Emma. (oui, avec un point à la fin [1]), drame historique britannique d’Autumn de Wilde, 2020. Inspiré du roman éponyme de Jane Austen, 1815. Avec Anya Taylor-Joy, Johnny Flynn.
[1] Le point signifie « period » en anglais américain ; or, selon la réalisatrice, il s’agit d’un « period film », c’est-à-dire d’un film historique…
Thèmes
Amour, sauveteur, pardon.
Une fois n’est pas coutume, nous ferons des allers et retours entre le roman et le film éponyme qui, s’il est fidèle, est souvent moins explicite.
- Assurément, cette jeune femme, « belle, riche et intelligence » qu’est Emma met tous ses talents humains au service de son entourage. À commencer par sa gouvernante, Miss Taylor, qu’elle croit avoir mariée à Mr Weston. Dans cette microsociété qui place le désintéressement au-dessus de toutes les qualités (l’on ne compte plus le nombre de fois où l’on entend l’expression « amitié désintéressée ») et où le mariage est la principale préoccupation de ces jeunes célibataires bien nées et désœuvrées, Emma accomplit donc une œuvre pie qui ne peut qu’aider son entourage et la valoriser à ses propres yeux.
Pourtant, un doute nous prend dès les premières images quand, au lieu de la joie d’avoir accompli la plus belle action pour une de ses amies les plus proches, nous observons la tristesse assombrir le visage expressif de l’héroïne. Ce chagrin, dont le nom n’est jamais prononcé dans cette société si policée, n’est que trop connu. Quelques décennies plus tard, Proust le pessimiste en fera autant le signe obligé de l’amour que son effet mortifère : la jalousie. Quelle qu’en soit la cause, l’attitude de la jeune fille porte un nom largement exploré par l’analyse transactionnelle : la « Sauveteuse » (alias Saint-Bernard, alias Bon-Samaritain, etc.). D’un mot, le Sauveteur est celui qui veut le bien de l’autre, que l’autre le veuille ou non. Si proposer une aide à son prochain est un des actes les plus élevés de la charité dont saint Paul nous dit qu’elle est « serviable » (1 Co 13,4), l’imposer en est une subtile contrefaçon, une astucieuse substitution et une toxique défiguration.
Le principal inconvénient de l’attitude d’appareilleuse est de dissimuler, derrière le don généreux à l’autre, un déficit de don ajusté à soi-même. Emma, orpheline de mère et fille d’un père hypocondriaque, donc replié sur ses maladies imaginaires, a-t-elle manqué d’affection et d’attention ?
Prendre conscience de cette blessure est nécessaire pour qu’Emma puisse accéder au bonheur qui, chez Jane Austen, est identiquement l’entrée dans un amour durable et gratuit, celui du mariage. Mais comment est-ce possible ? D’abord, l’entremetteuse est l’une des figures très valorisées dans cette société aux rôles si codifiés. De plus, toute blessure est privation au-dedans et masque au dehors (persona pour Jung) : la belle énergie de la personne est absorbée par son personnage afin de capter l’amour ou la sécurité dont elle a besoin ; mais cette survie n’est pas la vie. Enfin, dans cette société patriarcale, il est inimaginable qu’une femme déclare sa femme, de sorte qu’elle peut se consumer d’amour auprès de celui qu’elle aime sans que jamais il ne vienne s’en éclairer et s’y échauffer.
- L’issue hors du scénario de sauveteuse est d’abord rendu possible par l’intelligence qui est l’une des caractéristiques les plus profondes des héroïnes austeniennes. Grâce à cette qualité, elles échappent au machisme soft et à la subordination passive qui est le lot commun des femmes, au point que l’auteur semble céder à l’axiome socratique selon lequel la sottise est coextensive de la méchanceté. C’est ainsi que Mrs Elton, la riche femme du pasteur, demeure aussi figée que médisante, du début au terme du roman. Mais tout autre est le cas d’Emma qui s’avère être une sauveteuse amatrice et non professionnelle.
Mais cette intelligence ne suffirait pas si n’intervenait pas ce que les Anciens appelaient fortune ou « heureux hasard » et ce que les chrétiens identifient à la Providence. C’est ce que révèle la belle scène de rencontre inattendue entre Emma et Mr Knightley – scène à laquelle la romancière accorde une valeur singulière et son héroïne une signification éloquente.
Au terme, Knightley est revenu précipitamment de Londres parce qu’il craint qu’Emma ne souffre de savoir Frank Churchill fiancé. Étant uniquement animé par le souci superbement altruiste de celle qu’il aime, il n’a désormais plus qu’à laisser déborder son cœur pour exprimer ce qui n’a été que trop longtemps comprimé en lui. Et Emma lui répond positivement avec « les mots qu’il faut », parce qu’« une dame le fait toujours ». Du moins, est-ce ce qu’affirme le roman avec une réserve qui l’honore. On eût aimé que le film ait su garder la même discrétion…
Mais cet amour n’a pu naître dans le cœur de celle qui s’en protège que parce qu’intervient un troisième facteur : Knightley a donné de fortes attestations de sa grande valeur et de son décentrement de lui-même. Retenons-en deux qui sont aussi les scènes les plus gratifiantes du film.
La première a lieu lors du bal à l’auberge de la Couronne. Alors que Mrs Weston demande à Mr Elton d’inviter Harriet à danser, celui-ci l’humilie cruellement en s’y refusant sous le prétexte qu’il est maintenant « un vieil homme marié ». Face à cette goujaterie, Mr Knightley vient lui-même l’inviter, révélant à cette occasion qu’il est un remarquable danseur. Or, cette attitude est si bienveillante qu’elle suscite chez Emma plus que de la reconnaissance. Voire, un sentiment encore plus vif que celui éveillé par le sauvetage opéré quelques jours plus tard par le beau Frank Churchill, alors que la même victime, Miss Smith, est prise à partie par un groupe de gitans.
Le second épisode mériterait une longue analyse tant, non content d’attester le sens aigu de la vérité et de la justice chez Knightley, il en révèle secrètement l’amour et l’amour sous sa plus haute forme, la charité. En effet, saint Thomas ose affirmer que la correction fraternelle est un acte non pas de la justice, mais de la charité. Or, lors de l’excursion à Box Hill, pendant le pique-nique, Emma lance un cruel trait d’esprit dont Miss Bates fait les frais devant tout le monde. Fort mécontent, Mr Knightley, qui faisait partie de l’assistance, le reproche vertement à Emma qui s’en trouve consternée. Le jeune homme atteste ainsi qu’il n’est pas seulement juste et courageux, mais animé par une sincère charité.
Et l’amour appelle l’amour. En effet, pour notre romancière, Pride et Prejudice sont les deux grands obstacles qui retardent indéfiniment l’amour. Or, cet acte conduit Emma à humblement demander pardon à Miss Bates dès le lendemain matin, il la pousse également à surmonter ses préjugés. De fait, un double préjugé interdit Emma d’aimer Knightley et l’enjoint à ne voir en lui que l’ami proche : il est de seize ans son aîné ; il est son beau-frère. En se laissant toucher par sa droiture et sa bravoure, la sauveteuse peut enfin naître au droit de se laisser aimer et au devoir d’y répondre. Bref, à sentir son cœur battre.
- On le sait, le roman, publié sans nom d’auteur en 1816, fut boudé parce qu’on considéra qu’il était dénué d’histoire. Plus encore que, dans ses deux livres précédents les plus fameux, Sense et Sensibility (1811) et Pride and Prejudice (1813), le récit colle si bien à la vie quotidienne, qu’il est aussi dénué d’aventures dignes d’intérêt que celle-ci. Mais si, comme l’a pressenti Walter Scott, Jane Austen annonçait la naissance d’un nouveau genre littéraire, beaucoup plus en prise avec la réalité et en résonance avec ce que son lectorat vivait, mais n’osait nommer ? Nous ajouterons deux points.
Le permier est que, loin de se contenter d’être une sociologue des mœurs de son temps en général et du micromonde régi par Emma en particulier, notre romancière en est aussi la psychologue raffinée, en l’occurrence l’analyste comportementaliste des profils susdits de sauveteuse et d’entremetteuse.
Elle en est aussi l’éducatrice. Et tel est le second point. Loin d’être seulement descriptive, la romancière est aussi subtilement prescriptive. Et, très lue, l’on imagine l’extension et la profondeur de son influence sur la société si figée qu’est cette grande amoureuse des traditions séculaires qu’est le monde anglais. Cet ascendant s’exerce notamment par deux médiations. La première est l’ironie. Kierkegaard l’avait judicieusement noté, le passage du la sphère esthétique (psycho-sociologique) à la sphère éthique, s’opère par cette ironie qui diffuse de l’écriture ciselée de Jane Austen. Une deuxième réside dans la structure narrative de ce policier sans meurtre : le film (et plus encore le roman) multiplie des signes qui, cachés aux yeux de sa narratrice que du lecteur, requièrent toute sa sagacité, donc son intelligence – dont nous avons dit que la socratique Austen a épousé la thèse de la vertu-science.
L’on aurait pu sous titrer le film (et le roman) : « Emma. ou le salut d’une sauveteuse ». Plus globalement, les trois grands romans de Jane Austen ne constituent-ils pas comme une pédagogie (toujours actuelle) de l’amour ? Chacun dessine un chemin. Nous l’avons vu, du Pride (orgueil) et Prejudice (préjugé) à l’humilité et à la guérison des biais. Du Sense (raison) à la Sensibility (sensibilité), itinéraire que certains doivent parcourir dans la direction inverse. Du Sauveteur (Emma) à l’aide respectueuse et, plus généralement, du triangle maléfique à une communion bénéfique.
Pascal Ide
L’histoire se déroule dans la campagne anglaise au début du xixe siècle. Emma Woodhouse (Anya Taylor-Joy) est une riche jeune fille, dont le principal passe-temps consiste à former des couples en vue de mariage. Elle-même jure qu’elle ne se mariera jamais, d’autant que son père, veuf de tempérament anxieux, reste inconsolable depuis qu’Isabella (Chloe Pirrie), la sœur ainée d’Emma, a quitté la maison quelques années auparavant pour épouser John Knightley (Oliver Chris), frère cadet de Mr Knightley (Johnny Flynn), riche propriétaire voisin et ami de la famille.
Emma voit sa gouvernante, Miss Taylor (Gemma Whelan), la quitter pour épouser Mr Weston (Rupert Graves). Elle fait la connaissance de Harriet Smith (Mia Goth), jeune fille pauvre « née de père inconnu », et elle la prend comme demoiselle de compagnie. Emma est convaincue que Harriet est la fille d’un gentleman. Elle apprend que Robert Martin (Connor Swindells), un fermier de Mr Knightley, a demandé la main de Harriet. Tout en faisant mine de ne pas s’en mêler, Emma manipule Harriet pour qu’elle décline la demande en mariage de Mr Martin, ce qui fâche Mr Knightley. Persuadée que Mr Elton (Josh O’Connor), le jeune pasteur de la paroisse, est amoureux de Harriet, et qu’il ferait un meilleur parti pour elle, elle lui fait partager sa conviction.
Isabella et son mari viennent pour Noël à Hartfield, avec leurs enfants, dont un bébé, Emma, mais le réveillon est organisé chez les Weston. La neige entraîne un départ précipité, et Emma se retrouve dans le même véhicule que Mr Elton, qui lui déclare son amour. Emma refuse vivement sa demande, et Mr Elton, vexé, disparaît pour six semaines, puis revient avec une épouse riche et prétentieuse, Augusta Hawkins (Tanya Reynolds). C’est à ce moment qu’arrivent Jane Fairfax (Amber Anderson), la nièce de Miss Bates (Miranda Hart), et Frank Churchill (Callum Turner), né du premier mariage de Mr Weston. Emma éprouve de la jalousie à l’égard de Jane et de ses nombreux talents, mais est fascinée par Frank.
Franck pousse les Weston à organiser un bal durant lequel Mr Elton se montre grossier envers Harriet en refusant de danser avec elle. Mr Knightley sauve la situation en l’invitant à danser. Emma et Mr Knightley dansent également ensemble, et prennent conscience des sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Emma part avant que Mr Knightley ait pu lui parler, celui-ci se résout donc à aller la voir. Leur conversation a à peine commencé qu’elle est interrompue par l’arrivée de Frank portant Harriet : attaquée par des gitans, elle a été providentiellement sauvée par Frank. Harriet avoue à Emma être retombée amoureuse, et Emma imagine qu’il s’agit de Frank. Emma fait alors en sorte que Harriet puisse passer plus en plus de temps en compagnie de Frank.
Emma essaie quant à elle de se rapprocher de Mr Knightley, qui se montre plutôt fuyant. Cependant, sollicité par Mrs Elton, il invite le petit cercle de connaissances à visiter sa belle demeure. Durant le pique-nique à Box Hill qui prolonge la visite, Frank propose de jouer à un jeu pour amuser Emma, mais celle-ci, par étourderie, laisse échapper un propos très blessant envers Miss Bates, ce qui provoque un malaise généralisé et la fin de l’excursion. Mr Knightley réprimande Emma pour sa désinvolture, et celle-ci, très confuse, va s’excuser dès le lendemain auprès de Miss Bates, qui lui pardonne de bonne grâce.
La riche tante de Frank Churchill meurt, et il peut alors révéler ses fiançailles secrètes avec Jane Fairfax. Les Weston espéraient qu’il épouserait Emma, qui est surtout inquiète pour son amie Harriet. Mais quand elle lui annonce la nouvelle, Harriet lui déclare être amoureuse de Mr Knightley et non de Frank. Harriet réalise alors qu’Emma est aussi amoureuse de Mr Knightley.
Mr Knightley va consoler Emma (qu’il croit, lui aussi, amoureuse de Franck), avoue finalement ses sentiments et la demande en mariage. Emma est ravie, mais se met à saigner du nez en réalisant qu’Harriet sera bouleversée par la nouvelle de leur mariage. Intervenant une dernière fois dans la vie de son amie, elle va retrouver Mr Martin pour lui offrir un portrait de Harriet qu’elle a dessiné elle-même. Harriet lui annonce avoir accepté la nouvelle demande en mariage de Mr Martin, et également qu’elle a atteint sa majorité, et que son père s’est fait connaître ; ce n’est pas un gentleman, mais un fabricant de chaussures. Emma félicite Harriet et l’invite, elle et son père, chez elle.
Même si Emma et Mr Knightley sont très amoureux, elle ne peut se résoudre à abandonner son vieux père. Mr Knightley lui propose alors de venir vivre chez eux. Le mariage peut enfin avoir lieu.