De grandes espérances, drame français et thriller politique réalisé et coécrit par Sylvain Desclous, 2022. Avec Rebecca Marder, Benjamin Lavernhe, Marc Barbé, Pascal Elso.
Thèmes
Vérité.
Bien écrit, bien joué et bien tourné, le thriller politique réalisé et coécrit par Sylvain Desclous ne se dé-tourne-t-il toutefois pas de l’essentiel ?
- Assurément, De grandes espérances est porté par son histoire et ses acteurs. Un récit plutôt crédible qui effleure ce micromonde de la politique et multiplie les rebondissements, même si certains sont prévisibles. Et cinq acteurs, surtout Rebecca Marder, révélée par le biopic sur Simone Veil, qui doublent l’histoire extérieure par l’évolution expressive de leurs sentiments intérieurs. Ils nous donnent ainsi à voir notamment le travail de sape opéré par la culpabilité. Dans trois scènes décisives.
La première est la scène d’ouverture dont on sait qu’elle est au long-métrage ce que l’ouverture est à l’opéra : elle le préfigure et le promet. La caméra filme en contre-plongée une femme immobile, les bras en croix comme si elle faisait la planche, dont le spectateur (en tout cas non médecin) se demande si elle est vivante ou morte. Mais nous comprendrons plus tard que cette représentation angoissante est une métaphore synthétisant toute l’ambiguïté de l’héroïne en particulier et, selon moi, des personnages qui, tous, nagent entre deux eaux.
Les deux autres scènes en forment une seule. À deux reprises, la caméra semble filmer Antoine et Madeleine en direct, lorsqu’un lent travelling latéral révèle qu’elle avait pris leur reflet : au tout début, dans la salle de bain, comme si déjà le ver était dans le fruit ; vers la fin, lorsqu’Antoine apprend la sortie de Madeleine.
- Et c’est ici que se glisse notre questionnement, plus, notre grande perplexité. La perspective psychologique, donc subjective, est présente, ainsi qu’on vient de le dire. La perspective juridique, objective, la formation du cinéaste aidant (il a notamment fait des études de sciences politiques et de droit), de même. Mais manque l’essentiel : la perspective éthique qui, seule honore, la profondeur du cœur de l’homme, donc conjure autant la mécanique huilée du droit que les mécanismes souvent déterministes de la psychologie. Plusieurs indices témoignent de ce manque crucial.
D’abord, à quel moment voyons-nous la culpabilité (dont, répétons-le, l’essence est psychique, c’est-à-dire subie) se convertir en un authentique regret voulu et en attestation de cette instance présente en tout homme, la conscience morale ? Un signe. L’absence quasi-totale de communication entre les deux amoureux sur leurs débats intérieurs : aucune relecture ne sera proposée, aucun mot ne sera posé sur la scène de l’automobile, les motivations de chacun, les peurs, les regrets et surtout les responsabilités. Comme une bombe à retardement et à fragmentation. De fait, cette carence au dehors n’est que l’expression d’une abyssale déficience au-dedans. D’ailleurs, cette incapacité à dire et se dire se poursuit dans la relation entre Madeleine et son père (Marc Barbé). Lorsqu’Yvan interroge cette fille plus prodige que prodigue sur ce qu’elle vit, il est renvoyé à une autre culpabilité qui le bâillonne plus efficacement que toute intimation au silence. De plus, que cet homme étranger à sa vie devienne l’unique témoin de confiance à qui elle révèle son drame intime en dit long sur sa solitude sans fond et ses relations sans consistance, y compris professionnelle.
Plus encore, quand est prise en compte l’altérité, dont Levinas, après et avec beaucoup de philosophes moralistes, a fait l’un des rocs de l’éthique ? Un seul des protagonistes s’interroge-t-il au moins une seule fois sur ce ce que les proches de ce paysan corse, Lucciani (Cédric Appietto), ressent, et plus encore sur l’injustice profonde commise à sa mémoire et à son entourage, autant qu’au bien commun ?
Et nous en venons enfin à l’attitude intérieure des quatre personnages principaux.
De même que la caméra ne montre jamais Bertrand que méprisant (lors du premier dîner) ou dominant (la dernière vue le montre dans un plan de bas en haut où il toise ette potentielle belle-fille en qui il ne voit qu’arrivisme cupide), de même le spectateur est-il comme poussé à mépriser sans concession et sans condition cet homme patriarcal. Pour peu qu’il surdimensionne les conditionnements familiaux, il pourrait même l’accuser du double facteur déclenchant la crise initiale : l’amertume consécutive à l’humiliation téléphonique (« Papa, arrête de m’expliquer la vie ») ; la lâcheté d’un jeune homme qui n’a jamais vécu que dans l’ombre paternelle et s’empressera, plus tard, de s’y blottir. En accueillant son fils, le père ne fait que se protéger lui-même. Le plus banni de la sphère éthique (sans rien dire de ses convictions politiques), le père d’Antoine est le plus honni.
Si Antoine est très amoureux, ce qui au minimum interroge et, pour beaucoup, révulse est, plus que la couardise ou l’injustice, la raison profonde de son amour. Les premières scènes montrent un jeune homme très admiratif et très passionné. Mais sa facilité à se dérober sans s’expliquer ni même s’excuser, plus, sa capacité à saper la réputation de Madeleine sans hésiter ni regretter, ne témoigneraient-elles pas de son égoïsme et, plus encore, de son utilitarisme ? En effet, ainsi que le montre l’interrogatoire initial, Antoine n’est pas tant au service des grands talents de celle qui l’émerveille qu’il ne s’en sert à son propre profit. Aristote notait avec profondeur que, des trois amitiés, honnête (vertueuse), agréable et utile (utilitariste), c’est la troisième dont le lien est le plus fragile et dont la vie est la plus courte : quand l’autre ne me sert plus, voire me dessert, l’ami utilitaire s’en débarrasse sans état d’âme.
L’on ne peut nier que, au point de départ, Madeleine aime Antoine et veut son bien, jusqu’à le protéger et commettre l’irréparable. Toutefois, la fin de l’histoire n’est en rien un sauve qui peut (qui peut… se sauver), mais un misérable acte de vengeance et un abominable mensonge qui, avec la disparition de l’unique preuve, le fusil, va faire porter au jeune homme la responsabilité du meurtre. Certes, on nous montre la brillante et idéaliste jeune femme hantée jusqu’en prison par le souci du parti et, au-delà, de sa cause. De même, on la voit se refuser à toute manipulation victimaire de sa protectrice admirée, Gabrielle. Mais ces désintéressements suffisent-ils à légitimer son désintérêt, pire, son attaque surviolente d’Antoine ?
Le dernier personnage, Yvan, n’est-il pas le seul à être motivé de manière décentrée par le bien de sa fille ? Assurément, il cherche sinon un rachat après l’abandon de sa fille, du moins un réconfort dans son esseulement honteux (la question à Madeleine : « As-tu honte de moi ? » est toute de projection). Toutefois, si intense soit-il, l’amour paternel ne saurait excuser le mensonge, la destruction des preuves, la complicité de meurtre. L’amour n’est pas une alternative à la justice, mais son au-delà. La démesure de l’affection suppose que soit déjà remplie la juste mesure du droit.
Le titre des Grandes espérances est ironique. Soit ! Mais quel message ou, si l’on adhère à l’idéologie d’une neutralité éthique du cinéma, simplement quelle impression laisse-t-on lorsque l’on montre un prétendu réalisme cynique qui s’édifie sans édifier sur les décombres d’espérance.
Passons la vision platement gauchiste et simpliste (cols bleus versus cols blancs, tous solidaires versus tous solitaires, tous généreux versus tous pourris, les anti-capitalistes versus le Grand capital) et le féminisme latent (Quelle image de l’homme donne-t-on lorsque, dans l’épisode du heurt avec le Corse, l’on voit Antoine qui, loin de protéger sa possible future femme, il doit être protégé par elle ? Puis, lors des différentes épreuves décisives comme le Grand-Oral de l’ENA, Antoine est aussi absente que sa culpabilité ruineuse est omniprésente. Une seule figure masculine sauve les hommes de l’universel marasme de la lâcheté, de la domination, de l’égoïsme et de la convoitise, mais en se commuant en ange de la vengeance et du salut). Demeure un film qui, sans être complice de la protagoniste principale, pourrait justifier son opportunisme machiavélique dans cette approche trop socio-politique lessivée de toute régulation éthique.
Pascal Ide
Été 2019. Tout juste diplômée de Sciences Po, issue d’un milieu modeste, Madeleine Pastor (Rebecca Marder) part préparer les oraux de l’ENA en Corse avec Antoine Mandeville (Benjamin Lavernhe), son amoureux avec qui elle partage des convictions politiques très à gauche, mais pas le même milieu. Un dîner rassemble notamment Bertrand (Pascal Elso), le père d’Antoine, qui les humilie tous deux et Gabrielle Dervaz (Emmanuelle Bercot) qui, elle, tout au contraire, aime l’énergie de la jeune femme.
Le lendemain, sur une petite route déserte, Antoine et Madeleine se trouvent impliqués dans une altercation qui tourne au drame et va sceller leur destin. Va-t-elle détruire toutes leurs espérances ?