Contes des quatre saisons. Conte de printemps
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Pays:
Français
Thème (s):
Amour
Date de sortie:
4 avril 1990
Durée:
1 heures 52 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Eric Rohmer
Acteurs:
Anne Teyssedre, Florence Darel, Hugues...
Age minimum:
Adolescents et adultes

Contes des quatre saisons. Conte de printemps

« Le printemps, c’est un désir, un pur désir ! […] Beaucoup de choses en nous sont comme le printemps. Mieux vaut les expérimenter que les interpréter. Vous savez, le désir, c’est une chose toute simple, comme aller se coucher, marcher dans les rues ou tomber amoureux peut-être [1]… »

Comédie de mœurs française d’Éric Rohmer, 1990. Avec Anne Teyssèdre, Florence Dattel, Hugues Quester.

Thèmes

Amour, crise, Œdipe, promesse, nature.

Conte de printemps a le charme discret et tout en finesse des films de Rohmer, charme qui tient tant aux valeurs d’authenticité, d’amitié, d’intimité, de tendresse qui y sont développées, qu’au naturel d’acteurs inexpérimentés, naturel que souligne la gaucherie de leur élocution ou de leurs gestes [1]. Le réalisateur y aborde à nouveau le thème clé de ses contes moraux : la crise d’un amour naissant qui peut soit le briser soit le bronzer [2].

1) La crise ou l’hiver qui s’attarde

Jeanne est une jeune professeur certifié de philosophie dans un lycée de banlieue, en milieu ouvrier. Très vite on comprend que Jeanne est en pleine crise intérieure. Quoique jolie, elle est peu souriante. Quoique présente et attentive aux autres, elle est soucieuse. Quoique très maîtresse d’elle-même, elle est parfois sujette à des colères inexplicables mais vite contrôlées. Quoique disposant avec autonomie d’un vaste clavier linguistique, elle ne sait pas nommer les contradictions qui l’habitent. Quoique parlant avec précision des choses de l’esprit, son propre esprit lui échappe. Quoique ayant soif de relations, elle est avare de confidences et rêve de devenir invisible. Quoique généreuse, son cœur est comme inemployé. Quoique tolérante, lorsqu’elle se retrouve seule à une soirée, elle se met, involontairement, à juger les autres. Quoique, de son propre aveu, elle ne s’ennuie jamais, pour la première fois de sa vie, dans cette soirée où personne ne la connaît, elle s’ennuie et n’entend rien. Bref, quoique Mars prépare secrètement le printemps (des touches progressives le signalent : « C’est le printemps, dit sa cousine Gaëlle, au chemisier coloré et vivante image de la joie de vivre, lorsque Jeanne arrive dans son appartement fleuri. – ça a l’air de s’y mettre pour de bon. » « Il commence à y avoir de belles fleurs en ce moment. »), l’averse paraît encore plus au rendez-vous que le sourire.

Dans ce contexte, un fait prend une valeur hautement symbolique. Jeanne a deux appartements, et elle est pourtant délogée : elle n’a pas de « chez soi », car elle ne sait pas qui est ce « soi ». Elle affirme ne pas se retrouver dans les espaces trop cloisonnés, à l’instar de celui artificiellement créé par l’architecte dans l’appartement de Natacha : comme si, pour le dire avec les mots du philosophe Emmanuel Levinas, Jeanne avait besoin de passer d’une totalité close qui l’étouffe à l’infini d’une relation placée sous le signe de l’ouverture mais aussi de l’incertitude [3]. Mais est-ce vraiment la racine de sa souffrance ?

2) La fraîcheur printanière d’une amitié

Jeanne est donc en crise. Sans doute, la philosophie est l’occasion idéale pour Jeanne de protéger son cœur par sa tête. Mais la vraie raison de sa cécité n’est pas là. Lorsque Natacha remarque : « Tu parles beaucoup dans ta pensée », Jeanne précise : « Ce n’est pas parce que je suis philosophe. » Jeanne n’est donc pas totalement dupe de ses mécanismes de défense ; mais qui peut l’aider à se dire ? Tant il est vrai qu’on ne devient soi-même que par l’autre.

Se confier à sa cousine Gaëlle à qui elle prête son appartement qu’elle partage avec son ami Gildas ? Elle ne le veut pas, sans doute pour ne pas mélanger la gratuité et l’utilité ; Jeanne pressent aussi que Gaëlle est trop à la joie de sa relation avec Gildas, voire un rien manipulatrice (« Je peux aller à l’hôtel », dit-elle lorsque Jeanne revient dans son appartement), pour être vraiment disponible. Il lui faut quelqu’un de suffisamment disponible pour pouvoir l’écouter longuement, quelqu’un d’assez vulnérable pour ne pas lui faire la leçon, quelqu’un d’assez fin mais de pas trop intellectuel pour ne pas être dupe de ses défenses. Autrement dit, il lui faut une amie.

Jeanne va la découvrir dans la fraîcheur toute printanière d’une jeune fille de 18 ans, Natacha, rencontrée par hasard à une fête où elles furent toutes deux invitées par une relation dont on sait le nom mais dont on ne verra jamais le visage – juste pour souligner que son rôle est seulement médiateur. En quelques questions et réponses va éclore, comme un bourgeon, le mystère frémissant et fragile d’une amitié. La caméra en souligne l’irréductible originalité en distinguant soigneusement les plans : d’un côté, deux jeunes filles, de l’autre de multiples personnes ; d’un côté, deux personnes assises sur un canapé, de l’autre, on se croise à la porte d’entrée ; d’un côté, on parle et on s’écoute, de l’autre, on rit ; d’un côté, une rencontre devient promesse d’amitié, de l’autre, les relations se font et se défont.

La magie de la rencontre ne se laisse réduire à aucune explication ; elle n’en est pas pour autant dénuée de raison. Natacha est en mal d’amie, seule entre une mère qu’elle ne voit plus mais qu’elle aime sans se l’avouer et un père qu’elle admire mais qui est absorbé par son travail de journaliste à l’étranger et sa nouvelle liaison, Eve. A cette solitude s’ajoute un déchirement lui-même dédoublé. Quoiqu’elle s’en culpabilise (« Il a de beaux yeux. – Moi, je n’ai que ceux de ma mère. – Un gage »), Natacha ne peut s’empêcher de critiquer constamment sa mère : « Tu ne parles jamais de ta mère que pour la critiquer, remarque Jeanne. – Tu trouves que je suis méchante ? Elle s’était fait de moi une idée très haute. – Et toi tu continues à dire du mal d’elle. » Quoiqu’elle nomme avec une rare lucidité les différentes failles de ce père Don Juan et immature (« Mon père a 40 ans, mais il vit comme s’il avait 20 ans » « Mon père a tendance à généraliser et à théoriser. » « Il est trop critique de lui et admiratif des autres »), elle continue à l’admirer, au point qu’elle a un ami, William, qui, comme par hasard, a le même âge que son père et avec qui, comme par hasard, les relations ne sont pas « enthousiasmantes ». Sans compter qu’en pleine période de reviviscence œdipienne [4], réactivation amoureuse qui explique pour une part sa lucidité, Natacha trouve en Eve une rivale à peine plus âgée qu’elle : comment ne pas en être intensément jalouse et, selon le processus habituel de projection typique de la jalousie, accuser Eve – comble de l’illusion comique – du sentiment qui la ronge : « On dirait qu’elle est jalouse de moi ou de mon père. » ? C’est d’ailleurs la même projection qui fait dire un moment à Natacha : « Papa t’a trouvé très bien, très belle. – Il te l’a dit ? – Non. » Ce brouillage des générations ne peut pas ne pas brouiller ses repères intérieurs. Mais la rivalité n’est pas sa manière habituelle de se positionner. Sans prétention ni susceptibilité, Natacha ne se vexe pas de ce que Jeanne, plus par étourderie que par vantardise, lui parle, dès la première rencontre, de l’anneau de Gygès [5]. Au contraire : il n’y a rien de plus désirable, pour Natacha, qu’une amie qui, ne se situant pas dans le registre affectif (face à Jeanne philosophe, elle se décrit comme quelqu’un qui « aime rêver »), pondère sa vie d’objectivité.

De son côté, rien de tel, pour Jeanne, qu’une amie chez qui circule la vie entre la pensée et les sentiments, une personne qui n’a pas cloisonné tête et cœur. La spontanéité pleine d’élan de Natacha réunifie la jeune philosophe : elle prend l’initiative de tutoyer Jeanne et de l’inviter à demeurer chez elle ; avec un élan touchant, elle remercie Jeanne des « deux jours délicieux » passés avec elle, le week-end ; c’est encore elle qui, lorsque Jeanne revient après une tentative avortée de revenir dans l’appartement prêté à Gaëlle, la reçoit avec une joie spontanée qui lui réchauffe le cœur. Bref, la jeune Natacha donne à Jeanne assez de respect pour qu’elle ose se retrouver seule face à elle-même, et assez d’affection pour qu’elle s’avoue ce qu’elle cherche. Mais quelle est donc cette graine printanière que Jeanne a enfouie en son cœur et qu’elle ne sait plus faire grandir ?

3) Une sève qui peine à monter

C’est peu à peu que l’on découvre la ou plutôt les causes du malaise de Jeanne qui est un mal-être. Elle vit en ménage avec un garçon qu’elle voit peu car leur relation est en pleine crise. Il s’appelle Matthieu ; on n’apprend d’ailleurs son nom que tardivement, à la moitié du film, comme si Jeanne cherchait à profondément le refouler dans sa mémoire. « Tu ne trouves pas bizarre que je ne veuille pas être chez mon ami, formule-t-elle plus encore à elle-même qu’à l’égard de Natacha ? » Régulièrement, des colères brutales, et même très violentes, montent en Jeanne, sources d’une honte d’autant plus grande qu’elle ne les comprend pas. Contre qui sont dirigés ces accès de rage ? De prime abord, contre les choses : « C’est un endroit que je hais, dit-elle de l’appartement où ils vivent. Je voudrais l’anéantir. » Et si les choses étaient la métonymie de la personne de Matthieu ? On apprend ainsi que, lui est détaché au CNRS comme chercheur en mathématiques et qu’ils vont bientôt se marier. C’est donc qu’actuellement, selon une remarque profondément lucide de Jeanne, ils « vivent mariés sans être mariés. Autrefois, on appelait cela vivre dans le désordre. C’est vrai. » Mais ce « désordre » ne doit certainement pas d’abord s’entendre au sens éthique ; il présente un sens autre et plus profond qui est la véritable cause, cachée, de la crise intérieure de Jeanne.

En effet, elle aime ce qui est ordonné. Le propre du sage, donc du philosophe, n’est-il pas d’ordonner, selon le mot d’Aristote [6] ? Mais, à devenir tyrannique, le sens de l’ordre ne confine-t-il pas au perfectionnisme ? On le devine, par touches successives. Dans la première scène, Jeanne se retrouve dans l’appartement où elle vit avec Matthieu commence à prendre un pantalon qui traîne, puis, soudain, elle se décourage. On sent la rage qui affleure, même si la tristesse et le découragement la submergent. Femme de devoir, Jeanne se force à aller à une soirée où elle ne connaît personne ; femme de devoir, elle se force à demeurer dans la maison de Fontainebleau, même si elle n’en a pas envie. « Moi, dit-elle un moment, je suis très sensible pour l’ordre des autres, étant terriblement maniaque pour le mien. » Un autre moment, elle s’accuse de « maniaquerie ». Eve le lui renvoie même sans délicatesse : « Je ne pensais pas que les philosophes étaient aussi maniaques », ce que Jeanne confirme involontairement dans sa réponse : « Je ne suis pas philosophe, mais professeur. »

Or, cette hyperexigence rend difficile la rencontre avec l’autre. La même scène initiale prend toute sa signification. Elle peine à se trouver chez elle dans ce capharnaüm : elle n’y flâne pas, elle ne cherche pas quelque chose ; elle se cherche elle-même en un lieu qui ne la dit pas et qu’elle ne sait habiter. Certes, Jeanne n’accuse pas : elle ne parle pas de désordre, mais d’ordre différent, de l’ordre du mathématicien. Elle en parle même avec un sourire, évoquant cet homme qui ne gardait qu’un mètre carré dans la pièce. Seulement, elle se demande si elle pourra vivre avec une personne qui accepte un tel désordre. La question qui se pose, aiguë, est donc l’acceptation de l’altérité. Comment construire avec l’autre, si on ne peut demeurer avec lui ?

Mais, plus encore, peut-on demeurer avec l’autre si d’abord on ne sait demeurer avec soi ? Qu’elle est étrange la formule par laquelle Jeanne décrit l’appartement où elle loge habituellement : « L’autre [par opposition à celui qu’elle prête à Gaëlle] est vide. Et je ne veux pas y aller parce qu’il est vide. » Pourtant, il semblait plutôt encombré d’affaires. Jeanne ne parle-t-elle pas d’un autre vide. Elle dont la pensée l’occupait jusqu’à maintenant toujours, ne fait-elle pas l’expérience d’un vide intérieur, affectif ? Ses protections intellectuelles s’affaissant, Jeanne fait l’expérience d’un manque, d’une vulnérabilité. Et si ce manque était une chance ? S’il pouvait servir d’appel d’air pour la vraie vie, s’il pouvait devenir la place vacante où l’autre y trouve la sienne ? Mais, pour cela, il faudrait qu’elle vive non plus dans sa tête mais dans son cœur, non plus dans le perfectionnisme qui la rassure mais dans un laisser-faire qui la conduira là où elle n’imagine pas mais qui pourrait bien être le vrai bonheur. Quand elle rentre pour la première fois dans la chambre du père de Natacha, Jeanne regarde certes les livres mais s’attarde ensuite sur les jouets.

4) Un tuteur pour une fleur fragile

Jeanne va mûrir par l’épreuve inattendue d’un amour. De prime abord, celui-ci va tester la solidité de son amitié pour Natacha ; mais, plus radicalement, c’est son amour pour Matthieu qui se trouve concerné. Naïvement, Natacha fait naître un sentiment entre son père et son amie : pour elle, toute remplie d’une admiration fusionnelle pour son père, aimer celui-ci, c’est l’aimer elle-même ; cette relation qui rend Jeanne doublement attachante ne peut que sceller leur amitié. Si bien que Jeanne et le père de Natacha vont se retrouver seuls en fin de week-end dans la maison de Fontainebleau. Jeanne se défend d’entrer dans le jeu de Natacha : « En tout cas il est trop vieux pour moi. D’ailleurs il est pris et je suis prise. » Mais le jardinage en commun et plus encore la proximité des corps, la douce atmosphère de printemps aidant, Jeanne entre dans la confidence. Le père aussi, mais avec une intention toute autre. Jeanne n’est pas indifférente à ce bel homme mûr, mais elle n’est pas dupe de son trouble ni double dans ses intentions (« Quand je dis oui, c’est oui »). Lorsqu’elle affirme : « pour nous, pas de séduction », elle croit ce qu’elle dit ; elle cherche simplement à clarifier ses sentiments vis-à-vis de son fiancé et profite de la présence du père de Natacha pour établir des différences. En fait, si elle est attirée, n’est-ce pas parce qu’il lui rappelle Matthieu ? C’est à lui que Jeanne pense. Aussi, en l’absence de son ami, le père sert-il de test et de point de comparaison. Il va même lui permettre d’exprimer le « fond de sa pensée » : sa violence (« Parfois j’ai envie de le tuer ») et la cause de cette colère (« Je vis avec un maniaque du désordre », Matthieu « est brouillon »). Du coup, Jeanne peut s’ouvrir à une véritable compréhension de son fiancé (son désordre est une « manière de vivre poétiquement la vie ») et à son désir de retour, plus encore, son acceptation (« Je lui pardonne son désordre, même si parfois j’ai envie de le tuer »).

Mais cette prise de conscience n’est que le premier temps. En effet, Jeanne doit cette conscientisation à une certaine ambivalence (elle ne multiplierait pas les barrières, par exemple d’âge, si elle ne se sentait pas attirée), voire à un égoïsme : après tout, en se confiant, elle a fait du père un moyen pour voir clair en elle ; elle ne s’est pas intéressée à lui pour lui-même. Ce manque de désintéressement se paye d’une naïveté dont elle va devoir gérer les conséquences. Plus encore, Jeanne a comme une dette envers cet homme qui a eu la lucidité de lui dire : « Si vous l’aimiez à la folie, vous aimeriez son ordre à lui ». D’ailleurs, le père, impénitent séducteur, n’est entré dans cette relation d’aide, un rien paternaliste, que pour un seul motif : courtiser cette jeune fille qui l’a séduit lors de la discussion avec Eve. Les étapes sont vite franchies, trop vite : après le jeu verbal, il s’approche sur le canapé, il prend la main, il embrasse la main, il l’embrasse sur la bouche et… Jeanne se dérobe soudain, toute protection revenue : « On m’a facilement par surprise. » Lui a tôt fait de repérer la défense par intellectualisation : « Voter stratégie est de banaliser. » « Vous désérotisez la relation. » Les réflexes cérébralisants de notre professeur de philosophie reprennent vite le dessus : « Je vous ai accordé trois choses et c’est beaucoup. J’ai agi par honnêteté envers la logique. La logique du trois. »

Jeanne a compris. Encore faut-il qu’elle décide. « Je ne suis pas amoureuse de vous, mais je pourrais l’être. » Deux raisons vont l’aider à prendre sa distance et à mieux percevoir qu’elle doit choisir Matthieu ou plutôt que son cœur a déjà choisi. Dans la même soirée, le père de Natacha fait entendre à Jeanne une pièce des Etudes symphoniques de Schumann que la jeune professeur reconnaît pour l’avoir déjà entendu jouée par Natacha qui est élève au conservatoire. Or, c’est un principe ou plutôt un proverbe chez Rohmer, dont l’importance lui a mérité d’être illustré en film : l’ami de mon ami est mon ami et n’est que mon ami : « Pour moi, vous êtes le père de Natacha. » Par ailleurs, Jeanne a déterminé son choix par rapport à Eve ; or celle-ci téléphone et, croyant s’assurer la conquête de Jeanne, le père qui a déjà laissé Eve repartir sur Paris, ment effrontément à cette dernière. Il croyait montrer sa magnanimité en manifestant sa préférence. Mais Jeanne l’exigeante est trop droite pour supporter cette attitude de duplicité. Cependant, s’interdisant de se mettre en colère contre lui, elle s’encolère contre elle-même : elle veut le laisser libre et fait le contraire. Surtout, elle commence à voir plus clair sur elle. « Il faut que j’aille remettre de l’ordre dans mon studio. » Elle quitte donc Fontainebleau, seule, sans autre forme de procès.

5) La sonate du printemps

Cependant, si Jeanne a clarifié sa relation ambivalente avec le père de Natacha, il faut qu’elle se pardonne à elle-même ses atermoiements. Comme elle n’a pas été à la hauteur de ses exigences, ene sourde colère habite son cœur dont elle n’a pas conscience. Deux événements vont permettre de la révéler. En fait, le premier servira d’abord de révélateur pour Natacha.

De retour à la maison, une broutille déclenche une dispute entre Jeanne et Natacha. Natacha croit que son amie l’accuse de l’avoir poussé dans les bras de son père ; et celle-ci en est tout autant convaincu. Mais administrent-elles la vraie raison ?

La confiance est touchée, l’amitié naissante est menacée : « Je veux bien te croire, dit Jeanne, avec son volontarisme habituel. – Pourquoi ne dis-tu pas : ‘je te crois’ ? » Fragilisée d’être soupçonnée par son amie Jeanne, Natacha s’effondre et avoue : il y a de fortes tensions entre William et elle.

Mais, plus secrète (« Tu es discrète sur ta vie. Moi aussi. »), Jeanne ne va pas encore pouvoir formuler. « On a toujours besoin d’un plus petit que soi », disait Le lion et le souriceau, une fable de La Fontaine. C’est un objet qui servira d’intermédiaire et précipitera le dénouement de la crise : la mère de Natacha lui a offert un collier pour ses 18 ans  ; mais celui-ci s’est soudain égaré. Comme, un moment, Eve a porté le collier, Natacha la soupçonne de l’avoir subtilisé et, depuis, sans autre preuve, mais avec la force de conviction de la projection et de la rivalité exacerbée par ce que représente ce collier, elle ne cesse depuis d’accuser la compagne de son père. Or, après la dispute, en rangeant ses affaires, Jeanne fait tomber un carton à chaussures et retrouve le collier. Aussitôt, elle appelle Eve. Elles ne tardent pas à reconstituer le scénario probable, lié à l’étourderie du père. La conséquence est obligée : Eve est très probablement innocente : « Je n’aime pas accuser les gens et je suis heureuse d’avoir récupété mon collier. «

Toute à son bonheur, Natacha se retourne et, que voit-elle ?, Jeanne pleurer.

Ce moment est essentiel ; il est la rupture décisive. Tout le film de Rohmer a pour but de nous conduire à cette acmé où la grande joie de Natacha est paradoxalement unie à l’émotion qui déborde en Jeanne.

Il serait fallacieux et réducteur de chercher une explication définitive à ces pleurs. « C’est si mystérieux le pays des larmes… », confiait Saint-Exupéry dans Le petit prince. Néanmoins plusieurs facteurs concourent à l’apparition de cette montée lacrymale aussi inattendue que libératrice. D’abord, Jeanne retrouve la confiance en Natacha et par là, son amitié. Ensuite et beaucoup plus, elle constate sa faiblesse. L’imperfection pourrait-elle donc trouver une place utile en ce monde ? « Quelquefois ma maladresse a du bon. «  Chaque sentiment était, pour elle, comme de graves manques de contrôle qu’elle doit corriger. Pourtant, à chaque fois, ils ont servi à fendiller sa défense et à révéler, à elle comme à nous, dans leur démesure, un important conflit intérieur. Jeanne en a déjà pris une conscience confuse. Or, maintenant, elle laisse les larmes couler. La philosophe abaisse enfin sa garde (qui se rend et qui meurt). Désormais, son intelligence, au lieu de l’asservir, va la servir, et se mettre au service de l’amour : verbum spirans amorem [7]. Plus encore, c’est l’estime d’elle-même qu’elle retrouve. Le désir de quitter Matthieu, en la culpabilisant, avait laissé une défiance d’elle-même. Et la relation de dépendance à l’égard de Natacha avait pu accroître son impression de nullité. La découverte du collier lui permet de retrouver confiance en elle. Jeanne peut soudain (s’)avouer : « J’avais l’impression d’être une intruse. J’aurai servi à quelque chose. » Enfin, Jeanne ne voit-elle pas s’entrouvrir un possible avenir pour sa relation avec Matthieu ? N’est-ce pas par un effet du désordre du père qu’elle retrouve le collier ? Si elle commence à admettre son imperfection (et sa possible fécondité), pourquoi n’accepterait-elle pas celle de Matthieu ? Celui-ci ne nous sera jamais présenté que par personne interposée : n’est-ce pas une manière de suggérer que l’unification intérieure est le prélude d’une communion avec l’autre. « Tout chemin vers l’autre est d’abord rencontre avec soi-même. «

Natacha aussi a changé, quoique plus discrètement. Souvent, elle s’agace : dès qu’elle pense à la « chérie » de son père, elle monte sur ses grands chevaux, parle même de « profanation » à l’idée qu’Eve puisse respirer les mêmes fleurs que sa mère (que pourtant elle ne cesse de critiquer). En définitive, Natacha a aussi du mal à accepter l’autre et s’en protège : « Ces murs en pierre, cela nous met à l’abri des curieux. » Elle ne cesse d’ »asticoter » Eve qui le lui rend bien en la méprisant pour son inculture philosophique (la confusion entre transcendantal et transcendant), mais au point d’en devenir injuste. Elle ne rêve que d’une chose qui ne la regarde pas : la fin de la relation entre Eve et son père. Mais le collier lui fait prendre conscience qu’une partie de ses accusations est de son invention. Natacha la rêveuse a accusé trop vite : « Quelquefois mon imagination me joue des tours. «  Elle n’a pas forcément renoncé complètement à ses intentions (« Leur histoire va bientôt se terminer »), mais l’espérance de la jeune artiste reprend toute la place et se tourne vers l’appel de la vie : « La vie est belle. »

On pourrait même s’interroger sur le sens et la portée métaphorique de ce collier qui traverse tout le conte, comme le symbole d’un trésor perdu et très précieux : offert par sa mère et donné par son père, n’est-il pas l’image de cet amour parental perdu auquel aspire tant Natacha et qui lui permettrait de croire en l’amour ? Elle se refuse à la pseudo-solution mise en place par son père qui est le cloisonnement des difficultés. Ne disait-il pas à Jeanne, dans un aveu bien révélateur de la manière dont il règle intérieurement les problèmes : « Prises séparément, dit le père d’Eve et Natacha, elles sont très agréables » ?

6) Le printemps, promesse de l’éternel été

Discrète, mais très présente, une réalité scelle l’amitié, tout en clarifiant l’amour : je veux parler de la nature, dont la passivité décoratrice n’est qu’apparente. Par un geste délicat, en achetant des fleurs et ornant tant l’appartement que la chambre, Jeanne manifeste sa volonté d’ouverture et conquiert définitivement l’amitié de Natacha. Durant ces deux week-ends à la campagne, à Fontainebleau, les deux toutes nouvelles amies ne partent-elles pas voir « les cerisiers en fleur » ?

Comme La femme de l’aviateur, le film de Rohmer est construit comme cette figure stylistique que les spécialistes appellent la « structure en enveloppement » ou « en oignon » : a-b-c-d-c’-b’-a’. Ici, a-a’ est constituée par la longue scène dans le premier appartement, b-b’ la scène mobile dans la voiture qui assure la transition, c-c’ la scène dans le second appartement, prêté à la cousine, d, la rencontre avec Natacha dans les deux décors urbains et campagnards. Or, la finalité de ce type de figure rhétorique est de valoriser le centre, à savoir d, et d’ainsi ordonner les autres composants de la figure. C’est donc que le cœur (au double sens du terme) est la relation des deux nouvelles amies : en effet, elle exerce une influence décisive sur l’avenir notamment de Jeanne. Mais les deux scènes en inclusion, soulignées par la même musique (non pas à un, mais à deux instruments), la cinquième sonate pour piano et violon de Beethoven, dite Le printemps, sont significatives non plus du cœur, mais du dessein du film : le but du chemin parcouru par la jeune professeur est l’issue hors de son exigence et la reconnaissance vécue de l’altérité. Ayant constaté que le refus de la différence et plus encore son désir démesuré de perfection constituaient le fond de sa colère, elle est maintenant plus à même d’entrer dans une communion durable avec Matthieu.

Mais comment être assuré que quelque chose a changé ? Revenant à la fin dans son appartement, Jeanne se retrouve le même Babeloued ; mais, au lieu de le fuir, le cœur en désarroi, elle jette le bouquet de fleurs flané laissé par Matthieu et le remplace par celui qu’avec gratitude, Gaëlle a acheté : la logique de l’amour n’est-elle pas une logique de circulation ? Ayant reçu de Natacha, Jeanne ne peut-elle pas à son tour donner à Matthieu ? Petit geste extérieur, grande évolution intérieure. A l’image de cette saison de l’espérance omniprésente en ce Conte de Printemps, l’amour refleurit dans le cœur de Jeanne, gonflé des promesses de l’éternel été qu’est – ou devrait être – le mariage.

7) Conclusion

Cette merveille de fraîcheur qu’est le premier des Contes des quatre saisons narre le passage de l’hiver de l’amour (la crise, notamment liée à la reviviscence de l’Œdipe) au printemps qu’est la promesse d’un engagement définitif – grâce à cette médiatrice privilégiée des relations humaines qu’est la nature en fleur.

Pascal Ide

[1] On pense à la remarque de Léonard de Vinci selon laquelle la petite dissymétrie rend beau un visage aux traits trop réguliers.

[2] Le texte du scénario est édité dans Éric Rohmer, Contes des 4 Saisons, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998, p. 9-70.

[3] Cf. le grand ouvrage d’Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961.

[4] On sait qu’à l’adolescence, le complexe d’Œdipe est réactivé : la jeune fille qui sent monter sa sexualité et fleurir sa capacité de plaire désire séduire son père.

[5] Anneau fabuleux cité par Platon qui avait le pouvoir de rendre invisible celui qui le portait.

[6] En fait, l’expression que les scolastiques attribuent au philosophe grec est une glose albertinienne.

[7] « La parole (le verbe) qui spire l’amour » (Somme de théologie, Ia, q. 43, a. 6). C’est ainsi que saint Thomas d’Aquin décrit la relation entre le Verbe qui est engendré comme fruit de l’intelligence divine et l’Esprit qui est spiré comme poids de la volonté.

Jeanne (Anne Teyssèdre) vit avec Matthieu. En son absence, elle se fait une amie, Natacha (Florence Dattel), au cours d’une soirée. Grâce à celle-ci, Jeanne prend progressivement conscience de sa difficulté à demeurer avec Matthieu. Or, voici que le séduisant père de Natacha (Hugues Quester) qui, par ailleurs, a une petite amie, Eve, se met à courtiser Jeanne. Doublement fragilisée, sa relation avec Matthieu survivra-t-elle ? Et Natacha qui déteste Eve, saura-t-elle, à la faveur de cette amitié impromptue, s’ouvrir à l’autre ?

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