Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), comédie dramatique française d’Arnaud Desplechin, 1996. Avec Mathieu Amalric, Emmanuelle Devos, Thibault de Montalembert.
Thèmes
Amour, vulnérabilité.
L’être humain a besoin d’être aimé inconditionnellement pour s’aimer ; toutefois le chemin de reconstruction ne s’achève pourtant pas là, mais dans un troisième temps : l’amour de l’autre. Et cet amour commence par l’ouverture à autrui, ainsi que le montre le film profond et original d’Arnaud Desplechin, Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle).
Paul, 29 ans, maître-assistant en philosophie à l’université de Nanterre, vit dans le monde du même. Son nom de famille, Dedalus, n’est-il pas celui du héros de l’Ulysse de Joyce tournant en rond dans Dublin ? Tout son entourage, jusque sa chambre, s’inscrit dans le prolongement de cet univers narcissique. Depuis maintenant dix années, il est empêtré dans une histoire d’amour fusionnelle avec Esther, elle-même enfermée dans ce monde de la « mêmeté », selon le néologisme évocateur de Lacan : « Quand on est à deux, ça va. Mais on n’a pas de vie, p… ! » Pas plus qu’il ne sait achever sa thèse, Paul ne sait conclure (terminer ou s’engager) sa vie sentimentale.
Remonter à l’origine pour comprendre l’attitude immature du jeune enseignant est d’autant moins faire de la psychologie sauvage que, dès le début, le film nous raconte une séance de Paul chez son psychanalyste. A dix ou onze ans, il commence à rédiger un récit d’aventure et explique que son père est « un bourgeois timoré » refusant l’aventure avec effroi. La mère, qui « ne nous a jamais reconnu aucune intimité », tombe sur le texte et le lit à son mari. Or, celui-ci, loin de défendre son fils de cette attitude intrusive, ne réagit pas. Pas de père, pas de repère. Sans figure paternelle, Paul n’a pas appris à s’affronter au réel, à s’ouvrir à l’autre. Dès lors, le jeune philosophe pense son existence au lieu de la vivre.
Mais il serait partiel de faire de Paul une pure victime de son histoire. Souvent, voire presque constamment, le péché vient cadenasser la blessure. Ici, la vanité empêche Paul d’accepter l’erreur et donc de terminer la relation avec Esther. Il n’en est d’ailleurs pas dupe, lui qui affirme non sans emphase : « Je suis l’agent de ma chute ».
Plusieurs médiations, douloureuses mais libérantes, vont progressivement fendiller les défenses clôturant Paul dans la fatalité du même.
Lors d’un footing dans un parc, il s’arrête, soudain sidéré, submergé par l’angoisse. Jusqu’ici, il vivait dans son monde intérieur rassurant, limité et balisé ; or, la nature surgit sous les traits de l’immensité et d’une immensité inquiétante, voire méchante. Ce qui est en jeu n’est pas seulement la rencontre avec une réalité qui lui est extérieure, mais le début de la vulnérabilité. Ce n’est que le premier pas d’un long chemin vers la capacité à se reconnaître touché, changé par autre que lui. Paul passera par différentes autres étapes : la déception face à la figure paternelle de substitution, Frédéric Rabier, la rupture avec Esther, etc. Attardons-nous au plus important : la relation avec Sylvia. Elle est fiancée à son meilleur ami, Nathan et Paul aura avec elle une brève relation que Desplechin lui-même qualifie d’ « adultère ».
Enfin survient le coup de téléphone décisif, la scène de rupture (Arnaud Desplechin, Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), Paris, Hachette, Arte Editions, 1996, Scène 102, p. 175-177). Sachant désormais que Sylvia restera avec Nathan, Paul l’appelle en cachette et laisse éclater son amertume – celle de l’éternel enfant qui se plaint de pas être le préféré. Sylvia n’est pas dupe. En même temps, elle ne souhaite pas se jouer de cet homme qu’elle a aimé et dont elle sait la fragilité. Elle ferme la porte et s’allonge sur le sol : elle veut répondre avec justesse, vivre une vraie séparation. Très calme, elle affirme à Paul la vérité qu’il ne veut pas entendre : « Je ne t’aime pas ». Puis elle prononce la parole la plus décisive, celle qui éclaire tout le chemin de Paul : « Je t’ai changé. Tu es un petit prétentieux alors tu crois que personne ne peut te changer, que t’es immuable et très malin. Ça va, tu es un peu malin, mais seulement un peu. […] Et c’est vachement bien que tu puisses être changé ». Le propos de Sylvia, si vrai soit-il, pourrait sembler dominateur. On l’a souvent vu : seule peut être entendue une parole qui naît de l’amour inconditionnel et d’une « position basse ». Or, à la demande de Paul : « Et moi, je t’ai changée ? », Sylvia répond, très émue et (enfin) vulnérable : « Oh, bien sûr ! Mais ça, tu le sais déjà ». Dès lors, on comprend que, en arrière-plan, ce livre de philosophie est la thèse, enfin éditée, de Paul : la fécondité intellectuelle est symbole et prélude de l’ouverture à l’autre.
Dans l’épilogue, le cinéaste résume l’étape décisive franchie par son héros en trois points : la conscience de son égoïsme (« Il n’avait donc aimé que lui-même »), la reconnaissance de l’autre (« Bien sûr qu’il pouvait connaître autrui, puisqu’autrui le changeait ») ; non pas retourner vers Esther, mais la quitter en intériorisant le souvenir (« il la portait en lui d’une manière indélébile ») pour enfin construire sa vie avec une autre encore à venir. Le passage fluide du passé vers l’avenir par la médiation du présent est l’un des plus sûrs critères de santé intérieure.
Pascal Ide
Les histoires d’amour et les histoires tout court de Paul, maître-assistant dans une faculté de la périphérie parisienne où il ne compte pas faire de vieux os.