Creed. L’héritage de Rocky Balboa
Drame américain de Ryan Coogler, 2015.
Thème principal
Relations père-fils
Thèmes secondaires
Guérison, pardon.
Spoiler : Attention, l’analyse dévoile la totalité de
Si le cinéma est un comprimé de société (selon une relation causant-causé : il la reflète autant qu’il la façonne), alors une franchise ou une série dérivée (un spin-off) est un comprimé d’histoire de notre société. De fait, les deux premiers épisodes de la saga Rocky – le premier, éponyme et pour une fois non rebaptisé (1976), et Rocky 2. La revanche (1979) – s’affrontent à la problématique sociale de l’Amérique (la boxe comme sortie de la misère) et rendent hommage au « rêve américain » (le self made man venu de la misère). La gloire venant (celle de Rocky, mais aussi celle de son réalisateur et interprète, Sylvester Stallone), les trois suivantes – Rocky 3. L’œil du tigre (1982), Rocky 4 (1985) et Rocky 5 (1990) – élargissent la problématique à la politique et même à la politique internationale : comme Rambo, l’autre franchise de Stallone (laissons de côté la série Expendables dont l’intuition est aussi excellente que l’exécution est approximative), Rocky devient le miroir grossissant de l’attitude américaine dans le contexte de la guerre froide. En revanche, à l’instar de l’évolution de notre société occidentale, les deux derniers opus, l’intrigue se privatise et s’intimise ; nous passons du social et du politique au psychologique. Le sixième épisode – Rocky Balboa (2006) – affronte la relation entre Robert « Rocky » Balboa (Senior) et son fils Robert Junior ; le dernier – Creed. L’héritage de Rocky Balboa (2015) – creuse, jusque dans le titre, le même sillon, en le complexifiant par la double quête croisée de « l’Étalon Italien » et du fils naturel de son ancien adversaire devenu ami, Apollo Creed.
De prime abord, Rocky Balboa (Sylvester Stallone) semble être un homme paisible, à la fois connu et reconnu pour son courage et sa carrière fulgurante. Mais, peu à peu, il apparaît comme un homme seul, sédentaire ne sortant plus guère de son quartier de Philadelphie, abandonné par son fils (trop proche par le nom et le pronom, Rocky Junior a eu besoin d’introduire la longue distance encore plus psychologique que géographique en partant à Vancouver), n’ayant plus de raison de vivre depuis le décès de sa femme dont le restaurant qui porte son nom (belle scène, empreinte de nostalgie, où l’on retrouve Rocky au cimetière, parlant à Adrian et lui racontant les nouvelles du monde). Un signe ne trompe pas : l’homme de tous les combats, y compris les plus désespérés, refuse de se battre contre le lymphome que lui annonce le médecin. Avant que son corps ne soit (à moins que ce ne soit parce qu’il est) rongé par le cancer, son âme l’est par l’acédie, cette tristesse spirituelle née du manque de sens. Comment en guérir ?
Contrairement à Rocky et à beaucoup de boxeurs, anciens mais aussi actuels, Adonis Johnson Creed (Michael B. Jordan) n’a pas de revanche sociale à prendre. Par contre, il présente un sérieux problème d’identité. Qui est-il ? Est-il le double de ce père dont il est le bâtard – ce qui expliquerait son goût juvénile et immodéré autant pour la boxe que pour la bagarre – ? Ou bien est-il ce brillant jeune homme vite promu et promis à une carrière dans les affaires – ainsi que la femme d’Apollo le rêve pour lui ? Pour fuir la fatalité de la répétition paternelle, Adonis a accepté de venir vivre chez sa belle-mère. Jusqu’au jour où il se rend compte qu’il s’est laissé modeler à son image, et fuit son amour du « noble art » pour rassurer l’épouse d’Apollo qui, traumatisée par la mort violente de celui-ci à la suite de son affrontement contre le boxeur soviétique Ivan Drago, en 1985 (cf. Rocky IV), se défend de toutes ses forces de revivre une telle souffrance. Pour fuir cette double identification, à son père et à sa mère de substitution, Adonis n’a – ou plutôt ne croit avoir – qu’une solution : être lui-même. Pour cela, il fuit loin de Los Angeles, camoufle son patronyme en Johnson et vient à Philadelphie demander à celui qui fut l’adversaire de son père de le coacher.
Pourtant, ignorant l’évidence, il s’empresse de répéter le schéma qu’il évite de toutes ses forces. La distance topographique, ici, n’a en rien créé une distance intérieure. En séduisant Rocky, par l’histoire de ses matchs contre Apollo, en lui révélant qu’il est le fils de Creed dès leur première rencontre, en le contraignant presque à l’entraîner, en s’installant chez lui et lui obéissant inconditionnellement, enfin en saturant tout son temps, comment ne l’investirait-il pas comme la figure paternelle qui lui a toujours manqué ? Heureusement, la rencontre gratuite avec sa voisine, la chanteuse Bianca (Tessa Thompson) ne fait pas qu’introduire de la douceur, de la compréhension (« De quoi t’as peur ? ») et de la patience chez ce violent à peine contrôlé, elle va servir de révélateur : la réaction démesurée d’Adonis à l’interpellation maladroite, mais point malveillante, du commanditaire de Bianca, « Petit Creed, Baby Creed », le conduit derrière les barreaux. En cette prison physique, il prend enfin conscience de son incarcération psychique, dans une superbe scène. Adonis rejette d’abord avec férocité et ingratitude « Tonton » (c’est ainsi qu’il a surnommé Rocky) venu le délivrer : « Ma famille est morte par ta faute », l’accuse-t-il injustement. Tenté de partir, Balboa se ravise soudain et, avec douceur, s’assoit : « Je ne partirai pas avant de t’avoir parlé : t’es en colère contre quelqu’un qui n’est pas là, et cela te ronge de l’intérieur. Pardonne-lui ». Mais ces paroles de vérité ne sont audibles que parce qu’elles sont enveloppées d’amour et prononcées avec humilité. De même que c’est une femme handicapée (Bianca est atteinte d’une perte progressive et irréversible de l’audition, alors qu’elle se destine à une carrière de chanteuse) qui a touché Creed Junior, de même Rocky le rejoint parce que, le premier, il a humblement demandé pardon pour ce qu’il a dit avant et au fond ne parle que de sa blessure à lui, depuis le décès d’Adrian, c’est-à-dire le sentiment d’abandon (« Toi et moi, on n’est pas une vraie famille »). Croisement des blessures : la prétendue indifférence d’Adonis à l’égard de son père dissimulait une extraordinaire violence vis-à-vis de celui dont il se croyait abandonné. Adonis se met alors à pleurer. Les larmes ont ouvert un double chemin dans son cœur. Chemin de vérité : il ne voulait pas tant être lui, qu’être lui-même contre son père. Chemin de salut : être soi en s’appropriant l’héritage. Au jeune admiratif qui lui demande : « T’es le fils d’Apollo Creed ? », il peut maintenant répondre simplement : « Oui », et recevoir comme un hommage pour lui, le baroud d’honneur de la moto montée sur sa roue arrière.
Il ne reste plus à Adonis qu’à faire sienne cette origine dans le combat final (unique et heureusement pas trop long). Comme dans les autres Rocky, l’issue de l’affrontement n’est en rien gagnée d’avance. La mise en situation suscite un véritable suspense : son adversaire britannique, « Pretty » Ricky Conlan (Tony Bellew), champion du monde des mi-lourds en titre, est plus grand, plus rapide, a plus d’allonge et beaucoup plus de combats remportés par KO que lui. Comment pourrait-il l’emporter contre un boxeur tellement plus expérimenté et aguerri ? Creed Junior devra sa quasi-victoire (« Champion du cœur ») à trois facteurs principaux : sa confiance dans son entraîneur ; après les trois injonctions « Lève-toi », lancées successivement par Rocky, Bianca et sa belle-mère, son réveil quasi-miraculeux à l’appel qui est mystérieusement envoyé, comme dans une expérience de mort imminente, de l’au-delà, par son père ; en creux, la contre-figure de Conlan qui, défiant à l’égard de son entraîneur et défiant inutilement Adonis, précipitera sa chute : fils de personne, l’Irlandais à la paternité en souffrance n’est plus personne.
Le film se clôt sur une scène touchante qui en collige tout le sens. Adonis et Rocky montent lentement un vaste escalier dominant Philadelphie (« C’est l’endroit que je préfère. J’ai l’impression que tu vas t’envoler ») – escalier qui renvoie à une double scène mythique du premier épisode. Pour autant, nulle nostalgie. D’abord, la distance entre les deux scènes symbolisait toute la réussite chèrement conquise, osons dire plus, la rédemption, du futur champion du monde des poids lourds : dans la première scène, au début de son entraînement, Balboa arrive à peine à finir, tout essoufflé, la volée de marches ; dans la seconde, sur l’air triomphal de Rocky, après un sprint légendaire, il bondit, s’envole littéralement. Comment mieux dire que, quarante ans plus tard, en accédant en haut, aidé par celui qu’il appelle « fiston », Rocky a enfin trouvé un sens à la vie qui lui reste ? En effet, en lui répétant les mots mêmes qu’il a employés pour l’entraîner – « Un pas à la fois » –, Adonis lui montre qu’il a transmis ; or, passer le témoin, n’est-ce pas la mission du père ? Ensuite, un passé accueilli avec gratitude, loin de vouer à la répétition, ouvre à un futur créatif, ainsi que l’atteste leur échange : « Tu sais, si tu regardes d’ici, tu peux voire toute ta vie, observe Rocky. – Et c’est comment ? – Pas mal du tout ». Enfin, comme dans la parabole de l’enfant prodigue (cf. Évangile selon saint Luc, chap. 15, v. 12-31), l’achèvement de notre relation à l’origine n’est pas dans l’arrachement (le fameux meurtre symbolique du père), mais dans la communion sans fusion. Si, pour advenir à nous-mêmes, nous pouvons avoir besoin pendant un temps, de prendre de la distance à l’égard d’une figure tutélaire trop imposante, voire en partie aliénante, nous ne sommes assurés d’agir (et pas seulement de ré-agir) que si, enfin, nous nous réconcilions, au moins intérieurement, avec notre source. Seule la relation pacifiée avec les lumières et les ombres de notre héritage nous ouvre à un à-venir.
Pascal Ide
Adonis Johnson n’a jamais connu son père, le célèbre champion du monde poids lourd Apollo Creed décédé avant sa naissance. Pourtant, il a la boxe dans le sang et décide d’être entraîné par le meilleur de sa catégorie. À Philadelphie, il retrouve la trace de Rocky Balboa, que son père avait affronté autrefois, et lui demande de devenir son entraîneur. D’abord réticent, l’ancien champion décèle une force inébranlable chez Adonis et finit par accepter…