Forrest Gump
Forrest Gump, romance française de Robert Zemeckis, 1994.
Thèmes :
Handicap, chemin vers le cœur.
On l’a souvent noté, Forrest Gump, trois fois oscarisé (meilleur acteur, meilleur film, meilleur réalisateur), est un film à plusieurs entrées sur la vie des années 1960 aux Etats-Unis : géographique, historique, sociologique et même cinématographique. Il se présente comme un documentaire parcourant presque l’intégralité de son histoire (notamment les différentes guerres : Guerre d’Indépendance (1175-1783), Guerre sécession (1861-1865), Première Guerre mondiale (1917-1918) et Seconde Guerre mondiale (1941-1945) ; par des procédés d’insertion dans l’image, nous croisons trois Présidents (John Fitzgerald Kennedy, Richard Nixon et Georges Bush Senior). Il présente le point sur les bouleversements sociaux et culturels successifs : l’apparition de la télévision et du rock (nous croisons Elvis Presley), la désagrégation raciale dans les années 50 ; ce qui deviendra l’affaire du Watergate ; les hippies, les mouvements étudiants et le pacifisme dans les années 60 ; la guerre du Vietnam, les débuts du jogging (et le culte de la forme physique), dans les années 70 ; l’essor de la micro-informatique, le Sida, dans les années 80 (d’où les correspondances intentionnelles entre certains plans et les illustrations populaires de Norman Rockwell) ; il multiplie les clins d’œil à d’autres films, par exemple dans le passage au Vietnam (l’entraînement au camp rappelle Full Metal Jacket, l’ambiance Platoon et les hélicoptères Apocalypse Now), notamment sur la grande ville la nuit (Macadam Cowboy, Taxi Driver, etc.), voire en montre des extraits, films dans le film, comme le célèbre The Birth of a nation. Nous parcourrons tout le pays, du Nord au Sud parfois tropical sur la côte orientale, de l’Océan Atlantique aux Rocheuses et à l’Océan Pacifique, du Middle West au Mississipi ; voire, cette géographie présente une tonalité : à la grande ville, lieu de tous les dangers et de toutes les contestations (c’est là que Jenny tente de se suicider ; c’est), s’opposent les vastes espaces (Ah ! Monument Valley !), signes de liberté ou les lieux plus protégés comme La Nouvelle Angleterre, signes d’intimité, sans oublier les déserts arides. A la paisible vie du Sud (si l’on excepte le fantôme de l’esclavagisme) s’oppose la vie agitée du Nord.
Bref, Forrest Gump est un véritable témoignage inventé sur la seconde partie du XXe siècle des Etats-Unis. Mais n’est-il pas étrange voire humiliant de présenter l’histoire d’un si grand pays à travers la vision d’une intelligence très limitée ? N’est-ce pas exclure toute explication ? Pourtant, nous sommes fixés dès les premières images : Forrest Gump est à la fois simple et très attachant, au double sens de relationnel et attirant. En fait, sa portée fut si grande que, depuis ce temps, une petite chaîne de restaurant du nom de Bubba Gump (projet apparaissant dans le film) a été créée grâce à ce film. Le manque d’intelligence et de culture (il confond la firme Appel avec une coopérative fruitière !) du héros ne l’empêche pas d’aimer, donc de rendre heureux ceux qui l’entourent et lui-même. Ce qu’il cherche est l’amour. « Je ne suis pas très malin, osera-t-il dire un jour à Jenny. Mais je sais pouvoir aimer ».
1) Être aimé pour aimer
Si Forrest aime, c’est qu’il a reçu de l’amour. Certes, Forrest n’a pas eu de père (« Papa est parti en vacances. Cela veut dire qu’il est allé quelque part dont on ne revient jamais ».) ; de l’absence de figure paternelle, il a hérité une difficulté à prendre des initiatives, une grande douceur et une incapacité à agresser l’autre : « Jamais je ne te frapperai, Jenny. – Je sais ».
Il est chéri par sa mère. Celle-ci lui a manifesté une grande confiance. Elle lui a donné un prénom hérité d’une figure haute en couleur (blanche…). Elle sait lui expliquer sa différence pour lui permettre de l’assumer. Lorsque quelqu’un le traite de stupide, Forrest répond immanquablement : « Maman dit : «Il n’y a de stupide que la stupidité.»« Lorsqu’on lui appareille les jambes, parce que son dos ressemble à un point d’interrogation, sa mère lui explique : « Nous sommes tous différents. Si Dieu avait voulu que tous les hommes soient pareils, il aurait mis des armatures à tous ». Et Forrest de commenter, avec la plus totale sincérité : « Maman explique tout ».
a) Par amour, Forrest fait confiance
En fait, ce qui va constituer la grande force de Forrest, c’est une confiance sans borne. Il exercera cette confiance toute sa vie. D’abord à l’égard de sa mère qui ne cesse de lui répéter : « Tu n’es pas différent des autres », jusqu’au jour où le médecin lui révèle son imbécillité (au sens médical du terme). La fidélité jamais démentie de sa mère lui permettra de connaître le prix d’une véritable confiance qu’il transférera à toutes ses relations. Il le pourra d’autant plus aisément, que toujours il trouvera quelqu’un à qui il pourra donner sa confiance. La première personne, hors du cercle de famille et de sa mère, sera Jenny, blonde petite fille dans l’autobus.
C’est cette absolue confiance qui lui donnera de pouvoir devenir un champion de ping-pong : il obéira jusqu’au bout à la règle qu’on lui a donnée : « Il suffit de ne jamais perdre la balle des yeux ». Aucun autre message ne viendra faire interférence avec cette simple règle, d’autant plus qu’elle s’est accompagné d’un mot tristement magique : « Même un imbécile peut jouer ».
Mais surtout que l’on ne s’imagine pas que sa « stupidité », sa difficulté à échanger, à trouver les mots pour exprimer ce qu’il vit, le rendent incapable d’aimer ou de ressentir. Lorsque l’homme profitera de sa mère et qu’il demandera, plus méprisant que culpabilisé, à Forrest : « Tu ne parles pas ? », le petit garçon handicapé lui répondra en imitant les bruits bestiaux qu’il n’a même pas cherché à lui éviter d’entendre : Forrest sait bien que cet homme n’est pas venu par amour pour sa mère. Jamais il ne pourra supporter que l’on fasse du mal à ceux qu’il aime. Plus tard, à deux reprises, il frappera ou repoussera un homme qui manquera de respect à Jenny.
b) Par amour, Forrest est fidèle
Une autre force de Forrest est son absolue, indéfectible fidélité. Il a promis à Babou de faire de la pêche aux crevettes : « J’ai promis et je tiens toujours mes promesses », dit-il en allant voir la famille de Babou.
Sa fidélité lui donne une force sans limite ; c’est un véritable vaccin contre le découragement.
Aussi, après la mort de Jenny fera-t-il abattre la maison de ses parents, car il se souvient que sa femme n’a pas pu, faute de pierres…
v) Forrest aime
Ne croyons pas que l’amour a été facile pour Forrest. Son amour se nourrit de petits actes, de
C’est l’amour qui toujours a porté Forrest, l’a fait tenir. « Ce jour-là, explique-t-il, au début de son marathon fou, sans raison particulière, je me suis mis à courir ». En fait, cette course qui lui fera traverser l’intégralité des Etats-Unis, est un marathon de l’amour : déjà, de son propre aveu, il a beaucoup pensé à ceux qu’il aimait, notamment à Jenny ; ensuite, il
Lorsqu’à la fin, Jenny lui demandera s’il a eu peur au Vietnam, Forrest ne lui cache pas que oui et il se met à lui parler de ce beau pays, des merveilles de la nature : « J’aurais tant voulu être avec toi, s’écrie Jenny ». Et Forrest a cette réponse spontanée, bouleversante parce qu’on sait qu’il ne peut mentir à sa femme : « Tu y étais ». Jenny ne peut que lui répondre : « Je t’aime ».
Ainsi, si Forrest n’est pas intéressé, ce n’est pas d’abord parce qu’il est inapte à gérer son compte : la preuve en est qu’il ne se contente pas de le faire gérer par un autre, plus compétent, mais il donnera d’abondantes sommes d’argent à son église et à un hôpital.
Cet amour est spontané, sans faille, sans retour sur lui. Lorsque, sur un de ses bateaux de pêche, il apprend par radio, que sa maman est malade, il ne s’embarrasse pas : il plonge aussitôt tout habillé dans l’eau et arrive à la maison en courant. L’amour de Forrest est élan. Une autre fois, au gouvernail de son crevettier, il voit son ami Dan ; sans réfléchir, n’écoutant que son cœur, il plonge.
Si son élan est stupide (le crevettier laissé à lui seul défoncera tout un quai), il n’est pas fusion enfantine. Quand Jenny reviendra le voir, elle trouvera Forrest sur son tracteur à tondre le gazon. Mais ce ne sera pas la grande embrassade romantique : après avoir marché avec élan vers son amie, Forrest s’arrêtera à quelque distance.
2) Aimer est contagieux
Parce qu’il aime, Forrest apprend aux autres à aimer. C’est grâce à son amitié pour Babou que, paradoxalement, Forrest va sauver non pas son ami (qui mourra entre ses bras), mais cinq personnes de sa compagnie. Avec une puissance et aussi un courage décuplés par l’amour, l’amour de Forrest triomphera des obstacles, des menaces ennemies, des bombes au napalm.
Mais c’est surtout auprès de Dan et de Jessie que son amour va porter tout son fruit. « Il m’a sauvé, parce qu’il m’aime », dit le psaume.
a) Le salut de Dan
Le lieutenant Dan Taylor a narcissiquement rêvé de mourir en héros, non pas pour son pays, mais pour sa propre gloire. Forrest l’ignorait, mais en sauvant son corps, il préparait, à long terme, le salut de son âme. Dan manifeste une rage d’autant plus grande qu’elle est impuissante contre son sauveur et contre son pays. Mais ce n’est que la face extérieure d’une haine qu’il se voue à lui-même. Forrest est trop simple pour comprendre tous ces sentiments complexes ; il ne sait qu’une chose : Dan est son lieutenant, il l’admire, il lui doit beaucoup, à commencer par une obéissance aveugle, ainsi que celui-ci lui a demandé le premier jour. Peu à peu, à son insu, Dan va découvrir qui est Forrest : peut-être même celui-ci lui révélera-t-il qu’il a lui aussi été handicapé des jambes en étant petit : « Oui, je sais ce que c’est que de ne pas avoir de jambes ». Surtout, dans le regard que Forrest jette sur lui, il se rendra compte qu’il a de la valeur : « Mais vous êtes toujours le lieutenant, dira-t-il, avec une franchise infinie ».
Il finira par accepter son handicap, lorsqu’il dira à Forrest : « Je voulais voir si j’avais le pied marin ». Lorsque celui-ci répondra, bien entendu, au premier degré : « Mais vous n’avez plus de pieds », Dan désormais apaisé, répondra par un sourire. De concert avec l’amour, c’est l’humilité qui l’a guéri : « Je suis venu tenir ma parole : je serai premier matelot ».
Tout n’est pas encore apaisé dans le cœur de Dan. Après avoir été amputé, il a rencontré un prêtre qui l’avait invité à faire confiance en Dieu : « Est-ce que tu as rencontré Jésus-Christ ? », commence Dan, par provocation. Mais comme toujours, son ami le désarçonne et n’entre pas dans sa haine : « Je ne savais pas qu’il fallait que je le cherche. – Le prêtre m’a dit que je marcherai avec Lui dans le Royaume des Cieux ». Dan est trop révolté pour entendre ces paroles de réconfort : il veut ses jambes tout de suite, ou bien la mort. Depuis, il nourrit une révolte farouche contre son Créateur : « Tu m’as volé mon destin, dit-il à Forrest : mourir au champ d’honneur. Cela ne devait pas m’arriver ». Lorsque les premières pèches s’avèreront infructueuses, l’ex-lieutenant se mettra à blasphémer Dieu et lance à Forrest – autant qu’à Dieu – un défi que, toujours obéissant, son ami relèvera : « Tu devrais prier ». Pour braver ou pour réparer, Dan embarquera avec Forrest et ils traverseront un épouvantable ouragan local dont seul leur bateau survivra : « Le lieutenant lutte contre Dieu », commente Forrest. Dan lira peut-être un signe de Dieu dans leur miraculeux sauvetage, d’autant que ce salut leur apporte une fortune inespérée. Réconcilié avec Dieu et avec lui-même, il peut dire à Forrest : « Je ne crois pas t’avoir jamais remercié de m’avoir sauvé la vie », sous-entendu au Vietnam. Mais son ami ne s’y trompe pas, lorsqu’il voit l’infirme plonger dans l’eau et y nager avec délice : « Il ne me l’a jamais dit, mais il a fait la paix avec Dieu ».
b) Le salut de Jenny
Certes, Jenny nourrit de l’amitié pour ce garçon physiquement adulte mais psychiquement enfant, mais comment l’aimer ? On n’aime pas un garçon comme lui qui accumule gaffe sur gaffe, par exemple en boxant un de ses amis, parce qu’elle crie qu’il lui fait mal en l’embrassant. Elle vit dans un monde où il n’a pas sa place. Elle vit plutôt dans son monde, dans ses rêves : « Cela t’arrive de rêver à ce que tu seras plus tard, lui demande-t-elle.
– Je serai moi.
– Moi, je serai chanteuse, comme Joan Baez ». Ce choix n’est d’ailleurs pas anodin.
Si Forrest a la tête qui tourne lorsqu’il la voit se déshabiller devant lui, ce n’est pas que maladresse : pour le garçon simple qu’il est, qui aime avec son cœur, ce geste n’a pas de sens : comment son corps pourrait-il vivre quelque chose que son cœur ne sent pas encore ? Il veut plus que le plaisir.
En fait, se recherchant elle-même, elle est incapable de voir la seule personne qui l’aime et qui puisse la rendre heureuse. « Tu es très beau dans cet uniforme, dira-t-elle par gentillesse lorsqu’elle le verra en uniforme, chez les Black Panthers ». Mais elle n’a pas encore découvert que l’intérieur, l’âme de Forrest est bien plus beau encore.
Puis, ce sera la lente dégringolade. Elle connaîtra des hippies, se droguera. Lors d’une soirée, où les personnes sont d’autant plus nombreuses qu’elles sont plus solitaires et juxtaposées, Jenny cherchera même à se suicider. Au dernier moment, alors qu’elle s’apprête à se défenestrer, ce qui en dit long sur la profondeur de son désespoir, son regard s’arrêtera sur la lune, sur le ciel. Or, petite, elle avait dû s’enfuir, parce que son père la poursuivait pour la battre et elle avait demandé à Forrest qui était venu la rejoindre de prier Dieu ; aujourd’hui, elle vit une angoisse encore plus intense, elle se tourne aussi vers le ciel ; mais Forrest n’est pas à ses côtés… Est-ce si sûr ? Elle entend alors les mots prononcés un jour par son ami, lorsqu’elle l’a quitté pour le garçon rencontré chez les Panthères Noires : « Je t’aime ». Elle avait essayé de marquer la différence, et Forrest avait répondu en donnant sa médaille d’honneur qu’elle refuse : « Je l’ai eu en faisant ce que tu m’as dit ». Autrement dit
Bouleversée, elle avait répondu : « Pourquoi es-tu si bon avec moi ? » Et la réponse lui revient maintenant en tête : « Tu es à moi », ce à quoi elle a répondu, anticipant l’alliance : « Je le serai toujours ».
Forrest est la seule personne qui l’aime pour elle-même, pour qui elle compte et a de la valeur. Sans la mémoire de cet amour, surtout sans la promesse, la certitude que quelqu’un l’attend, rien n’aurait pu retenir son geste. Au même moment, loin de ses yeux, mais proche du cœur, Forrest veille, triste, pensant à elle et l’attendant.
Aussi vient-elle le retrouver. Elle est bouleversée par son profond respect, la fidélité sans faille de son amour. Forrest est trop ému pour la laisser parler, il « jacasse » ; ou plutôt, il pressent qu’elle a trop honte pour parler. Jenny veut d’abord vivre, pieds nus. Mais est-elle digne d’être aimée de lui ? Elle ne le croit pas. Surtout, elle ne s’en sent pas capable : elle est habitée par une trop grande haine à l’égard de ses parents, de son père.
Sa simplicité lui donne des réactions de génie. Lorsque Jenny, à la vue de la maison de son père, se met à la lapider et s’écroule de rage et faute de munition, il s’assoit humblement par terre à côté d’elle, la rejoignant dans sa souffrance et compatissant, incapable de juger, il commente : « Il y a des fois où il n’y a pas assez de pierres ».
Puisque ce n’est pas Jenny qui parle, Forrest ne peut s’empêcher de demander : « Tu veux m’épouser ? » Elle ne répond pas. Dehors, il pleut, comme lors des rencontres douloureuses et des séparations. Mais, cette fois-ci, Jenny viendra rejoindre Forrest dans son lit et osera lui avouer : « Forrest, je t’aime vraiment ».
Mais elle ne se sent pas encore capable de l’aimer jusqu’au bout. Cependant, la graine de l’amour est plantée dans son cœur. Voilà pourquoi elle pourra répondre au chauffeur de taxi qui vient l’enlever à Forrest : « Je ne fuis pas ». Il faut qu’elle fasse quelque chose pour mériter Forrest : elle va garder l’enfant, elle va choisir la vie. Lorsqu’elle le reverra.
3) Un long chemin de libération. Des pieds au cœur…
Mais si l’amour de Forrest sauve les autres, on ne se sauve pas soi-même. Or, il en a besoin.
Forrest a dû son salut à ses pieds. Déjà,
Et lorsque les garçons vont le poursuivre, avec une énergie que déchaîne peut-être le mot d’ordre de Jenny martelé à son oreille : « Cours, Forrest, cours », le jeune handicapé va quitter son appareillage qui redoublait bien inutilement la torture. Cette libération prélude et présage ma vraie liberté intérieure qui est la sienne : il ne répond à l’agression de la violence que par la fuite, non pas celle de la lâcheté (il saura défendre celle qu’il aime, avec ses poings) mais celle de l’amour et de l’obéissance (elle lui a dit de fuir). Ce seront ses pieds qui toujours le sauveront. « Il n’a pas de tête, mais il a des jambes ».
Mais au fond, c’est encore la confiance en sa mère qui est à l’origine. « Maman disait : ‘On peut savoir qui est quelqu’un en voyant ses chaussures’ » ; « Maman disait : ‘Les chaussures c’est magique’ ». Plus encore, c’est l’amour qui est à l’origine de cette rédemption : n’est-ce pas Jenny qui lui a acheté ces chaussures, sur mesure, l’un des plus beaux cadeaux qui lui ait été fait ? »
Contre toute apparence, la relation de Forrest à sa mère n’est pas fusionnelle. Quelques jours avant sa mort, il échangera avec elle : « On doit faire de son mieux avec ce que Dieu nous a donné.
– Maman, quel est mon destin ?
– A toi de le découvrir ». Et de lui donner l’exemple de la boîte aux chocolats.
Chez Forrest, le bonheur et la libération ne peuvent rentrer par la tête ; il pénétreront en lui par les pieds.
En un travelling très parlant, la caméra partira de ses chaussures, cadeau de Jenny, remontra jusqu’à Forrest dont le regard s’intensifie avant qu’il ne parte pour sa longue, très longue course apparemment insensée d’un bout à l’autre du pays. Il courra ainsi 3 ans, 2 mois, 14 jours et 16 heures – le temps d’une psychothérapie. Là encore, c’est une parole de sa mère qui l’éclairera : « Maman disait : ‘Il faut laisser le passé derrière soi’ ». Comme sa mère n’est plus là pour lui dire, il lui a fallu tout ce temps pour chasser tristesse et qu’il entende cette voix parler en lui. Alors que les autres s’attendent à la parole définitive du sage, Forrest, sans aucune recherche d’amour-propre, du regard d’autrui : « Je suis vraiment fatigué. Je vais rentrer chez moi ». Le gourou itinérant se transforme instantanément en un homme fourbu, boitant. Cette tristesse, ce besoin régressif signe qu’un travail est encore à accomplir. La médiation plus maternelle du retour à la maison, chez sa mère, vient doubler la médiation plus paternelle, plus virile du dépassement.
Forrest ne peut vivre seulement de donner de l’amour. Il a aussi besoin d’amour échangé. Lorsqu’il se retrouve assis sur le banc, très ému à l’idée de retrouver celle qu’il aime tant, Jenny, s’il parle tant, c’est qu’il est impressionné. Forrest le taciturne a aussi besoin d’être écouté. Seule une vieille femme, toute heureuse, le comprendra, et acceptera de rater un bus pour l’écouter jusqu’à la fin de son histoire.
Forrest a encore un dernier pas à franchir. En fait, une fois, une seule fois, il a exprimé sa souffrance d’être considéré comme stupide. Sans se le dire forcément, Forrest se croit sans avenir, voué à une malédiction. Comment en sortir ? Ici, le salut ne peut venir que d’un autre. D’une autre… Forrest reçoit une lettre de Jenny. Il découvre alors qu’elle a un fils : « Il s’appelle Forrest ». Il ne comprend pas, non d’abord à cause de sa lenteur intellectuelle, mais parce qu’il ne peut imaginer qu’il est aimé, donc qu’il est aimable. Excessivement touché, il ne songe bien entendu pas un instant à douter de Jenny. Face à son intense émotion, celle-ci répond, mais à côté : « Tu n’as rien à te reprocher ».
« C’est une des choses les plus belles que j’ai vues », répond Forrest avec son goût des superlatifs qui sont, chez lui, le signe d’une émotion intense (« c’est le plus beau cadeau de ma vie », dit-il à Jenny lorsqu’elle lui offre des chaussures).
Il ose alors poser la question angoissante qui le ronge depuis si longtemps : « Est-il normalement intelligent ? » Peu à peu, Forrest a dû prendre conscience de son niveau d’intelligence ; notamment, lorsqu’un jour il a vu son ami Dan piquer une colère noire contre une fille qui avait traité Forrest d’idiot.
La réponse fuse : « Oui, c’est l’un des premiers de sa classe ». Elle ne peut imaginer quel bonheur elle lui donne, ni à quel point ce don guérit Forrest : sa « stupidité » n’est pas une malédiction. Il n’aurait jamais osé avoir un enfant ; mais celui-ci lui est donné, par surcroît.
L’amour, plus fort que la mort…
L’amour de Forrest triomphe, et lui seul, de toutes les morts. Avec une vertigineuse virtuosité, Zemeckis va étroitement conjuguer la vie du jeune homme et celle de l’Amérique, mais tandis que les figures passent, Forrest, lui, demeure, inchangé : son sens du rythme, de ses jambes appareillées sera l’inspirateur bien involontaire d’un jeune guitariste que l’on appellera le King… et qui mourra d’une attaque cardiaque ; à la suite de sa rencontre avec Nixon, dormant à l’hôtel Watergate, il se plaindra auprès de la direction de ce que des personnes viennent visiter un bureau pas loin, ce qui, peu de temps après, occasionnera la démission d’un personnage très haut placé ; Forrest survivra à tous les Présidents des États-Unis qui lui ont serré la main (pas moins de trois), plus encore, une mystérieuse malédiction semble les frapper au point que n’importe quel observateur aurait pu (et dû) se méfier, si Forrest avait été capable de la moindre malice. Le message est clair : elle passe la figure de ce monde et de ses feux trompeurs ; seules la simplicité et la charité demeurent.
4) Hasard ou destin ?
C’est la question qu’il finit par se poser : « Est-ce le destin ou nous nous laissons portés par le hasard comme sur une brise ? » Il faut déjà s’étonner de ce que son esprit s’éveille à cette interrogation métaphysique. Il ne peut accéder à ce questionnement qu’une fois guéri, rendu capable d’être heureux : la blessure obscurcissait aussi son esprit. Maintenant, il peut relire sa vie et s’étonner de l’extraordinaire suite de coïncidences heureuses qui la jalonne et la conduit. Toujours aux périodes de transition difficiles (l’école, l’armée, le Vietnam), il a trouvé quelqu’un sur qui s’appuyer, une figure à qui il a pu donner toute sa confiance.
Mais il se refusera de répondre. Déjà, signe de maturité, Forrest ne sait plus trancher entre sa mère (hypothèse du destin) ou Dan (hypothèse du hasard). Ou plutôt, par modestie, il donnera autant au hasard qu’au destin : « Un peu des deux ».
La part du destin est bien moindre que l’apparence pourrait le laisser croire. C’est d’abord l’amour qui a tout guidé. Lorsque Forrest va prier sur la tombe de sa femme, il lui parle, avec naïveté, et lui propose ses services avec sa générosité coutumière : « Tu me manques. Si tu as besoin de quoi que ce soit, je ne serai jamais loin ». Alors une nuée d’oiseaux se lève, à l’instar de celle qui avait répondu à la prière de la petite Jenny.
En fait, Zemeckis ne répond-t-il pas déjà à sa question ? A cela s’ajoute le symbole de la plume – portée par la brise – qui forme une éloquente inclusion ? Alors que la pluie est toujours contemporaine des séparations et des incompréhensions, l’eau porte la mort, ou l’illusoire rapprochement, lors du meeting pacifiste près du Jefferson Memorial, l’air symbolise la liberté : Forrest ne dit-il pas courir comme le vent ?
La vie de Forrest n’est-elle pas providentiellement guidée telle cette plume qui descend du ciel (au début du film) et y remonte (en fin de film) ? Fragile comme l’amour. Si le mouvement ne paraît pas maîtrisé, sa destination est pourtant précisée ; surtout, il appartient à l’homme d’en faire ce qu’il veut. Forrest la prend, décidé, et l’enferme dans le livre d’enfant qu’il avait lorsqu’il était petit. A la fin, il donnera l’ouvrage à son fils et la plume, fragile, pourra s’échapper. Gestes riches de sens : désormais, Forrest est devenu un homme, puisqu’il donne la vie à un enfant plein de santé ; désormais, Forrest, lui pour qui vacances tutoyait abandon, sait assumer le départ de son fils ; désormais, Forrest est homme de tradition, de passage : il peut transmettre à son fils des valeurs, il peut être père. La plume peut remonter au ciel : l’office a été accompli. Selon une parole qui fait aussi inclusion : « Maman disait : ‘La vie est comme une boîte de chocolats. On ne sait jamais sur quoi on va tomber’ ». Encore faut-il acheter cette boîte et avoir assez d’amour, de sens de l’autre pour ne pas dévorer tous les chocolats, avant de l’offrir à la personne que l’on aime…
5) Conclusion
Certains bouderont en disant que cet innocent aux mains pleines ne doit son bonheur qu’à deux raisons – une suite d’heureux et très improbables hasards, une innocence qui lui interdit de mesurer la tragédie de la réalité – qui sont toutes deux une privation de l’ordre, la première de la nature et la seconde de la raison. Et si on lisait cette histoire non comme l’une des possibilités du réel ou comme une abdication de son esprit, mais comme un conte (plus encore qu’une fable) moderne : Forrest Gump est à la société néolibérale ce que Cendrillon fut à la société de cour ?
En effet, il n’y a de vrai conte que celui qui rejoint les aspirations les plus profondes du cœur humain : être aimé, aimer. Or, la personne à handicap est en prise directe avec son cœur. Le film ne fait que rajouter une chose : que ces désirs se réalisent ; sa magie – et son impossibilité – tient donc, non pas dans la création de désirs déjà là, en Forrest et en chacun de nous, mais dans le fait d’ôter les obstacles sur le chemin de leur concrétisation.
Forrest Gump est une extraordinaire leçon et parabole sur le primat du don et plus encore sur la folie de l’amour plus sage que toutes nos sagesses. La capacité d’aimer ne se mesure pas à l’intelligence. Il serait aussi faux d’ajouter : au contraire. Elle est simplement autre. Surtout, le bonheur donné et reçu est proportionnel à l’amour échangé. Jenny n’a eu accès au bonheur que le jour où elle a accepté d’être aimée comme elle était et donc de s’aimer telle qu’elle est. Forrest rend heureux jusqu’au jour où il se rend compte que lui-même aussi peut être heureux.
Pascal Ide
Histoire
Une plume s’envole et atterrit aux pieds de Forrest Gump, un « simple d’esprit », assis sur un banc en attendant le bus à Savannah, en Géorgie. Il va raconter la fabuleuse histoire qu’est sa vie aux passants qui viendront s’asseoir tour-à-tour sur le banc. La vie de Forrest Gump sera à l’image de la plume, que l’on aperçoit au début et à la fin du film, qui se laisse porter par le vent tout comme Forrest Gump se laisse porter par les événements qu’il traverse dans l’Amérique de la seconde moitié du xxe siècle.
Entre son enfance, souffre-douleur de sa classe du fait de ses handicaps mentaux et pour la marche, et le moment même où il raconte son histoire, devenu milliardaire, Forrest Gump sera champion de football américain, diplômé d’une université, soldat au Viêt Nam (il recevra la Médaille d’Honneur du Congrés), champion de ping-pong dans l’équipe militaire américaine, marathonien exceptionnel (il court sans s’arrêter pendant plus de 3 ans), capitaine de crevettier et fera la couverture du magazine Fortune. Se trouvant au cœur des principaux événements de l’histoire des États-Unis entre les années 1950 et 1980, il en devient un des acteurs décisifs, inspirant notamment et sans le vouloir à Elvis Presley sa façon de se déhancher, à John Lennon les paroles d’Imagine, reçu à la Maison-Blanche par trois présidents et participant à lareprise des relations diplomatiques entre la Chine et les États-Unis, révélant le scandale du Watergate et initiant quelques-unes des principales tendances socio-culturelles des années 1980.