Dark, série télévisée de science-fiction allemande de Baran bo Odar, diffusée depuis le 1er décembre 2017 sur Netflix. Elle comporte 3 saisons et 26 épisodes d’environ 60 minutes en tout. Avec, dans la première saison : Louis Hofmann (Jonas Kahnwald), Oliver Masucci (Ulrich Nielsen), Karoline Eichhorn (Charlotte Doppler), Jordis Triebel (Katharina Nielsen) et Mark Waschke (Noah). Dans la deuxième : Dietrich Hollinderbäumer (Adam) et Sylvester Groth (Viktor Clausen). Dans la troisième : Barbara Nusse (Eva) et Sammy Scheuritzel (le frère de Erik Obendorf et Hans).
Thèmes
Temps, liberté, gnose.
Dark est une série fascinante, inquiétante, dérangeante.
- La saga fascine par sa complexité et néanmoins son unité.
En effet, l’intrigue réussit à construire un arbre généalogique composé de dizaines de membres (au moins quarante par monde, selon mon compte) dont les liens de parentés sont intimement croisés et même entremêlés. Plus, elle construit deux arbres symétriques, à quelques brisures près. Assurément, avec cette série, la plus ambitieuse créée par les Allemands, ne peuvent sans doute rivaliser aujourd’hui que des mangas aussi pharaoniques que L’attaque des titans (Shinji Higuchi, 2015).
La complexité est considérablement accrue par un double processus, assemblé lui aussi pour la première fois : celui, diachronique, des voyages temporels à dates fixées par la conjonction luno-solaire de 33 ans et s’étendant sur pas moins de cinq périodes qui sont séparées par autant de générations (de 1921 à 2053), et donc les inévitables boucles ; celui, synchronique, des univers parallèles, en l’occurrence deux. Le premier cause le second : les allers et retours dans le passé, le présent et, à partir de la deuxième saison, dans l’avenir, vont créer, en 1986, un nœud qui dédouble les mondes.
Or, pour autant que je sois à même de le juger, ou plutôt en me fiant aux bloggeurs qui ont scruté minutieusement l’histoire personnage par personnage, époque par époque, il semble que le script possède une cohérence jusqu’à son terme (où elle est dévoilée de manière spectaculaire). Et cette unité est-elle singulièrement servie par le fait que tous les épisodes de la série sont écrits par un unique scénariste, Jantje Friese, et un unique cinéaste, Baran bo Odar. La cause (qui n’est sans doute pas unique) vaut d’être entendue et la leçon tirée…
- Tout autant qu’elle hypnotise, la série-monde inquiète, voire angoisse.
Méritant bien son titre, Dark est profondément sombre. Elle s’ouvre, dans son tout premier épisode (S1, E1) sur le suicide de Michael Kahnwald (Sebastian Rudolph) en juin 2019. On le verra se répéter au début de l’ultime épisode (S3, E8), même si sa toute dernière scène, qui est donc la fin de la série et se déroule dans le monde des origines, tente d’apporter un peu d’espérance et de légèreté : Hannah, Katharina, Peter, Regina et les frères et sœurs Wöller dînent ensemble dans la maison de Regina ; Peter est en couple avec Bernadette, Regina et Katharina sont heureuses et célibataires puisqu’Ulrich n’a jamais existé et que Regina n’a jamais rencontré Aleksander/Boris, enfin, Hannah attend un enfant de Torben Wöller. Toutefois, même cette scène n’est pas dénuée de tensions. En effet, Hannah remarque un imperméable jaune et éprouve une intense impression de déjà-vu ; or, l’habit est semblable à celui porté par Jonas et Martha dans leurs mondes respectifs ; donc, son souvenir présente des similitudes avec le destin des deux univers fracturés. De plus, lorsqu’on demande à Hannah comment elle va appeler son enfant, elle se décide pour le nom de Jonas dont on sait le rôle partiellement néfaste qu’il a joué dans les mondes parallèles. Par conséquent, d’une manière inconnue, mais bien réelle, les événements postérieurs possèdent la capacité d’influencer rétrospectivement le monde originaire prétendument indemne de la chute originelle qui a engendré le tragique dédoublement.
Entre le début et le terme, mensonges, trahisons et abandons, meurtres et deuils pullulent, accomplis parfois par des personnages que l’on croyait innocents. Sans rien dire de l’inutile identification du malade peut-être le plus nocif de ce sinistre univers à la personne d’un prêtre catholique, Noah (Hanno Tauber).
Le tout filmé en teintes sombres et froides, presque noir et blanc, multipliant les scènes nocturnes, les longues traversées du tunnel médiateur de mondes et les stations dans des caves claustrophobiques. Sur fond de climat presque constamment nuageux, rigoureux et pluvieux.
Enfin, la série dramatise en combinant – autre trouvaille inattendue – le genre apocalyptique (omniprésente, la centrale nucléaire pèse comme une menace) et le genre post-apocalyptique (de fait, dans le monde de 2053, la centrale aura explorée, les cheminées se seront effondrées et le scénario ouvrira sur un monde dystopique où la vie se réduit à une survie).
- Dark est surtout dérageant, ou plutôt dérangé.
Nous avons déjà évoqué le croisement novateur de deux grands thèmes récurrents de l’anticipation actuelle, les univers parallèles et les univers à rebours. Or, l’emprunt à des théories (ou plutôt des hypothèses) scientifiques actuelles (le multivers d’Hugh Everett, le présentisme et l’éternalisme de John Ellis McTaggart), le souci de faire sobrement, mais rigoureusement appel à quelques notions de physique quantique (le chat de Schrödinger, le boson de Higgs) et relativiste (le trou blanc), invitent à un discernement. En effet, osons une comparaison. Les séries télé ont aujourd’hui sur les jeunes spectateurs et spectatrices un impact comparable à celui qu’avaient les romans sur leurs lectrices du xixe siècle. Or, dans un projet d’article sur Le Rouge et le Noir, précédé de considérations générales sur la vie provinciale française et le roman, qu’il a envoyé au comte Salvagnoli, avocat et écrivain florentin, Stendhal s’alarme de l’impact de ces lectures sur l’imaginaire malléable des jeunes filles qui, pour tromper leur ennui, s’en nourrissent à haute dose. Il vaut la peine de le relire :
« Les hommes ont pris le goût de la chasse et de l’agriculture, et leurs pauvres moitiés ne pouvant faire des romans se consolent en en lisant. De là l’immense consommation de romans qui a lieu en France. Il n’est guère de femme de province qui ne lise cinq ou six volumes par mois, beaucoup en lisent quinze ou vingt, aussi l’on ne trouve pas de petite ville qui n’ai deux ou trois cabinets de lecture. Là, on loue des romans à un auteur en renom, il rapporte deux et quelque fois jusqu’à trois sous par jour au cabinet littéraire [1] ».
Stendhal distingue ensuite « romans pour les femmes de chambre (je demande pardon de la crudité de ce mot inventé, je crois, par les libraires) et le roman des salons [2] ». Peu importe ici une distinction qui n’est plus de saison. En tout cas, pour les premières, les lectrices « ne demandent à l’auteur que des scènes extraordinaires qui lies mettent toutes en larmes ; peu importent les moyens qui les amènent [3] ».
Qu’aurait dit l’écrivain d’une époque qui n’est pas moins acédique, où la tentation est encore plus grande, le produit plus addictif et le public moins formé ? L’impact massif sur les jeunes imaginaires et leur imprégnation durable de cette série (et de bien d’autres, de moindre qualité, mais de même eau, présentes sur les différentes plate-formes de streaming légal) imposent donc un discernement. Il sera double.
- Le premier porte sur la structure. Elle est à peu près le contraire de la règle des trois unités. Je défie quelque spectateur que ce soit après une première vision de m’expliquer les liens de parenté unissant les personnages sans lorgner constamment vers un arbre généalogique soigneusement reconstitué par les bribes d’information recueillies sur les quatre familles de personnages. Reprenons l’exemple de Noah. Qui a pu repérer qu’il est à la fois père de Charlotte, frère d’Agnes Nielsen, oncle de Tronte Nielsen, grand oncle d’Ulrich, époux d’Elisabeth Doppler, fils de Bartosz et Silja et donc petit fils d’Hannah, Egon, Regina et Aleksander, neveu de Jonas et Claudia et en même temps l’arrière petit fils de Claudia ?? N’en jetez plus ! J’avoue pour ma part m’être senti largué dès la fin de la première saison et avoir été à la pêche d’informations complémentaires généreusement dispensées sur de multiples sites. Or, ce que certains vivent comme un bien (la richesse profuse des histoires), la majorité le subit sinon douloureusement, du moins péniblement, comme un mal. Cette peine est pourtant, selon moi, l’indice assuré d’un échec partiel : en obligeant à un effort mental considérable pendant la vision, elle polarise l’intelligence et exténue l’affectivité qui permet pourtant de communier à l’intuition créatrice présidant à l’œuvre. J’avais ressenti la même impression coûteuse en regardant Tenet (Christopher Nolan, 2020) au cinéma – mais l’histoire d’amitié est suffisamment prégnante pour que, à une seconde vue, l’émotion puisse être au rendez-vous. Comparant ce qui n’est pas comparable, l’investissement spéculatif requis par le Seigneur des anneaux (je parle du roman) ou La divine comédie ne s’opère jamais au détriment de la joie immédiatement ressentie en suivant le cheminement pascal de Frodon ou de Dante – l’espérance en plus.
- Nous n’avons encore rien dit du contenu, ou plutôt de la mythologie de fond dont se nourrit cette sombre et sobre série. Là encore, saluons les multiples références à la science physique contemporaine, à la problématique écologique, aux grandes thématiques philosophiques (même et autre, infini, temps, liberté et responsabilité, etc.) et même à la religion chrétienne (pour une fois nous est évité le gloubi-boulga orientaliste comme dans les entrelacs de plus en plus complexes et bouddhisants de Lost. Les disparus (J. J. Abrams, 2004-2010). Mais à quoi aboutissons-nous ? À une quadruple négation :
Primo, la négation de la liberté. « Tout est lié », ainsi que le répète les personnages de la série. Mais dans un sens tout différent de celui décliné par le pape François dans Laudato si : tout est li(got)é. Les professions répétées de foi déterministe, certes, permettent d’éviter astucieusement ce que l’on appelle pudiquement les paradoxes temporels (qui sont, en réalité, de véritables contradictions. Nous en reparlerons dans un article qui s’affrontera à l’hypothèse ubuesque d’une réversibilité chronologique), au prix du fatalisme le plus désespérant et d’une infinitisation du temps (le « mauvais infini » de Hegel) la plus accablante (les protagonistes répètent en boucle les mêmes scénarios pour toujours) et d’un dualisme éthique débilitant (l’acte apparemment libre est un acte réellement causé par le plus strict enchaînement de causes et d’effets). Mais où dont est passée la leçon du plus célèbre des philosophes allemands, Kant, qui, dans sa troisième antinomie de la raison, affirmait que l’acte libre est un commencement qui échappe au nécessitarisme des concaténations physiques ?
Secundo, la négation de la transcendance (non pas divine, mais seulement) héroïque. Si l’homme est enfer-mé dans le déterminisme, c’est parce qu’il est impuissant à s’affranchir de ses hauts désirs ou de ses tristesses profondes. Par exemple, c’est parce qu’il est inconsolable de la mort de son épouse et de ses enfants que Tannhaus, l’horloger et écrivain, ne peut ne pas inventer la machine à voyager dans le temps et déclenche le brisement de l’univers, ou Ulrich assassiner le futur assassin d’enfants. Mais, convoquant le philosophe français Bergson, où est passé l’appel du héros à qui il suffit d’exister ?
Tertio, la négation de toute science simplement neutre et contemplative : celle-ci ne peut que conduire à la technique la plus aliénante des âmes et la plus destructrice des corps. Ne pouvant compter sur la liberté ni sur la nature humaine pour être sauvé, la technoscience qui, en 1953, est en train d’installer des centrales nucléaires et, 33 ans plus tard, en 1986, invente les voyages temporels, est vouée au même échec. Là encore, le scénariste, pourtant si cultivé, a oublié la leçon d’un de ses philosophes, sans doute pas des plus recommandables, mais incontestablement génial, Nietzsche, qui parlait d’un Gay savoir.
Quarto, la négation de toute espérance sur l’homme. La mort dont le bien nommé Tanhaus – où l’on entend résonner autant le terme grec signifiant mort que le titan fou d’Infinity War (Anthony et Joe Russo, 2018) et le début du héros tragique et maudit Tannhaüser – souhaitait être libérée, devient la seule issue pour effacer le nœud. Ici, la seule réponse adéquate est biblique et exemplaire, Abraham : « Espérant contre toute espérance » (Rm 4,18).
Or, tous ces dénis convergent vers un centre : si l’univers de Dark n’est pas néobouddhiste, en revanche, il est néo-gnostique. Cette caricature grimaçante de la foi chrétienne adopte, comme celle-ci, une histoire en trois temps : l’innocence originelle ; le 21 novembre 1984, la chute non pas éthique, mais ontologique dans la pluralité (par la matière noire qui, sous les substances fissiles entretenues par la centrale nucléaire, cause le trou de ver, c’est-à-dire le chemin entre les mondes) ; enfin, le salut par la connaissance (gnôsis, en grec) – de la faille où, pendant l’apocalypse, le temps est suspendu une fraction de seconde – partagée par les happy few des rescapés – les deux mondes parallèles d’Adam et Eva, avec tous leurs personnages torturés par le remords, n’ayant pas d’autre issue que la dissolution finale.
N’y a-t-il donc rien à « sauver » dans les actions des personnages de Dark ? Assurément, les actes courageux sont au rendez-vous. Le spectateur aspire à ce que le Jonah d’un monde rencontre amoureusement la Martha de l’autre. Et l’ultime épisode nous montre même l’improbable réconciliation d’Adam et d’Eva, main dans la main. « On est faits l’un pour l’autre. Tu ne dois jamais en douter », répond Jonah à Martha se demandant, angoissée : « Est-ce à dire qu’on n’a jamais existé ? ». Mais le déterminisme de l’amour peut-il compenser celui du destin ? Que pèsent une détermination, une affection et une réconciliation quand ils ne contredisent pas cette structure anti-apocatastique qui rime avec apocalyptique ? Cet épisode, qui s’intitule ironiquement Paradis, ne devrait-il pas plutôt s’appeler (S)élection ? Avec cohérence, la structure de l’univers est anticipée dans le générique multipliant les photographies énantiomorphes de la manière la plus perturbante.
Dark, le titre énigmatique de la série qui ne dit rien du contenu et semble un moment qualifier le climat (au double sens du terme), renvoie surtout au système philosophico-théologique qui le nourrit et est devenu l’une des modes intellectuelles d’aujourd’hui : la gnose. Saint Augustin que nous fêtions le 28 août, a révélé quelle séduction cette explication si simple du mal (le déterminisme) a exercé sur sa jeune intelligence avide de vérité. Et le long combat (pas moins de neuf années) qu’il a dû mener pour s’en libérer.
Pascal Ide
[1] Stendhal, « Appendice sur Le Rouge et le Noir », dans Le Rouge et le Noir, éd. Henri Martineau, Paris, Classiques Garnier, s.d., p. 511.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 512-513.
En 2019, le policier Ulrich Nielsen (Oliver Masucci) cherche désespérément son fils disparu, Mikkel (Daan Lennard Liebrenz), âgé de 12 ans. Trente-trois ans plus tôt, en 1986, c’est son frère cadet Mads qui avait disparu dans des circonstances tout aussi mystérieuses. Dans la ville (fictive ?) de Winden, quatre familles, les Nielsen, les Kahnwald, les Doppler et les Tiedemann, traumatisées par cette disparition, tentent de résoudre les mystères qui entourent la région. Jonas Kahnwald (Louis Hofmann), le héros, est lui aussi marqué par cette affaire, ainsi que par le suicide de son père. Il tente d’en savoir plus.
Les enquêtes des policiers et de certains habitants mettent en lumière une histoire qui recommence tous les trente-trois ans. Des événements se déroulant en 1953, 1986 et 2019 sont étroitement liés. Quels secrets cachent les habitants de cette petite ville apparemment paisible, cette grotte dans la forêt, les sous-sols de la proche centrale nucléaire ? Et si c’était ces mêmes réalités qui étaient cachées ? Et si les répétitions étaient encore plus vastes ?