Hook ou la revanche du capitaine Crochet (Hook), fantastique américain de Steven SPIELBERG, 1991. Avec Robin Williams, Dustin Hofmann, Julia Roberts.
Thèmes
Paternité, adolescence, dépendance au travail, relation père-fils.
Le film fantastique Hook est une heureuse illustration de ce que l’on n’accède à soi que par autre que soi. En effet, Peter Banning a perdu son identité, son imagination, sa mémoire. Spielberg inverse donc l’interprétation traditionnelle de Peter Pan : au pur jouisseur sans autre ni lendemain, au petit garçon incapable de grandir et de devenir un adulte responsable, le cinéaste substitue un adulte responsable, mais qui a totalement oublié l’enfant qu’il a été, donc son imagination, sa capacité d’étonnement, sa créativité. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’être ni un éternel enfant ni un adulte amnésique de son enfance, mais de conjuguer (intégrer !) ces deux âges de l’humanité.
Mais se pose un problème. D’un côté, l’on ne peut s’auto-guérir quand les blessures sont profondes. De l’autre, le médecin ne peut que révéler ce qui existe déjà, potentiellement, en soi. Il n’y a donc qu’une seule voie qui est aussi un remède : accéder à soi que par autre que soi. Tel est l’événement heureux qui arrive à Peter Banning : il tombe dans un monde, le pays imaginaire, qui n’est plus normé par des règles adultes. Dès lors, la seule issue est de redevenir un enfant créatif, ex-centrique, etc.
1) Père manquant, fils manqué [1]
a) La blessure de Peter Banning
On n’en finirait pas de décrire les signes de sa blessure. Peter ne vit que de peurs et d’interdits qu’il distille aux autres et rend ses injonctions tyranniques. Sa crainte des fenêtres ouvertes, son vertige engendrent des colères si démesurées qu’elles ne peuvent pas ne pas être surmotivées.
Au fond, il est incapable de donner et de recevoir. Toute son existence est polarisée par sa profession. Peter a refoulé soigneusement tout besoin d’aimer et d’être aimé par la suractivité d’un travail très sérieux de fusion-acquisition d’entreprises. « Son esprit s’est avocatisé », dit Mouche, signifiant exactement l’identification de la personne à sa profession, en cela fort aidé par des collègues aussi infantiles que lui. Le téléphone portable n’est pas tant l’arme de l’aliénation que son symbole. Il est surtout le moyen de l’isolement dans le lieu le plus convivial ; il est l’occasion rêvée de vivre avec son rêve ou son activisme.
Le signe affectif décisif qui ne trompe pas, sera donné par Clochette : « Je comprends que tu as du mal à trouver une pensée agréable. Tes pensées sont tellement tristes. » Son visage a perdu jusqu’au souvenir du sourire.
Et le grand signe de sa blessure est par excellence son amnésie. Peter n’a plus aucun souvenir d’avant douze ans. Plus encore, toute tentative de remonter en-deçà réveille des colères que la psychanalyse qualifierait de transférentielles. Et son travail, quelle meilleure raison pour ne pas franchir l’Atlantique ?
La blessure de Peter porte un nom c’est la blessure du pirate. Wendy ne s’y trompe pas qui, aussitôt qu’elle voit Peter, lui dit avec douceur : « Peter, alors, tu es devenu un pirate. »
b) La blessure de Peter Pan
Lorsqu’il attrape son fils Jack dans l’avion, Peter lui reproche d’être un enfant : « Quand vas-tu cesser de te comporte comme un gosse ? – Mais je suis un gosse. – Grandis », sera l’injonction définitive qui exprime la haine que Peter porte pour l’enfant qu’il fut.
Mais il serait bien illusoire de croire que redevenir Peter Pan serait la solution au remède. En fait, et c’est l’une des richesses du film que de se refuser au manichéisme simpliste, le retour au Monde imaginaire n’est pas la solution, non seulement parce que ce serait fuir ses responsabilités de parents, mais parce que, on va l’apprendre, le passage par ce monde a été, lui aussi, une fuite.
Au fond, il demeure ici une part de mystère le Monde Imaginaire fut-il pour une part curatif ou non ?
c) La blessure de Jack
L’adulte manqué est aussi un père manqué. Surtout, le propre du père est de donner à l’enfant confiance ; mais seul est fiable celui qui tient ses promesses et Peter ne tient jamais aucune promesse. Immense est la déception de Jack.
Transparente est la blessure de Jack. Comment réussirait-il son coup lors de ce match de baseball, lorsque, à la place du regard rassurant, confiant de son père dont il a tant besoin, il trouve, pire que le vide, le noir objectif d’un caméscope ? Comment peut-il avoir confiance en lui et en la vie, lorsque chaque promesse tenue par celui qui est tout pour lui se délite et se disloque ? Comment pourra-t-il se fier à une parole lorsque la Parole même du père n’est pas fiable ?
Or, qui n’a pu faire confiance ne peut avoir foi en l’avenir.
d) La blessure de Crochet
On pourrait se demander si le Capitaine Crochet est plus que la médiation du salut de Peter (et parce qu’il l’oblige à revenir dans son passé, et parce qu’il va permettre, on le comprendra plus loin, d’insuffler la confiance à son âme).
Crochet ne vit que de sa haine. « Fais plaisir à mon crochet », dit-il à Peter, lors du combat final. Ce crochet qui a remplacé la main coupé par Peter, est la métonymie de son unique raison de vivre la vengeance, la mort de Peter.
Mais Crochet n’est pas un homme, il n’est que haine. C’est elle et elle seule qui lui donne esprit et goût de vivre. Sans espoir que sa vengeance s’accomplisse, il se rétrécit et se rabougrit comme un sac vide, dépressif et suicidaire.
Il refuse le temps : les réveils lui font peur, non seulement parce qu’ils lui rappellent le crocodile Tic-Tac qui lui a mangé la main coupé par Peter Pan, mais parce qu’ils comptent le temps le rapprochant d’une échéance lui manifestant que sa vie fut vaine puisque sa vengeance ne fut pas remplie. Et la perruque, cachant quelques rares et misérables cheveux blancs, est-elle déni de cette usure.
2) Fils manqué
On ne découvre que peu à peu la blessure de Peter Banning.
C’est son nounours Baba qui va servir de révélateur : « Maman le mettait dans mon landau pour me tenir compagnie. » Les souvenirs affluent, douloureux et libérants. Peter comprend alors qu’il a une maman sérieuse qui ne l’a pas rêvé comme enfant, mais qui a vu en lui un adulte et a déjà anticipé les professions valorisantes qu’il aurait : « Je ne voulais pas grandir. Car tous ceux qui grandissent deviennent adultes. » Alors, Clochette est venu entériner son tout jeune refus et l’a emmené dans l’Ile des Enfants Perdus où il est devenu d’autant plus facilement Peter Pan qu’il s’est rendu compte que sa maman l’avait oublié, fermant symboliquement la fenêtre sur tout extérieur, tout rêve, toute nouveauté imprévisible.
Mais Peter ne se résout pas à se couper de son passé, à errer sans racine ni parent. C’est ainsi qu’il rencontre un jour, par hasard, en cherchant son ombre (son identité qui se décolle et le fuit), une jeune fille qui est vraiment un enfant, puisqu’elle n’a pas peur de lui. Mais Wendy est un enfant qui veut aussi grandir et devenir adulte, c’est-à-dire maman. Aussi, un jour, Peter verra qu’elle a un enfant et son cœur se brisera. Peter quitte alors l’Ile des Enfants Perdus, car il veut lui aussi être papa. Mais son choix est réactif plus que librement consenti. La décision de Wendy l’a trop fait souffrir. Voilà pourquoi son retour a la vie réelle, adulte n’a pas été une issue paisible et continue hors du monde de l’enfance, mais un nouveau coup de force. Voilà aussi pourquoi, déçu par Wendy qui ne l’a pas attendu ou imité, il revient de force dans un monde adulte où l’enfant ne doit plus exister, après avoir voulu entrer dans un monde uniquement composé d’enfants où l’adulte identifié au pirate n’avait aucun droit d’existence. Peter est-il au rouet ? L’adulte qu’il n’est pas peut-il retrouver l’enfant qu’il n’a jamais vraiment été ?
3) Re-pères pour le père
Mais quel peut être le remède ? D’un côté, un monde d’adultes-pirates ; de l’autre, un monde d’enfants abandonnés. Comment en sortir ? Une seule manière cesser de reconstruire ou plutôt d’occulter le passé, faire mémoire, et se pardonner. Spielberg ne pouvait manquer de tracer une possible guérison qui est aussi un rachat.
a) Les médiations
La fée clochette. Grâce à Clochette, Peter va pouvoir faire mémoire. Clochette n’a pu tant aider Peter à reconquérir famille et identité qu’en l’aimant, ce qu’elle lui avoue en reprenant sa taille adulte. Certes, son amour n’est pas pur, il est pétri de jalousie et de captation, du moins son cœur ne se ferme-t-il pas lorsque Peter, nullement insensible à la fée aux « jolies jambes », répond à sa déclaration d’amour « Et moi, j’aime Moïra, Jack et Meggy ».
La capacité de voler.
b) La guérison de Peter ou redevenir enfant pour devenir père
Il faut bien entendu aller faire un tour du côté de l’enfance « Quand vas-tu cesser de te comporter comme un gosse, demande Peter à son enfant qui joue dans l’avion ? – Mais je suis un gosse. – Grandis. » Peter a-t-il grandi ? Tout donne l’impression. Mais on a vu qu’il était un faux adulte. Il serait toutefois bien erroné de croire que ce fut un vrai enfant. Un faux adulte est un faux enfant qui sommeille en lui.
Cette guérison passe par deux étapes :
1’) La guérison de l’enfant
Celle-ci se déroule en deux temps passif et actif.
Dans l’une des plus belles et des plus émouvantes scènes du film [2], Peter essaie de convaincre les Enfants perdus d’aller délivrer ses enfants des mains du Capitaine Crochet. Mais comment ceux-ci accepteraient-ils ? Leur monde s’est construit de manière manichéenne : les adultes, synonymes de pirates d’un côté, les enfants, dont Peter demeure le paradigme, de l’autre. Or, comment Clochette peut-elle croire qu’un homme trop vieux, qui « a du bide », et des enfants, qui ne connaît même pas les jeux les plus élémentaires, et surtout « ne sait pas voler, se battre et pousser son cri », est le légendaire Peter Pan ? En désespoir de cause, une ligne de partage est tracée sur le sol ; mais tout le monde rejoint son jeune rival, Rafio, et le laisse seul derrière sa ligne qui sépare les méchants adultes et les innocents enfants. Seul ? Non pas. Demeure un enfant, tout jeune et lui, véritablement innocent. Etrangement, il ôte les lunettes de Peter, prostré, accablé, et commence à se livrer à ce qui semble un massage. Peter est arrivé à un tel point de lassitude et de découragement, voire d’humiliation, qu’il se laisse faire. Mais le massage silencieux, infiniment attentif, s’avère en fait être une exploration, plus, un remodelage, une méta-morphose. Et soudain éclôt le miracle : l’enfant fait naître sur le visage si sérieux, si triste, un sourire, un rire. Alors, fuse l’exclamation émerveillée : « Oh, tu es là, Peter ! » L’enfant Peter n’avait pas disparu. Il était seulement oublié. Seul un autre enfant pouvait, de l’extérieur, passivement, le reconnaître, le révéler, actualiser la mémoire. L’on n’accède à soi que par autre que soi. L’on ne peut s’auto-guérir tant les blessures sont profondes. Pour autant, le médecin ne peut que révéler ce qui existe déjà en soi.
Maintenant que Peter a accepté de se recevoir des mains, du cœur d’un enfant, il lui revient d’entériner ce choix en laissant en lui parler l’enfant. Or, le monde de l’enfance est le monde de l’imaginaire. Le repas en sera l’occasion. Seule l’imagination de Peter pouvait remplir les assiettes. De nouveau, Rafio qui sent que son pouvoir est tout de même menacé et a besoin d’asseoir son autorité, l’affronte en duel verbal. Au début, Peter est plutôt désarçonné devant les bordées d’injures inspirées par la plus pure tradition scatologique, souligné par les « Pouah » d’écœurement des Enfants Perdus. Mais, houspillé par Clochette, il se ressaisit, d’abord dans le registre intellectuel qui est parfaitement inefficace ; puis, libérant ses ressources fantasmatiques, comme involontairement, Peter lance : « Espèce de paramécie » qui sidère Rafio pris en flagrant délit d’ignorance : « La paramécie est une cellule sans cerveau », explique Peter avec un souverain mépris ; pris au jeu, décidément enfant, il ponctue sa parole d’un geste de sa cuiller apparemment vide. Les gamelles se remplissent alors d’une nourriture dont la fonction s’avèrera promptement plus balistique qu’alimentaire.
Mais Peter a-t-il réellement fait le deuil de tout son refus de l’enfant présent en lui et dont on a vu au début les signes ? Une ultime médiation est nécessaire, qui viendra, paradoxalement, de son pire ennemi le mal soigne le mal. Lorsque le Capitaine Crochet s’affrontera à Peter dans l’ultime combat, il usera d’une arme perfide qui précipitera la guérison : « Tu sais que tu n’es pas vraiment Peter Pan. » Et il lui jettera au visage toutes les raisons pour lesquelles il a refusé son enfance, de sa froideur égoïste jusqu’à son souci exclusif de réussite et son absence d’amour de ses enfants. Ce résumé quasiment clinique de tous les symptômes paralyse Peter. Alors c’est des enfants perdus que va venir la parole curative, ces enfants qu’il avait lâchement abandonnés en voulant revenir à la vie adulte : « Je crois en toi », répètent-ils tous, et, plus encore, la parole de son fils : « Tu es Peter Pan ». Comment mieux dire que le parent ne peut se recevoir que de la parole aimante de son enfant ? La confiance de l’adulte s’étaye sur la confiance que l’autre, surtout l’enfant et son enfant, a dans l’enfant qu’il fut et demeure.
2’) La guérison de l’adulte
Lorsque l’enfant noir découvre avec émerveillement Peter Pan, il fait cet aveu capital, en forme de reproche : « Tu avait promis de ne jamais grandir. » Peter n’a en réalité pas été un véritable enfant, car il s’est toujours dérobé au caractère transitoire de cet état.
Or, père indigne et démissionnaire, Peter a blessé son fils, Jack. Il doit d’abord le reconnaître. Il en fera l’expérience douloureuse en constatant que son fils Jack l’a oublié, s’habille comme le Capitaine Crochet et surtout gagne au base-ball car il est applaudi par le nouveau père qu’il s’est choisi, pleinement (quoiqu’hypocritement) présent à son jeu. La mort dans l’âme, il s’en va. Va-t-il se désespérer ou va-t-il tenter de reconquérir son fils ? Son courage, sa décision reprend le dessus. Une seule manière affronter le faux-père et se réconcilier avec son enfant ; or, cela demande qu’il puisse voler. L’équation est profonde un bon père est d’abord un père qui accepte son passé, qui accepte d’être fils. Il saute pour s’obliger à voler, mais peut-on se guérir par coups de force ? Le volontarisme ne peut hâter la guérison. Peter a besoin d’une aide et surtout d’établir pleinement la connexion entre passé et présent. Très symboliquement, la balle que Jack a victorieusement envoyé dans les airs retombe enfin et vient frapper Peter à la tête comment mieux dire qu’unique est la blessure du père manquant et du fils manqué ? De cette identification symboliquement reconnue, tout va maintenant découler, comme nécessairement. Allant chercher la balle de base-ball dans l’eau, il y rencontre non pas son visage, mais celui de Peter… Pan, jeune, frippon, qui lui fait découvrir un graffiti Peter-Wendy et surtout son ancienne grotte, brûlée par le Capitaine Crochet lors de son départ. Clochette l’y attend. C’est le moment d’y introduire Peter : « Je voulais fêter ton retour », lui dit-elle.
3’) Conclusion
Peter a donc redécouvert deux facultés essentielles l’imagination et la mémoire. La première faculté est plus féminine et la seconde plus masculine. Mieux la première prédomine dans l’enfance, la seconde dans l’âge adulte.
Le Peter Pan-Banning qui affronte Crochet est pleinement devenu adulte. Il est responsable alors qu’il s’apprête à repartir avec ses enfants, il comprend qu’il doit résoudre lui-même le problème s’il ne veut pas que ce soit ses descendants qui en pâtissent : « Que veux-tu vieil homme ? », dit-il à l’adresse du Capitaine Crochet. Plus encore, Peter est capable d’affronter la peur des peurs : « La mort peut être une grande aventure. » Et la scène finale montrera qu’il s’est affranchi de son esclave, le portable, à qui il fait subir le sort de l’enfant qui ne sait pas grandir, voler le téléphone apparaît alors en sa vérité comme la seule concession qu’il faisait sans le savoir au monde de Peter Pan.
Surtout, le signe de sa guérison finale est la capacité à pleinement accepter sa tâche d’adulte non pas rester avec les Enfants Perdus et s’amuser, non pas seulement devenir un vrai père, mais assurer une continuité aussi nomme-t-il un successeur dans la rotondité rassurante de Miche.
Mais la guérison plénière de Peter demande qu’intervienne un autre moyen, et c’est le Capitaine Crochet qui le permettra.
c) La guérison de Jack ou redevenir enfant
Mais la guérison ne vaut pas que pour le père. Elle est aussi nécessaire à son fils.
Jack a prématurément grandi en croyant pouvoir se passer de père. La tentation qui sommeille en son cœur et que le dessin du père tombant sans parachute avait concrétisé tuer son père, voilà que Crochet et la toute-puissance du Monde Imaginaire lui donne de pouvoir la réaliser. Jack s’apprête à reproduire la même boucle infernale que celle dans laquelle Peter s’est enfermé, reproduisant les mêmes erreurs que son père pour mieux règler ses comptes avec lui.
Sa guérison passe elle aussi par plusieurs étapes. Il lui faut d’abord reconnaître que son père l’a trahi, lui a fait du mal. Salutaire scène où il détruit la métaphore du père dans cette montre qu’il lui a offert. Certains s’en offusqueront ; mais comment guérir sans reconnaître la blessure qui en a besoin et sans en exprimer (dans les deux sens du terme) la souffrance ? Cependant, cette libération affective est moralement neutre et n’est nullement garant de guérison ; elle peut au contraire servir la cause de la haine et de la forclusion. Lorsque Peter dira à son fils : : « Donne-moi ta main. On retourne chez moi », il rencontrera un visage durci, fermé : « Je suis chez moi », auquel répond un paternaliste et hypocrite : « C’est mon fils », du Capitaine Crochet.
La blessure s’accompagne toujours d’une décision. On se rappelle que l’histoire de Peter a montré la participation, donc la complicité de sa volonté, dès son plus jeune âge.
C’est la mort de Rafio qui sortira Jack de sa torpeur. Jack prend alors conscience non pas de la violence assassine de Capitaine Crochet (un père omnipotent a le droit de vie ou de mort), mais surtout de ce que son attitude intérieure est homicide, elle peut aller jusqu’à tuer son père à ses côtés, appartenant au monde des Enfants Perdus, surtout s’étant substitué à son père, Rafio en est comme le double. Aussi, en quittant les habits dont le Capitaine Crochet l’avait affublé, Jack rechoisit-il son ancienne et véritable identité.
La guérison trouvera son couronnement dans la reconnaissance en son père de l’enfant qu’il a été, comme lui.
d) Une guérison pour le Capitaine Crochet ?
C’est ici où la fable prend une dimension métaphysique et, plus encore, spirituelle elle nous parle du pardon, accepté ou refusé.
Comme le titre lui-même l’indique, le Capitaine Crochet est habité, plus encore, hanté par l’esprit de revanche et de vengeance. Il n’a qu’une raison de vivre tuer Peter Banning-Pan qui l’a humilié et lui a coupé la main, qu’a dévorée le Crocodile Tic-Tac. Or, cette haine, qui est le revers du pardon refusé, le dévore de l’intérieur. Si bien que dans l’homérique combat final, Crochet finira, symboliquement et mystérieusement englouti dans les entrailles du symbole même de ce pardon toujours nié, la statue du Crocodile le moi miné par le pardon non donné se phagocyte lui-même. En regard, Peter Pan, devenu avocat, ayant écouté sa fille lui expliquer qu’il a des excuses (il n’a pas eu de mère), a pu pardonner et toute sa famille s’en trouve illuminée par la joie de cette réconciliation intérieure et extérieure. Le petit garçon qui se refusait à grandir, acquiert sa pleine stature d’adulte par le pardon.
4) Conclusion
Hook ne décrit pas n’importe quel chemin de salut, mais un chemin qui n’est pas de mince importance pour Spielberg lui-même (selon son propre aveu), pour l’Américain et pour l’Occidental la réconciliation à l’égard de son origine. Par-delà la réconciliation avec son enfance, c’est la réconciliation avec ses parents qui est ici en jeu.
Selon un canevas très étudié aux Etats-Unis où chaque catégorie de spectateur doit pouvoir se projeter, le film regroupe toutes les catégories possibles de relation à l’enfance et à l’âge adulte
– Les parents adultes sans enfance, parce qu’ils ont manqué leur enfance ce sont les pirates. Et ce pirate qui s’ignore, Peter Bannig.
– Les adultes sans enfance qui ne veulent pas de cet enfance Hook.
– Les parents qui ont été de vrais enfants tel est le cas de Wendy et celui de Peter Pan redevenu Peter Banning à la fin.
– Les enfants qui ont de vrais parents et veulent pleinement vivre leur enfance pour devenir adultes et parents Megie et Jack, avant qu’il ne change.
– Les enfants sans parents qui sont menacés de devenir des pirates les Enfants perdus, Peter Pan, mais aussi Jack dans sa période de rejet.
– Les adultes dans leur corps qui sont demeurés enfants dans l’âme c’est le cas de Flute, toujours en recherche de ses billes. Il n’a jamais quitté le monde Imaginaire ; aussi, à la fin, le rejoindra-t-il sans hiatus ni regret. Le fou est un enfant qu’un adulte n’a pas rêvé.
De la manière dont je me reçois de l’amour de mes parents dépend la manière dont j’ai pu me recevoir comme enfant, donc la manière dont je me reçois comme adulte, donc la manière dont je me reçois et vis comme père (donc à nouveau directement confronté à l’origine). Voilà la triple relation (les quatre membres de l’implication) mis en place par Spielberg dans Hook.
Nous nous retrouvons donc devant une triple implication ou équation l’adulte manquant est le plus souvent un père manquant ; le père manquant génère des enfants manqués ; le père manquant a d’abord été un enfant manqué ; un enfant manqué, enfin, vient de parents manquants. La boucle infernale est bouclée. Selon le célèbre aphorisme de Santayana, « ceux qui ne gardent pas le passé en mémoire sont condamnés à le répéter [3] ».
Ce film que la critique française a injustement boudé, pourrait-il être une base de démarrage pour une réflexion-guérison relative à la relation que nous avons avec notre origine et mes parents ?
5) Une autre lecture
Un adulte réussi est un adulte qui a été enfant. Il n’a shunté aucune période de sa vie. Un adulte pleinement adulte s’est reçu de sa vie d’enfant, donc de l’amour de ses parents. Qui ne veut pas se réconcilier avec son enfance, ne pourra se réconcilier avec ses propres enfants. Hook est la métaphore simple, non appuyée et parfaitement efficace de la nécessaire inscription de notre vie dans une continuité le mauvais père a d’abord été un mauvais fils. N’a-t-on pas d’ailleurs parlé de syndrome de Peter Pan [4] ?
De prime abord, Peter Pan, héros d’un roman pour enfants de James Matthew Barrie et, plus encore, de l’immortel dessin de Walt Disney, est un adolescent espiègle, une sorte de Till Eulenspiegel britannique doué du meilleur pouvoir de voler ; cette double caractéristique implique un investissement très positif du personnage qui ne rêve de transgresser les interdits ? qui ne rêve de voler, ce qui constitue d’ailleurs un autre signe de toute-puissance nier la pesanteur de la matérialité ?
Le film de Steven Spielberg, Hook ou la revanche du Capitaine Crochet, a lesté le personnage du film d’une densité psychologique bien présente dans le roman (et plus encore dans l’autobiographie de l’auteur) ; voire d’une dimension dramatique, et presque tragique, car le roman se conclut sur le contraste entre l’évolution de Wendy devenue adulte et la stagnation amnésique de Peter éternel adolescent. En fait, Peter Pan est un petit garçon qui refuse de grandir. Telle est d’ailleurs la phrase qui ouvre le roman « Tous les enfants, sauf un, grandissent [5]. » Et le roman, comme le film de Spielberg et ce que le psychologue Dan Kiley appelle, dans un livre éponyme, Le syndrome de Peter Pan [6], développent ce thème. Kiley montre par exemple que le petit enfant Peter Pan (qui peut bien sûr être un adulte) nous des relation typiquement perverses avec les autres, notamment les femmes soit de séduction donjuanesque aussitôt suivie d’un abandon pour peu qu’un attachement se profile à l’horizon (c’est la relation avec Clochette), soit avec la femme maternante, c’est-à-dire trop maternelle (c’est la relation avec Wendy).
Mais il faut aller encore plus loin. Car, plus qu’un simple fait, l’absence de croissance, de passage de l’adolescence (voire de l’enfance) à l’âge adulte est une décision, au moins inconsciente Peter Pan a refusé de grandir. D’où vient ce refus ? Reportons-nous maintenant à la dernière phrase du roman « tant que les enfants resteront gais, innocents et sans cœur [7]. » La première interprétation avait retenu de Peter qu’il était gai et innocent. Barrie note un troisième trait, tout aussi essentiel « sans cœur ». On doit d’abord l’entendre comme une insensibilité c’est le cœur qui rend sensible à la souffrance d’autrui ; or, Peter fait souffrir son entourage en permanence et il n’en a aucune conscience notamment, il est indifférent à tous, y compris à ceux qui lui sont le plus proche comme la Fée Clochette et à Wendy, et à tout, au bien qu’on lui fait, comme au mal qu’il subit [8] ; il n’est attaché à personne d’autre qu’à soi, à son propre plaisir ; le roman est un festival des indélicatesses d’un Peter qui promet et oublie, qui manipule pour arriver à maximiser ses intérêts, etc. ; mais tout le monde veut être aimé pour lui-même ; voilà pourquoi Peter fait souffrir et, n’en ayant aucune conscience, est qualifié par son créateur de « sans cœur ». Il s’agit d’ailleurs d’un constat et non d’une accusation, puisque ce trait est précédé d’un autre qui le dédouane « innocent ».
Mais cette interprétation doit être doublée d’une autre. En effet, il est à nouveau légitime de se demander pourquoi Peter est-il sans cœur ? Nous arriverons ainsi à une quatrième strate, analysée par une psychologue, Kathleen Kelley-Lainé, à partir d’un triple parcours, du chemin de Peter Pan, de son créateur et du sien [9] Peter est au fond un enfant triste, infiniment triste ; or, la tristesse est insupportable ; il a donc décidé de la fuir, c’est-à-dire de la refouler et de la refouler dans un endroit où il ne la rencontrera jamais ; transposés symboliquement cela donne le vol pour la possibilité de fuir (ne plus toucher cette terre si douloureuse, si pesante) et partir dans le pays du Never-never (littéralement Jamais, jamais) mal traduit comme « île de Nulle part ». Ces deux faits le vol et le nom de l’île sont déjà une preuve.
On peut bien entendu encore creuser cette tristesse vient d’un déficit parental. Des parents peu fiables, peu écoutants, peu contenants, ne permettent pas à l’enfant de formuler ses sentiments, principalement la tristesse obligatoire, constante de l’abandon que tous ressentent très tôt, de la mobiliser, donc de l’intégrer ; dès lors, l’enfant est conduit à la refouler et, ici, à s’envoler dans l’imaginaire et à se construire son île mystérieuse du Jamais-jamais. Peter est donc un enfant qui s’est coupé de son origine. Il vit d’un abandon, il est passé par le troisième stade décrite par les théories de l’attachement. D’où une ingratitude permanente. Ainsi son attitude après que Wendy a recousu l’ombre à son pied « Peter, en vrai garçon, indifférent aux apparences, s’était mis à faire des sauts de joie. Hélas, il avait déjà oublié qu’il devait son bonheur retrouvé à Wendy. Il se figurait avoir rattaché son ombre lui-même [10]. » Tout attachement lui fait peur, car il craint de souffrir à nouveau trahi une fois par ceux qui devaient lui apporter la sécurité, il a secrètement décidé de ne plus faire confiance. Pour cela, il a fermé son cœur anesthésié, il est devenu « sans cœur ».
Pascal Ide
[1] Cf. Guy Corneau, Père manquant, fils manqué. Que sont les hommes devenus ?, Québec, Les Éd. de l’Homme, 1989.
[2] Il s’agit de la scène 11. Mais on peut la préparer en visionnant, par exemple, à partir de 0 h. 55 mn. 00 sec. Elle se déroule de 0 h. 55 mn. sec. à 0 h. 58 mn. 00 sec.
[3] Cité par Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad., coll. « Sociologies », Paris, PUF, 1980, p. 119 et 120.
[4] Cf. Dan Kiley, Le syndrome de Peter Pan. Ces hommes qui ont refusé de grandir, trad. Jean Duriau, Paris, Robert Laffont, 1985, coll. « Opus », Paris, Odile Jacob, 1996.
[5] James Matthew Barrie, Peter Pan, trad. Henri Robillot, coll. « Folio Junior », Paris, Gallimard, 1997, p. 9.
[6] Dan Kiley, Le syndrome de Peter Pan. Ces hommes qui ont refusé de grandir, trad. Jean Duriau, Paris, Robert Laffont, 1985, coll. « Opus », Paris, Odile Jacob, 1996.
[7] James Matthew Barrie, Peter Pan, op. cit., p. 239.
[8] « Nul n’oublie la première injustice ; nul sauf Peter. » (Ibid., p. 127)
[9] Kathleen Kelley-Lainé, Peter Pan ou l’enfant triste, Paris, Calmann Lévy, 1992.
[10] James Matthew Barrie, Peter Pan, op. cit., p. 40.
HISTOIRE