’existence). Mais le scénariste a bien pris soin de ne pas le diaboliser : par son comportement (plus d’un a été ému par son intense émotion chargée de gratitude, lors de son éveil du caisson d’hibernation), ses paroles (« Ne me jugez pas, vous ne savez pas ce que j’ai enduré pendant ces dix ans ! ») et son intention (Mann fut choisi par la NASA à cause de son courage et de son haut idéal : aller explorer des mondes inconnus pour sauver l’humanité au péril de sa vie). Ainsi Mann ne va pas de soi à soi, mais il part de plus haut que soi pour se replier sur le plus mortifère des narcissismes de survie.
Nous croisons ensuite les pas du professeur Brand dont l’amour est assez large pour viser le bien de l’humanité et l’énergie assez puissante pour le soulever toute sa vie. Mais dont l’espérance est trop déçue pour emprunter la voie de la vérité. Il mentira en proposant un plan A auquel il ne croira, et suscitera la révolte horrifiée de sa fille, sans pour autant tarir sa générosité. Preuve, s’il en était besoin, que, là encore, Nolan récuse toute répartition manichéenne de l’humanité entre bons et méchants. Il y a plus. L’anthropologie de Brand porte sa propre réfutation. Même sélectionné pour son héroïsme, l’homme n’a pas le pouvoir de son vouloir : il aspire à une générosité universelle, mais ne se donne effectivement qu’aux siens. Or, ce dualisme funeste se traduit, en amont, par celui d’une manipulation hypocrite (entre la hauteur de l’idéal et la bassesse des moyens) et, en aval, par le hiatus entre son aspiration et son échec. De plus, Brand n’a pu mener son plan à bien qu’en travaillant en solitaire, au point de mentir à sa fille. Tout au contraire, c’est en conjugant leurs efforts que Joseph et Murphy vont trouver, à tâtons, la solution.
Il y a surtout l’humble sentier parcouru par Joseph Cooper. Au point de départ, on rencontre un homme asociable maladivement attaché à ses enfants, notamment à une fille prédélinquante. Certes, il n’hésite pas à briser son cœur en acceptant la mission de la NASA pour une durée indéterminée, mais on comprendra que, loin d’être idéaliste, sa motivation est en fait uniquement tournée vers le bien des siens. En effet, Cooper est blessé dans les deux secteurs de sa vie les plus importants : il a perdu son épouse, qui est morte d’un cancer ; il a perdu un métier où il avait atteint une excellence (il était « le meilleur pilote » d’essai) qui en dit long sur son attachement. Il n’est donc pas prêt à vivre un troisième deuil : la perte de ses enfants, singulièrement de sa fille. Aussi accepte-t-il de mentir ou du moins de trahir son espérance en promettant ce qu’il ne peut tenir : revenir. Son beau-père Donald (John Lithgow) le lui reprochera avec vérité et amertume. Ses compagnons de l’Endurance, Romilly et Doyle (Wes Bentley), ne tarderont pas, eux aussi, à dénoncer l’imposture. Mais Cooper ne restera pas muré dans cette attitude blessée surprotectrice. Au terme, son cœur se déchirera et s’élargira au point de sacrifier sa vie pour sauver non plus sa seule famille, mais la famille de l’humanité. L’amour-fusion s’est transfiguré en un amour-don. En vivant le plus long et le plus radical des pèlerinages intérieurs – de la captation qui est toujours ablation (de soi et de l’autre) à l’oblation –, Joseph Cooper atteste que l’homme est habité par plus grand que lui.
Parallèle en même temps qu’indépendante, est la métamorphose de Murphy Cooper. Si le père est blessé par l’épreuve du deuil et de l’échec, la fille est meurtrie par ce qu’elle vit comme une trahison. Mais l’intensité de sa révolte est proportionnelle à celle de son amour pour son père qui lui manifestait une tendresse singulière. Tendresse d’ailleurs toute de respect et de confiance : face à l’affirmation entêtée de sa fille lui assurant qu’un fantôme lui parle, Joseph répond avec sérieux en la défiant de prouver scientifiquement son propos. Beaucoup plus que Tom, elle a épousé les hautes et larges aspirations de son père, au point de s’ébrouer, à l’école, de tout ce qui rétrécit sa vision et entrave sa liberté. Si, telle l’héroïne de Contact, on la retrouve, bien des années plus tard, célibataire, ne penchons pas trop vite pour un complexe d’Œdipe inachevé, voire sublimé : il s’agit d’abord, répétons-le, d’une donation de soi à la vérité, plus chère que la vie. Quête ardente que récompensera avec justesse le nom de « Cooper » donné au vaisseau géant qui accueille l’humanité sauvée. Or, cet amour de la vérité ne va pas sans amour vrai chez Murphy. Une fois son long deuil accompli, elle se réconcilie avec ce père si douloureusement manquant : en choisissant la date où elle atteint l’âge que son père avait lorsqu’elle la quittait, elle borne symboliquement la durée de sa révolte ; en consentant à lui adresser une parole sans retour, elle atteste plus encore que sa réconciliation est aussi sans retour, donc désintéressée. L’amour est fécond. En renouant avec son père, Murphy peut renouer avec son projet et ainsi avec ce qu’elle porte de plus profond en elle. Aussi peut-elle collaborer avec la figure paternelle la plus proche de son père, le professeur Brand – qui a peut-être joué, auparavant, le rôle d’un tuteur de résilience. Aussi, tout en allant jusqu’au bout de ce qu’elle peut faire, sortira-t-elle de la solitude létale où s’est muré Brand. La moitié théorique de la solution, celle intéressant l’élaboration formelle, sera pollinisée par l’autre moitié apportée par son père, la data base empirique des observations venues de Gargantua. Le triomphe de la vérité est autant celui de la féconde complicité du père et de la fille, et, bientôt, des deux modèles de sauvetage de l’humanité.
Plus discrète et plus ébauchée, enfin, est la voie gravie par Amélia Brand. Elle n’en est pas moins héroïque. Profondément droite (et choisie pour sa rectitude autant que pour sa science), elle dénonce les fausses motivations de Joseph et plus encore celles de son père. Plus rude sera la double épreuve : le renoncement à sa première intuition (la planète d’Edmund) et la trahison de son père. Une troisième épreuve achève d’élargir sa générosité : la mort de son fiancé et l’attente solitaire, qui ne peut se nourrir que d’espérance. Chez le double contrasté de Murphy, comme Brand l’est de Cooper, le cheminement de l’amour par-dessus tout se donne à voir de manière singulièrement limpide.
D’ailleurs, en renouvelant aussi le thème central de la science-fiction qu’est le robot comme double de l’homme, Nolan joue encore de ce thème de l’amour-don : car il n’innove pas seulement en revenant à une forme, surprenante en son caractère rudimentaire, presque a-figural, se refusant à tout anthropomorphisme, en sa capacité de métamorphose ; mais surtout parce que TARS – c’est son nom – suscite, au final, pas moins d’attachement, de sorte que son sacrifice ultime, pour éviter l’absorption par le trou noir Gargantua, sera vécu comme une généreuse immolation et une douloureuse séparation. Certes, le robot n’offre pas sa vie (Nolan ne transgresse pas les lois de la robotique prescrites par Isaac Asimov), mais, loin de se révolter (toujours au nom de la troisième loi), il consent (il me faudrait revoir la scène).
D’ailleurs, n’est-ce pas l’amour qui rend vivable le temps autant que l’espace ? La muséalisation de la pièce où Murphy a trouvé la solution qui a sauvé l’univers n’est supportable que parce que le passé est dépassé et, de commencement, devient une origine. Dans un piquant paradoxe induit par un monde régi par le fameux paradoxe des jumeaux de Langevin, Nolan montre que, lorsque l’enfant aura excédé l’âge de ses parents, le précepte biblique « Quitte ton père et ta mère », loin de devenir caduque, demeure, mais inversé. Ce moment des retrouvailles avec sa fille que Cooper espérait tant, tourne court, de par la volonté même de Murph devenue centenaire (Ellen Bursteen) : elle l’envoie, voire le renvoie, vers celle qui pourrait être la femme de sa vie, c’est-à-dire à l’autre bout de l’espace intergalactique, creusant ainsi entre eux une distance respectueuse et signifiant un détachement qui est devenu l’autre nom de l’amour.
Donc, nulle profanation du mystère et nulle concession aux sirénes de l’amour-romantique, mais, pour chacun de ces deux voies (la connaissance et l’amour), une reconnaissance de ce que « l’homme passe (infiniment) l’homme », selon le mot fameux de Pascal. Nolan n’émarge donc ni au pessimisme de l’économie classique qui identifie l’homme à un agent utilitariste maximisant ses intérêts (aucun des protagonistes ne part de soi seul), ni à l’optimisme rousseauiste qui fait du même homme un être essentiellement altruiste que seule une influence externe pervertit (un certain nombre de ces protagonistes finissent dans une tristesse mortelle), pour dessiner un chemin dramatique où l’homme conquiert sa grandeur sur sa misère, par une Grandeur qui l’excède.
Nolan, prophète de l’homme augmenté ?
Concluons en affrontant une ultime difficulté. Si Nolan se refuse à un scientisme froid, n’a-t-il pas tout concédé au fantasme et à l’idéologie bien actuelle de l’humanité augmentée (alias l’homme-cyborg) ? Ainsi, en nous montrant au terme deux héros de 124 ans âge terrestre, alors qu’ils ont à peine 40 ans d’âge biologique, ne nous fait-il pas rêver à une humanité immortelle ? Le vieil Adam a retrouvé l’Adam prélapsaire (d’avant la chute) et enfin dérobé le fruit édénique de l’incorruptibilité.
Pourquoi pas ? Concédons que Nolan affronte le thème de la transhumanie. Voire, il le fait avec plus de radicalité que Lucy, le dernier film de Luc Besson, montrant un homme qui, s’il emploie enfin 100 % des capacités de son cerveau (affirmation aussi répétée qu’infondée), dépasse son individualité et finit par coïncider avec la Terre. Voire, avec encore plus de radicalité que Transcendance, film qui fut produit par Christopher Nolan, où l’homme transgresse jusqu’à la limite infranchissable de la mort. En effet, dans Interstellar, l’homme 2.0 qui n’en finit pas de s’infinitiser (sic !), maîtrise l’espace et le temps, au point de traverser le premier (superbe trouvaille que l’ouverture du trou de ver en forme de sphère !) et de rendre le second réversible (autre superbe trouvaille que celle du Tesseract, ce cube à quatre dimensions qui permet au héros d’entrer en contact avec sa fille).
Toutefois Nolan a répondu implicitement à cette objection : non, l’homme n’augmente pas au point de changer de nature. Il ne concède rien au rêve nietzschéen d’un surhomme qui serait à l’homme ce que l’homme serait au singe. Nul prométhéisme, mais plutôt comme l’ébauche d’une divinisation. Si transcendante soit la cinquième dimension à l’égard de la quadridimensionnalité espace-temps, la gravité la traverse encore, ce qui permet à Cooper de pouvoir, à rebours de la temporalité, envoyer des messages à sa fille à travers les chutes des livres ou les saccades de la trotteuse de la montre (offerte : l’amour, vous dis-je) ; d’ailleurs, le scientifique nomme explicitement cette gravité. Celle-ci étant une propriété fondamentale de la masse, donc de la matière, donc du corps, la malléabilité du temps et de l’espace, si grande soit-elle, n’a pas offusqué notre corps. Nolan a résisté au délire gnostique de ces films qui ne sortent du pessismisme de la condition humaine qu’en devenant des optimistes d’une humanité nouvelle hors-chair.
Le « moraliste d’Hollywood » deviendrait-il le « métaphysicien d’Hollywood ». En affirmant en l’homme la présence d’un esprit qui passe l’homme, tout en se refusant de le désincarner, Nolan en offre une vision équilibrée autant que mystérieuse. Et ici, c’est le Pascal danois qu’il faut convoquer : l’homme, synthèse de corps et d’esprit, de fini et d’infini, de temps et d’éternité.
Pascal Ide
Le film raconte les aventures d’un groupe d’explorateurs qui utilisent une faille récemment découverte dans l’espace-temps afin de repousser les limites humaines et partir à la conquête des distances astronomiques dans un voyage interstellaire.