Gladiator
Gladiator, Péplum américain de Ridley Scott, 1999. Avec Russell Crowe, Joaquim Phœnix, Richard Harris et Connie Nielsen.
Thème principal
Famille, relation père-fils.
Thèmes secondaires
Colère, justice, Dieu, salut, vengeance
Uniquement la critique longue 😉
Ridley Scott a renoué avec le péplum, non seulement en profitant des moyens techniques actuels (sans pour autant nier les techniques traditionnelles : c’est ainsi que le combat contre les Germains a nécessité 26.000 flèches et que l’on a dû fabriquer pas moins de 2.000 armes), mais en nous narrant un véritable récit. L’historien de métier nous montrera sans difficulté que Ridley Scott nous raconte des histoires [1] ; mais qu’importe, s’il nous raconte une véritable histoire !
De prime abord, la vengeance personnelle du Gladiator échappe au sordide en étant le moyen de sauver l’empire romain. Cependant, les Grecs et les Romains à leur suite demandaient avec sagesse : « Comment prétendre gouverner autrui si l’on n’est pas maître chez soi ? » Maximus peut-il réconcilier Rome, s’il n’est pas réconcilié avec lui-même ? Cette histoire grandiose, emplie de fureur et de sang, est aussi un itinéraire intérieur. En renouvelant techniquement le spectacle du péplum, le réalisateur en a aussi renouvelé le contenu. En effet, et là est, à mon sens, la véritable originalité et l’attrait, considérable, du récit, Maximus n’ira si loin que parce qu’il est indéracinablement « raciné » – pour parler comme Charles Péguy – dans ce qui constitue son origine.
1) Maximus, homme enraciné
Triple est l’origine où s’abouche toute la vie de Maximus sa famille, c’est-à-dire sa terre, son pays, c’est-à-dire Rome, et les dieux, c’est-à-dire, pour une part, les mânes de ses ancêtres.
Maximus est d’abord l’époux et le père fidèles. L’état de militaire n’est pas le tout de sa vie. Lorsque la campagne s’achève, c’est à une autre campagne (et, si je puis risquer le jeu de mot, une autre compagne) qu’il songe. Son esprit se porte spontanément vers sa famille. Lorsque le général Quintus, son aide, vient l’arrêter pour l’exécuter, le premier mouvement de Maximus qui sait sa mort imminente, le tourne vers les siens : « Quintus, promets-moi que tu veilleras sur ma famille ». Quand Marc-Aurèle lui demande depuis combien de temps il n’a pas revenu sa famille, Maximus répond avec une précision qui résume bien des discours : « Deux ans, 264 jours et ce matin ». Sans violence mais clairement, il refuse les avances des prostituées. De même, avec une ferme douceur, il se dérobe à celles de Lucilla (Connie Nielsen), la sœur de Commode ; il ne l’embrassera qu’une fois veuf, plus peut-être par passion que par véritable amour. Au-delà de cette fidélité conjugale, ou plutôt en intime union avec elle, Maximus est attaché à sa terre. Il faut l’entendre décrire son chez-lui à Marc-Aurèle : « C’est un endroit très simple. Des pierres qui chauffent au soleil, un potager qui sent les aromates dans la journée et le jasmin le soir. À l’entrée un énorme peuplier ». Mais ce lieu ne fait sens que parce que sa famille y demeure les chevaux sont pour son fils. Chaque fois qu’il doit livrer bataille, « Maximus le paysan », comme le dit amicalement un de ses généraux, ramasse la terre, non seulement pour s’en enduire les mains (et mieux tenir son arme), mais pour la sentir. La première image le montre avançant dans un champ de blé et caressant doucement les épis ; or, l’image d’après, on le voit s’apprêter à livrer la bataille ultime et décisive contre les redoutables Germains. N’est-il pas ainsi signifié que, alors qu’il va une nouvelle fois risquer sa vie, son esprit de lui-même va de lui-même vers ce qui lui est le plus cher et le plus durable ? Les plus hauts périls simplifient l’âme et lui révèlent en vérité ses attachements premiers à qui penserions-nous en premier si la Faucheuse se présentait à nous maintenant ? Mais ces deux fidélités en sont une. Le philosophe allemand Gustav Siewerth l’a montré : le corps, comme la terre constituent, pour l’homme, le même « sein protecteur [2] » ; or, la famille est le lieu des liens du sang. Maximus suggère lui-même le rapprochement, voire cette unité, lorsque, un sourire nostalgique aux lèvres, il dit à Marc-Aurèle que les noirs cheveux de sa femme ont la même couleur que sa terre.
Toute la vie et l’action du général s’enracine aussi dans son amour pour Rome. Combien de fois le répète-t-il ! À l’empereur qui lui demande : « Qu’est-ce que Rome ? », Maximus répond, « très simplement, entre hommes » : « J’ai vu beaucoup du reste du monde. Il est brutal, cruel et sanglant. Rome est la lumière ». Si l’empereur philosophe semble si défaitiste sur Rome, ce n’est pas qu’il ne croit plus en elle, c’est au contraire, car il en a une haute estime au fond, pour en finir avec l’éternel dilemme posé à Maximus : « Es-tu pour le Sénat ou pour l’Empire ? », il souhaiterait découpler Rome de l’Empire et voudrait rétablir la République. Cette fidélité à sa patrie se concrétise dans le service inconditionnel de l’empereur. Marc-Aurèle ne s’y est pas trompé. S’il décide que le courageux général lui succède, c’est parce qu’il est d’une part assez fort, d’autre part assez désintéressé, pour servir l’empire et non sa propre gloire. L’empereur-philosophe est en quête de la qualité la plus rare, celle qu’il s’est efforcé de cultiver en lui la gratuité. Il ne l’a pas trouvé dans un philosophe de métier, mais, si je puis dire, chez un philosophe de terrain, au sens matériel du terme quelqu’un qui a labouré le terrain.
Ses vertus s’enracinent ici. Par exemple, sa droiture : « Tu n’a jamais su mentir », lui dit Lucilla qui est experte en ce domaine. Sa compassion pour ses hommes : « Cinq mille de mes hommes sont là-bas dans le froid. Trois milles sont couverts de sang et d’entailles. Deux mille ne reviendront jamais ». Traversant le camp au lieu de rester à se réchauffer sous sa tente, il s’arrête pour saluer ou ébaucher un geste d’attention. Et cette compassion s’étend aussi aux animaux il faut le voir s’arrêter et caresser son cheval après la bataille. Son humilité cette vertu ne tire-t-elle pas son nom comme son être de l’humus ? Après la bataille contre les Germains, les soldats acclament Maximus remontant avec Marc-Aurèle : « Ils t’honorent, César ». Mais l’empereur ne s’y trompe pas : « C’est toi qu’ils honorent ».
On pourrait se demander si Maximus hiérarchise ces enracinements la fidélité à Rome ne prime-t-elle pas sa fidélité à sa famille ? Il suit, voire imite son maître, à tous les sens du terme, l’empereur Marc-Aurèle. Quelques paroles et sa mémoire évoquée ici et là désignent en lui un empereur constamment en campagne, tout donné au service de Rome. Sur vingt-cinq années où il a fait grandir l’Empire, il ne fut que quatre années à Rome, autrement dit : « Je n’ai connu que quatre années de paix sur vingt-cinq ». Le don de soi que Marc-Aurèle demande à Maximus, il l’a déjà accompli, il en a déjà donné l’exemple. Avant que nous rencontrions un vieil homme fatigué de combattre, nous avons croisé la silhouette d’un sage, tête recouverte, qui enveloppe d’un regard magnétique et souverain le champ de bataille. Il demeure que c’est la mort dans l’âme que Maximus accepte, à la demande de Marc-Aurèle, de renoncer à la joie rêvée de revenir chez les siens. : « Tu ne trouves pas parfois difficile de faire ton devoir, demande-t-il à son ordonnance Cicéron, après que Marc-Aurèle lui a demandé de prendre sa succession. Nous ne pourrons peut-être pas rentrer chez nous ».
Enfin, ce double enracinement existerait-il sans une troisième fidélité aux dieux ? Sans confondre les dieux et ses ancêtres, la pietas, « piété » [3] de Maximus se porte vers les deux. Le soir : « Mes ancêtres, je vous demande de me guider. Mère bien-aimée, dites-moi comment les dieux voient mon avenir. Mes Ancêtres je vous honore, j’essaie de vivre avec la dignité que vous m’avez enseignée ». Ou avant de mourir : « Père bien-aimé, veille sur ma femme et mon fils. Murmure-leur que je ne vis que pour les retrouver ». Sa prière n’est pas formelle. À preuve, l’émotion de cet homme pourtant si maître de ses sentiments, lorsqu’il retrouve, grâce à son serviteur tout dévoué Cicéron [4], les statuettes qui représentent sa femme et son fils ; à preuve, l’intimité de sa prière avec un sourire complice, il ne révèle pas à son ami, le gladiateur africain, ce qu’il dit à sa femme. Cette dévotion n’est pas non plus accidentelle alors que toute sa vie de guerrier est centrifuge, ces moments nocturnes de silence sont l’occasion de revenir en lui-même, de se recueillir, au sens plein du terme. Cependant ces statuettes ne se réduisent-elles pas à la simple visualisation de l’amour qui l’anime de l’intérieur ? Notre psychologie a vite fait de déconstruire la vertu de religion en ses composantes psychologiques. Mais ne serait-ce pas plutôt ce psychologisme qui est victime de projection ? En effet, Maximus ne se contente pas de s’adresser à une image intérieure ; il croit à la survie de ceux qu’il aime. « Ils peuvent t’entendre après la vie ? – Oui ». Et c’est d’ailleurs pour cela qu’il échange en profondeur avec Judas (l’admirable acteur éthiopien, Dimon Hounsou), le gladiateur noir, dont il s’est fait un ami ils se rencontrent sans doute dans leur commun amour de leur famille mais d’abord dans leur foi en une forme, mystérieuse mais réelle, d’une (sur)vie éternelle. Or, cette foi transcende tout conditionnement psychologique ; elle relève d’une attitude religieuse au sens précis du terme de la vertu de religion par laquelle l’homme est relié à un Principe transcendant.
Enfin, ces trois attachements ne dispersent pas l’âme. Au contraire, ils l’unifient en l’enracinant. Au début, Maximus harangue ses hommes avant la bataille. Spontanément, l’image du champ vient dans sa bouche : « Frères, dans trois semaines, je moissonnerai mes terres. Imaginez où vous voudriez être. Et vous y serez. Tenez la ligne, restez avec moi. Si vous vous retrouvez tout seul, chevauchant dans de verts pâturages avec le soleil sur le visage, n’en soyez pas troublés, car vous êtes aux Champs-Élysées et vous êtes déjà morts (rires) ». L’unité de l’image (du champ familial aux Champs-Élysées qui est l’équivalent du paradis dans la mythologie romaine) signe l’unité de la vie du généralissime.
2) Commode, l’homme sans racine
Si toute la vie de Maximus repose sur ce trépied originaire, l’empereur Commode apparaît comme son contretype tout aussi paradigmatique il est l’homme en rupture avec l’origine.
En premier lieu, il est coupé de son origine familiale en tuant son père, il pose un acte décisif qui ne fait que consommer le parricide commis en son cœur, depuis qu’il s’est cru rejeté par lui. Commode justifie ce sentiment d’abandon par une blessure de jalousie intensément douloureuse Marc-Aurèle lui aurait toujours préféré Maximus. C’est ce qu’explique Lucilla à Maximus qui, pour une fois, lui, n’est pas totalement lucide : « Mon frère hait tout le monde, toi plus que tout. – Parce que ton père m’a choisi. – Non, parce que mon père t’a aimé, et parce que je t’ai aimé ». Peut-être la cicatrice d’un bec de lièvre ébauché a-t-elle accéléré une haine de lui-même. Peut-être ce rejet ne relève-t-il pas totalement de l’interprétation et l’excuse-t-il partiellement. En tout cas, et c’est là qu’est son péché, Commode a laissé libre cours à sa jalousie qui, démultipliée par le pouvoir impérial, devient furieusement destructrice. Elle éclate à chaque mot de son ultime dialogue avec Maximus. 1. Il projette sur lui la confusion des personnes et des fonctions : « Ils te réclament, toi le général qui est devenu esclave qui est devenu un gladiateur qui veut devenir empereur ». 2. Commode ne cesse de comparer et d’ainsi se disqualifier : « Je crois que tu as eu peur toute ta vie, dit Gladiator. – Contrairement à Maximus l’invincible ? » Maximus continue : « Un homme a dit un jour ‘La mort nous sourit à tous’. […] – Je me demande si ton ami a souri à sa propre mort ». 3. Le jaloux est d’une terrible lucidité pour tout ce qui menace son si fragile bonheur. Or, tout de suite, Commode devine que l’homme dont parle Maximus est son ami ; de là à découvrir son identité, il n’y a qu’un pas et ainsi apparaît l’unique haine vrillée au cœur de l’empereur Marc Aurèle. Maximus répond : « Tu dois le savoir, cet homme était ton père. – Tu aimais mon père. Moi aussi. Cela fait de nous des frères ». 4. La mention du père exacerbe définitivement la violence assassine lovée au cœur de toute jalousie. 5. Celle-ci, en outre, gomme les différences et introduit dans la confusion. En effet, on sait, depuis Caïn et Abel, que la rivalité entre frères crée la plus inexpiable des jalousies ; or, Commode fait de Maximus un frère, le frère ennemi par excellence. Il a toujours vu en Maximus un frère : « Je t’embrasse comme un frère », le salue-t-il au début. Au moment de la mort de Marc-Aurèle, Commode lui dit : « Pleure avec moi, notre illustre père est mort ». Ne l’embrasse-t-il pas, alors qu’il le blesse mortellement ? De fait, Marc-Aurèle a dit à Maximus : « Tu es le fils que j’aurais dû avoir. Maintenant, embrase-moi comme un fils et apporte à un vieillard une autre couverture ». Et, lorsqu’il embrasse l’empereur décédé, Maximus murmure à son oreille : « Père ». 6. Enfin, la logique ultime de la jalousie est la haine de soi ; le jaloux est prêt à se suicider s’il engloutit l’autre dans son autolyse. Or, comment Commode meurt-il ? Son propre couteau dans la main de Maximus est posé sur sa gorge. Aveuglée par sa férocité inouïe, il frappe son ennemi et, dans ce geste, le rapproche de lui et enfonce sa propre lame dans son corps. Il n’était homicide que parce qu’il s’était d’abord autodétruit.
Gagnant du terrain, la jalousie de Commode – qui est rupture à l’égard de l’origine paternelle – s’étend à sa famille. Il envie son innocent neveu : « S’il dort si bien, c’est parce qu’il est aimé, dit l’empereur mal-aimé à sa sœur, un rictus de haine accentuant son bec de lièvre ». Cet homme qui ne vit que dans la peur, et, adulte, a encore peur du noir, aurait des excuses, s’il ne s’apitoyait pas tant sur lui. Avec une logique terrible, cette césure se consomme dans le refus de progéniture. Délié de toute ascendance, Commode se retrouve sans descendance. Plus encore, il nourrit une passion incestueuse pour sa sœur : « Tu sais que je t’aime », lui avoue-t-il dans sa détresse. Comment s’en étonner ? Lorsqu’on a nié l’altérité structurante de l’origine qu’est la différence intergénérationnelle, toutes les autres distances s’effacent et se brouillent. D’ailleurs cet amour passionnel n’est que captation égoïste, donc amour de soi. La preuve est que le même Commode dira quelque temps plus tard : « Tu vas m’aimer, comme je t’ai aimée ».
De même qu’il ne s’inscrit pas dans une famille, de même Commode ne considère plus son être ni sa fonction en relation avec Rome de qui il a reçu sa charge impériale. Là encore, la distance avec Marc-Aurèle est cruelle. Gouverner, c’est avoir le peuple avec soi, disent les Sénateurs. En termes non plus utilitaires mais bienveillants, gouverner, c’est chercher le bien de la majorité, du populus, et non d’une poignée de Sénateurs opportunistes. Or, Commode est un sceptique cynique : « La grandeur de Rome, qu’est-ce que c’est ? » Dès lors, il cherche non pas à servir, mais à asservir le peuple il le comble de pains et de jeux. L’enchaînant aux jeux du cirque, il l’enchaîne au jeu de ses passions [5]. On ne commande jamais mieux qu’à un peuple qui lui-même ne se commande plus. Les Sénateurs ne s’y trompent pas : « Le vrai cœur de Rome n’est pas dans le marbre du Sénat, mais dans le sable du Colisée. Le peuple va l’aimer pour cela ». Mais, eux-mêmes aliénés à leur désir de pouvoir, exercent-ils leur rôle d’instance auto-limitante de la dangereuse infinité du pouvoir impérial ? La République est loin. La troisième rupture le soulignera encore davantage.
Quant à la relation d’origine à l’égard des dieux, non seulement, on ne voit jamais Commode prier ou rendre un culte aux divinités dont il est pourtant, comme empereur, le prêtre, mais il s’est finalement substitué à eux. Certes, depuis Auguste, tous les empereurs sont divinisés. Mais autre chose est ce processus automatique de divinisation toute extérieure de la fonction, autre chose est l’appropriation illusoire de cette croyance idolâtrique. Marc-Aurèle s’est refusé à cette mascarade pour la philosophie stoïcienne qu’il professe et qu’il vit, le bonheur consiste dans le consentement à la nécessité imposée par le fatum (destin) divin ; elle est donc fondée sur la conviction de la distance entre les dieux et la liberté humaine. À l’inverse, en s’arrachant à toute origine, en niant l’altérité entre générations, Commode s’inscrit dans une toute-puissance d’autant plus redoutable que, chef du plus puissant empire jamais imaginé par l’homme, aucune résistance extérieure ne vient limiter ses prétentions mégalomaniaques. Son propos vient souligner cette auto-divinisation il veut être l’auteur, plus le créateur du bonheur de Rome, un bonheur non pas à l’écoute et au service du peuple, mais reconduit à sa propre personne, à la mesure de sa démesure : : « Je ferai de Rome la merveille de tous les temps ». On sait combien la parole parentale : « C’est pour ton bien », bâillonne toute parole de l’enfant et nie toute possibilité d’accès à l’autonomie [6]. La parole de Commode reproduit la même perversité à l’échelle du politique le cœur de tous les fascismes est une reconstruction de l’Etat à l’image de l’idéal du tyran et une négation du donné, donc, une nouvelle fois, de l’origine.
Mais Commode est-il responsable de sa déchéance morale ? N’est-il pas en droit de se sentir jaloux ? Les deux personnes qui lui sont les plus proches, dont il attend le plus d’amour, son père et sa sœur, lui préfèrent manifestement Maximus. Plus encore, Marc-Aurèle reconnaît bien volontiers son erreur en éducation : « Tes fautes de fils sont mes défaillances de père ». Il ne s’agit pas de nier sa responsabilité Marc-Aurèle n’a-t-il en effet jamais serré son fils dans ses bras ? Mais trop facile la complaisance dans la position de victime qui a cherché à suivre un père inimitable. Trop facile aussi l’accusation unilatérale qui est surtout projection : « Qu’y a-t-il en moi que tu hais tant ? » Trop facile de même le reproche : « J’aurais massacré le monde entier si au moins tu m’avais aimé ». Enfin, un aveu est bien révélateur : « Tu m’as écrit autrefois quelles sont les quatre vertus majeures sagesse, justice, force morale et tempérance. Quand j’ai vu cette liste, j’ai su que je n’en avais aucune. Mais j’en ai d’autres l’ambition, l’ingéniosité, le courage, le dévouement à ma famille et à toi. Mais aucune des vertus n’étaient sur la liste ». Ce choix en conscience est objectif comme les vertus qui en sont l’objet il relève de la responsabilité de Commode. Or, les deux listes ne sont pas équivalentes les quatre fameuses vertus cardinales ou majeures que les Stoïciens sont les premiers à avoir listées sont autrement humanisantes que celles de la seconde énumération ; d’ailleurs, en refusant la doctrine stoïcienne, Commode ne rejette-t-il pas implicitement son père qui est un des plus illustres représentants de ce courant philosophique ?
3) Maximus, l’homme déraciné
Mais, au fond, Maximus ne se retrouve-t-il pas dans le même état que l’Empereur ? En effet, sa triple attache a été méticuleusement détruite sa famille est assassinée de la manière la plus sauvage ; il est emmené en esclavage loin de son pays ; il est dépossédé de ses statuettes qu’il ne retrouvera que tardivement, une fois de retour à Rome. Plus encore, l’ancien général entérine, par une libre décision, cette rupture il efface la marque de son appartenance aux légions romaines (le SPQR tatoué sur son épaule). À Proximo, le propriétaire des gladiateurs, il répond qu’il est un gladiateur et qu’il fait ce qu’on lui demande, tuer. À Commode, il répond qu’il est « Gladiator ». Enfin, à Lucilla, il dit le fond de ce qu’il est – ou croit être – devenu : « Je suis un esclave ».
Certes, il résiste un moment, lorsqu’il se refuse de combattre comme gladiateur un soldat ne tue qu’un ennemi. Mais, rapidement, il cède. Dès lors, il succombe par une sauvagerie inouïe. Mais, ce faisant, il devient le sujet aliéné de sa vengeance. Certes aussi, un moment, dans l’arène, il se redresse et crie à l’assistance qu’il n’est pas le jeu de leurs passions, qu’il se refuse à cette perverse identification entre la demande des spectateurs et l’offre de Proximo, qu’il rejette ce pacte du sang où il égorge pour satisfaire un public ivre de violence : « Vous ne vous êtes pas assez rassasié comme cela ? » Mais pour combien de temps ? N’est-il pas devenu l’Espagnol ? La caméra qui tourbillonne autour de lui dit quel vertige le menace. Son nouveau maître n’est-il pas Proximo, l’ancien gladiateur devenu maître, qui lui apprend : « Je n’étais pas le meilleur car je tuais vite, mais parce que j’avais la foule avec moi » ? Or, tel est justement le programme politique de Commode.
Maximus est-il donc devenu semblable à son pire ennemi ? On connaît la secrète complicité du justicier et du criminel. : « À force de chasser le dragon, tu deviens dragon toi-même », disait Nietzsche. De retour à Rome, confronté à Commode, Maximus ne pense que vengeance. Il s’identifie au Gladiator sans visage. Et, lorsque l’empereur l’intime de retirer son casque et de décliner son identité, Maximus énumère seulement les titres de sa vengeance : « Père d’un fils assassiné, époux d’une femme assassinée, fidèle serviteur du véritable empereur ». Pour finir par : « Et j’aurai ma vengeance, en cette vie ou dans l’autre ». Pourtant, Maximus ne se confond pas totalement avec sa vindicte. Pressant dans sa main la flèche prise dans le sable de l’arène, il renonce à tuer son pire ennemi lorsqu’il voit paraître Lucius l’enfant lui avait dit, à lui l’Espagnol, qu’il l’aimait bien ; de son côté, il rappelle à Maximus l’origine, la fidélité à son fils. En effet, il y a une différence de taille entre Commode et Maximus. Le premier est un déraciné volontaire c’est lui qui a commis l’acte (presque) impardonnable du parricide. Le second, lui, fut injustement délié de tout ce qui constitue son origine. Surtout, celle-ci demeure secrètement présente dans le général. L’origine est plus qu’un commencement. Commode fut toujours sans racine, Maxime en a été privé. Encore faut-il qu’il s’approprie cette différence de mémoire par une décision de sa liberté. Pour cela, ce « très grand » (maximus, en latin) doit dépasser victorieusement l’épreuve de l’humiliation s’il veut retrouver sa véritable grandeur.
4) Maximus, l’indéracinable
Déjà, Maximus, dans le moment même où il dénie l’origine qui l’a structurée, continue à en vivre. On n’en finirait pas d’en relever les traces. Les plus évidentes sont la référence constante à ses compétences acquises par le métier des armes. Il se frotte les mains avant de combattre les autres gladiateurs, avec le même geste qu’avant de luttre contre les ennemis de Rome. Il ne peut nier que, grâce à ces talents de guerrier, il vainc les autreergladiateurs. Dans l’arène du Colisée, en luttant contre la réincarnation des amazones de Scipion l’Africain, il a conservé non seulement son habitus du combat, notamment son contrôle de la peur, mais aussi son autorité de général qui sait rassembler autour de lui les énergies sauvages des combattants (« Restez groupés », « En quinconce »). Plus pacifiquement, l’image paternelle de Marc-Aurèle continue à l’habiter. Même Proximo ne s’y trompe pas. Maximus n’est pas comme les autres gladiateurs ivres de victoires ou de terreur. Ne lui adresse-t-il pas ce beau compliment : « Je sais que tu es un homme de parole, Général, que tu mourrais pour l’honneur, pour Rome, pour la mémoire de tes ancêtres » ? Nommant deux enracinements sur trois (il ignore la famille de Maximus), il a lu dans cette âme tourmentée ce que la tourmente n’a pu lui arracher.
Les références plus cachées sont symbolisées par les combats dans l’arène. Ce théâtre de sauvagerie atroce et de mort sanglante est aussi le lieu où la survie fait émerger les passions les plus cachées, les plus bestiales aussi. Symbolique est la seconde bataille de Carthage qui met en scène l’histoire de Rome, donc l’origine. Mais, en remportant la victoire, Maximus qui représente le parti punique, subvertit inconsciemment la trame historique il manifeste ainsi sa révolte mais aussi la puissance qu’a la liberté à refuser la fatalité de la répétition. Plus symbolique encore est l’affrontement de Maximus avec la brute qu’est le gladiateur invaincu. Ce n’est pas seulement contre un ennemi redoutable qu’il doit lutter celui-ci, du moins, se bat au grand jour ; c’est contre des tigres cachés, surgissant à l’improviste des entrailles de la terre, tels des pulsions sauvages jaillissant de l’inconscient sans crier gare. Maximus peut s’inventer une nouvelle identité, Gladiator, il peut se cacher derrière un masque pour affronter l’empereur, il ne saura refouler indéfiniment sa véritable identité ni nier l’origine qui est la sienne.
Un signe parmi beaucoup. C’est parce qu’il est viscéralement habité par une affection typiquement paternelle que Maximus tressaille, d’abord de joie en parlant avec le jeune Lucius Verus, fils de Lucius Verus, puis de crainte lorsqu’il apprend que son précepteur le laisse voir les jeux du cirque, et enfin d’une rage presque incontrôlable, lorsqu’il apprend que le neveu de l’empereur ignore son origine.
5) Un enracinement qui porte du fruit
Cependant, cette permanente référence à l’origine qui guide ou entrave l’action de Maximus n’est rien, si sa liberté ne se l’approprie. Qu’il est tentant de se complaire dans la posture de victime. La colère, le désir de vengeance du gladiateur, n’est pas autre chose que la face ultraviolente, accusatrice de sa dépendance victimaire. Le prouve la manière dont il se définit face à Proximo. Le prouve encore son attitude autodestructrice lors de sa première rencontre, en prison, avec Lucilla : « Cet homme [qui servait Rome] n’est plus. Ton frère a bien fait son travail. Tu veux m’aider ? Oublie que tu m’as jamais connu et ne reviens jamais ici ». Or, l’aliénation des scénarios alternatifs vengeance-victime est capable d’annuler tout le bénéfice de son enracinement, si profond et si structurant soit-il chez une âme aussi fidèle que Maximus. Seule sa liberté peut dénouer ce qu’il a noué. Mais le peut-elle seule ?
Ce sera le rôle, magnifique, de Lucilla, la sœur de l’empereur que d’aider à cette libération. Cette femme qui semble de prime abord opportuniste, apparaît progressivement prisonnière entre un frère mégalomane, paranoïaque et assassin et une impossible passion pour un homme inaccessible. Elle est trop faible et seule, depuis qu’elle est veuve de Lucius Verus, pour pouvoir frontalement s’opposer à Commode. Elle n’en signifiera pas moins son désaveu, après la mort de Marc-Aurèle, en giflant son frère, puis en lui embrassant la main, caricaturant le geste d’allégeance demandé par Commode à Maximus et par lui refusé : « Ave, Cesar ». Surtout, on découvre progressivement en elle un superbe visage de femme. Son père ne s’y est pas trompé qui lui rend cet admirable témoignage lorsqu’il la voit épier Maximus derrière une tenture : « Si seulement tu avais pu naître homme, quel César tu aurais fait ! Tu aurais été forte ». Et il ajoute avec la lucidité de celui qui ne confond plus admiration avec l’idéalisation : « Je me demande si tu te serais montré juste ». Et il ne demeure nullement dupe de la réponse trop soumise de Lucilla : « J’aurais été comme tu m’aurais faite ». Maximus qui connaît les personnes lui a aussi dit, dans une parole qui est autant un compliment qu’un reproche : « Je te crois un don pour survivre ». Dans la dernière scène, exprime toute sa force de caractère et sa droiture. S’adressant à la garde prétorienne et aux gladiateurs libérés, elle affirmera : « Est-ce que Rome vaut la vie d’un homme de bien ? Nous l’avons cru autrefois. Il faut le croire à nouveau. Il était un soldat de Rome. Honorez-le ! » Cette parole, comme par hasard, une invitation à l’enracinement dans la fidélité à l’origine et la continuité de la mémoire.
Ne cherchons pas en elle la fidélité qui définit le pôle masculin (Maximus, Marc-Aurèle) ; demandons-lui plutôt ce qu’elle apporte l’amour inconditionnel pour l’autre, l’amour prêt à risquer sa vie par amour. C’est du fond de cet amour qu’elle, et elle seule, peut lancer à Maximus la parole de vérité : « J’ai connu un homme autrefois, un homme de principe que mon père aimait et qui aimait mon père. Cet homme servait Rome ». En lui rappelant son origine qui est aussi sa vocation et sa dignité, c’est comme si Lucilla disait à Maximus : « Souviens-toi, ô général, de ta dignité. Cesse de te complaire dans ta position de victime ou de bourreau ». Plus encore, par cet amour, elle le réconcilie avec son enracinement et sa vocation patriotiques en le mettant en contact avec le Sénateur Gracchus (Derek Jacobi), elle lui donne les moyens d’accomplir la mission à laquelle il se veut fidèle.
Rappelé, plus encore réengendré à lui-même par la parole de Lucilla, il appartient maintenant à Maximus, et à lui seul, dans le secret de son cœur, d’opter pour le bien. En fait, déjà sa liberté s’est éveillée, justement en relation avec l’origine. Avec quelle émotion, il reçoit les statuettes des mânes de sa famille de la main de son ami Cicéron. Déjà, son ami africain lui parlait de ses ancêtres, lui remémorant ce qui était naguère des évidences : « Ta femme et ton fils sont déjà en train de t’attendre. Tu les reverras, mais pas encore ». Une nouvelle fois, c’est d’un autre que lui, et d’un ami, que Maximus est reconduit, par une parole de réconfort, à une fidélité créatrice.
Une fois refondée dans un véritable acte de liberté, la vie de Maximus accède à son but et, par là, à son enracinement.
Le but, c’est le service de Rome. La nuit de la révolte contre la garde prétorienne, Maximus doit résister à la tentation de rester avec ses amis gladiateurs et accepter qu’ils se sacrifient pour que, par lui, adviennent un bien supérieur. Il doit offrir la garantie suffisante au sénateur Gracchus que celui-ci ne troque pas un tyran contre un autre. Surtout, avant de mourir, il dira au chef de la garde prétorienne les quelques mots qui permettent de donner une signification à la mort de l’empereur-dictateur et ouvrir un avenir moins sanglant. « Gracchus doit être libéré. Marc-Aurèle l’a demandé. Il avait un rêve qui s’appelait Rome ». Purifiée, sa liberté n’est donc plus motivée par sa vengeance. Les paroles de la Lucilla rapportés plus haut le confirment.
Dès lors, le général retrouve son plein enracinement dans sa triple origine en accomplissant sa mission, il se réconcilie avec sa promesse à Marc-Aurèle et donc avec sa patrie ; en voyant la mort venir, paisiblement, il entrevoit une porte ; le tyran une fois mort, la porte s’ouvre sur le chemin qui le conduit à la maison : « Tu es chez toi ». C’est d’ailleurs habillé de noir, noir comme les cheveux de sa femme et l’humus de sa terre que lui, l’homme pur, combat l’empereur blanc à l’âme assombrie. Enfin, ce ne sera pas lui, mais Judas qui enterrera les deux amulettes de Gladiator dans le sable de l’arène Maximus ne va-t-il pas étreindre la réalité de ce dont elles sont le signe ? Désormais, il peut partir à la rencontre de ceux qu’il aime. « Maintenant, nous sommes libres et nous nous reverrons. Mais pas encore ».
Tel est le chiffre de la véritable origine être la promesse et le gage, mais non l’anticipation du terme accompli.
6) Conclusion
Le réalisateur de Blade Runner et d’Alien dit bien aimer « créer des univers ». C’est pour cela qu’on l’excuse d’avoir reconstruit l’histoire dans Gladiator. Or, l’univers des péplums est celui de l’histoire antique, mais aussi l’histoire sainte. Scott a-t-il rompu avec celle-ci ? Point n’est si sûr. Un seul signe Maximus ne trouve pas en lui-même l’énergie qui le propulse ; c’est l’amour fidèle d’une femme qui accepte de risquer sa vie qui le rendra à sa liberté et le placera sur le chemin de son changement. Or, quelle est l’essence de la révélation chrétienne du salut, sinon que 1. la liberté a besoin d’être rachetée, 2. rachetée par autre qu’elle 3. et par un autre (Dieu ayant pris visage humain) qui l’aime plus qu’elle ne s’aime et qui donne sa vie ? Plus profondément que tout enracinement humain (les dieux romains demeurent immanents), Gladiator ne chanterait-il pas discrètement un enracinement transcendant qui a pour nom Amour ?
[1] Deux exemples parmi mille : Marc-Aurèle est mort en 180 (après Jésus-Christ et non avant, comme le dit le générique français !) ; Commode est mort assassiné en 192. Or, le jeune Lucius Verus, fils de Lucilla, est loin d’avoir pris douze ans d’âge entre le début et la fin du film…
[2] Gustav Siewerth, L’homme et son corps, trad. Robert Givord, coll. « Credo », Paris, Plon, 1957, p. 119.
[3] La piété est l’attitude intérieure, la vertu par laquelle l’homme se soumet à Dieu (cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIae, q. 101).
[4] Qui n’a que le prénom et son origine (le grain de beauté en forme de pois chiche, ce que veut dire le latin cicero) en commun avec le fameux rhéteur et politicien, contemporain de l’empereur Auguste, donc vivant deux siècles avant.
[5] Pour mesurer la dépendance des spectateurs à la folie sanguinaire des jeux du cirque, cf. l’exemple que donne S. Augustin de son ami Alypus (cf. Confessions, L. VI, viii, 13).
[6] Cf. les travaux d’Alice Miller, notamment : Le drame de l’enfant doué, trad. Bertrand Denzler, Paris, p.u.f., 1983 ; C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, trad. Jeanne Etoré, Paris, Aubier, 1984.
Parce qu’il est sur le chemin du pouvoir de Commode (Joaquim Phœnix), fils de l’empereur Marc-Aurèle (Richard Harris) qui est en train de mourir, un jeune général romain une nouvelle fois vainqueur, ici des Germains, Maximus (Russell Crowe) est condamné à mort de manière inique et les siens sont assassinés dans des conditions atroces. Formé par un maître gladiateur, Proximo (Oliver Reed), l’occasion lui est peut-être donnée de pouvoir tirer vengeance du fils inique, devenu empereur sous le nom de Commode. Obnubilé par sa vengeance personnelle, pourra-t-il retrouver la paix et accomplir sa vocation de servir Rome ?