Churchill, biopic britannique réalisé par Jonathan Teplitzky, 2017. Avec Brian Cox, Miranda Richardson, John Slattery, Ella Purnell.
Thèmes
Grandeur.
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Ce film se présente comme un paradoxe. D’un côté, il se termine par ces mots relatifs à Winston Leonard Spencer-Churchill : « Le plus illustre Britannique de l’histoire ». De l’autre, il nous montre un homme faible, abattu, isolé, hors-jeu, bref, le contraire même d’un grand homme. En effet, Churchill lui-même se définit comme énergie pure, comme combativité sans limite (« J’ai passé ma vie à me battre. C’est l’essence de ma vie ») ; or, nous le retrouvons, selon ses propres mots, comme un « vieux lion édenté », réduit à terroriser sa secrétaire par son emportement rugissant parce qu’elle a substitué un simple interligne à un double. Plus encore, celui qui, pendant un temps, fut le premier, voire le seul, à anticiper prophétiquement le danger que Hitler représentait pour la liberté de l’Europe et du monde – et à s’y opposer avec une invincible fermeté, alors que le Blitz, les bombardements stratégiques de la Luftwaffe, touchait rudement les civils de Londres et d’autres villes anglaises –, se voit reprocher de ne pas avoir quitté la première Guerre mondiale. Comment éclairer ce paradoxe stimulant sans sombrer dans la contradiction ?
D’abord, la véritable grandeur de l’homme ne réside pas dans sa taille, mais dans sa croissance, autrement dit sa transformation. Si haut soit un arbre, pour peu que celui-ci soit figé-fixé, un simple arbuste qui ne cesse de croître le rattrapera et le dépassera. Or, la scène peut-être centrale, en tout cas la plus émouvante du film, nous montre le commandeur d’abord enfermé dans son auto-conviction autiste, auto-entretenue, sombre et désespérée ; puis, soudain, à son pronostic unilatéralement déterministe et pessimiste (« La moitié des hommes embarqués seront morts, demain »), s’oppose de la manière la plus inattendue, sa secrétaire Helen, témoignant que son fiancé ne s’est embarqué que parce qu’il espère gagner : « Je refuse d’entendre que l’homme que j’aime va mourir dans quelques heures. J’ai besoin de savoir qu’il s’en sortira ». Churchill s’arrête net, écoute, attentif et même attentionné (nous y reviendrons). Comme pour confirmer le changement qui est en train de s’opérer, la scène d’après, pour la première fois depuis le début de la guerre, il prend le temps d’écouter sa femme, reconnaît ses torts (« Je ne t’ai pas rendue heureuse » »), voire son besoin d’aide (« I need your help »).
Avançons d’un pas. Si Churchill change, c’est parce que sa secrétaire l’invite à inverser – convertir – son regard. Le Premier ministre de Sa Majesté n’est pas seulement tourné vers le passé, il est blessé par lui. En effet, la blessure se caractérise par la répétition mortifère (au point qu’un Freud a fait de cette itération la preuve de ses discutables pulsions de mort). Or, celui qui commandait alors aux Dardanelles, a été traumatisé par la défaite meurtrière de Gallipoli en 1916, et redoute par dessus-tout une nouvelle boucherie dans les rangs des soldats britanniques engagés sur le front. Le film ne cesse de revenir sur ce même argument – « Je dois empêcher que cela se reproduise » –, depuis la première jusqu’à la presque dernière image, au point que, plus qu’une erreur de scénario, la lassitude éprouvée par le spectateur lui fait éprouver la toxicité de cette compulsive redondance. Mais, en demandant à Churchill une raison d’espérer, sa secrétaire l’oblige à regarder ce qu’il avait forclos de sa vision : l’avenir. Voilà pourquoi elle le conduit à un véritable retournement.
Il y a plus. Pour la première fois aussi, quelqu’un fait appel non plus à la seule raison opératoire, mais au cœur qui, loin d’être irrationnel, « a ses raisons que la raison ne connaît pas ». Ainsi que l’atteste sa culpabilité rétrospective (« Je n’avais pas le droit »), Miss Garrett n’a pas prémédité sa réaction : celle-ci a jailli de l’amour qu’elle éprouve pour l’homme de sa vie ; or, jusqu’à maintenant, le Premier ministre qui est Ministre de la Défense n’avait fait qu’opposer argument contre argument (« Il faut arrêter l’invasion de la France. – C’est vous qu’il faut arrêter », rétorque Eisenhower), tenter de convaincre en cumulant les raisons, en faisant valoir son expérience militaire (il est vrai impressionnante) et en jouant de son autorité (elle aussi indéniable). Ici, une zone plus profonde de son être est sollicitée : son cœur. De fait, en entendant sa secrétaire, la compassion qui monte en lui, loin d’être feinte, s’incarne dans le souci d’un être dont il s’enquiert du nom (Arthur Clayton), du grade (« aspirant ») et de sa mission (il est en première ligne) ; et jusqu’au bout, il prendra des nouvelles de ce soldat qui symbolise tous les autres.
En soulignant ainsi le changement opéré par la médiation d’une femme, en fait, de deux femmes (admirable et vulnérable Clementine), sans oublier l’ami fidèle, Jan Smuts, qui sont les seuls à pouvoir résister à Churchill tout en le respectant et l’admirant, n’a-t-on pas trop concédé à l’adage fameux : « Derrière tout grand homme, cherchez la grande femme », et transféré la grandeur du premier à la seconde ?
Certes, ces femmes courageuses et généreuses reflètent dans l’ombre la bravoure et le don de soi qui animent le Vieux Lion dans la lumière. Toutefois, elles ne jouent ici que le rôle de catalyseur (ce qui ne signifie surtout pas que leur vocation se limite à cela !). Dans le langage de la philosophie scolastique, elles sont causes dispositives, non principales (disponens, non perficiens). D’abord, elles réveillent, elles ne créent pas, les vertus de courage (par laquelle il se bat sans relâche), de justice (par laquelle il cherche notamment le bien des hommes du rang), de tempérance (concrètement la sobriété, par laquelle il maîtrise d’abord chez lui la démesure) et surtout de prudence (par laquelle il gouverne en vue « non pas de la victoire, mais de la liberté » de nombreux pays d’Occident, ainsi qu’il le clame dans son discours du 6 juin). Surtout, nous le voyons clairement à deux reprises s’arrêter, écouter et changer radicalement d’opinion : la première fois, avec le général Alan Brooke, reconnaissant qu’il n’a rien à ajouter à son exhortation chaleureuse aux soldats (« Je ne dirai rien. Il a tout dit »), alors qu’elle contredit sa conviction intime ; la seconde fois, dans une autre superbe scène, lors de la rencontre avec le roi George VI qui, après avoir humblement reconnu son erreur (« Ma décision était irréfléchie ») et affectueusement exprimé son attachement (« Mon inquiétude des prochains jours serait aggravée »), lui demande de ne pas embarquer avec les soldats – ce à quoi Churchill répond en faisant profession d’obéissance : « Majesté, je dois vous obéir ». Si orageuses soient ses colères, si entêtées soient ses convictions, elles sont au service non point de son ego (du moins de son seul ego), mais du bien commun.
Ainsi la question que pose Churchill : « Que serais-je quand tout sera fini ? » n’est-elle pas d’abord celle d’un homme en quête de reconnaissance, mais celle d’un homme en quête de sens, qui s’interroge sur la justesse de son attitude. Voilà pourquoi la réponse de sa femme l’apaise : « Tu resteras l’homme qui nous a guidés dans la tempête ».
Enfin, il y a peut-être encore une autre raison, plus profonde et plus cachée, pour laquelle la grandeur de ce grand homme réside dans le passage par la petitesse. Winston Churchill n’hésite pas à invoquer Dieu à plusieurs reprises et nous le voyons même prier. Certes, sa demande pour que la météorologie soit conforme à ses vœux ressemble fort à « Père, que ma volonté soit faite »… Demeure qu’il se met à genoux, seul, sans arrogance. Surtout, nous avons vu qu’il est, à l’occasion, compatissant et obéissant – qui sont les deux attitudes les plus profondes du cœur du Sauveur. Or, c’est dans la kénose (cf. Ph 2,6), c’est-à-dire l’abaissement, que se manifeste paradoxalement la grandeur vertigineuse de l’amour divin. Alors que le païen valorise l’élévation, le chrétien nous a appris que la seule élévation est celle de l’Amour crucifié : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12,33). La gloire est la Croix qui seule conduit à la résurrection (cf. Jn 12,24).
Ainsi les critiques qui se sont gaussés d’une réalisation trop pompière ont-ils manqué que « l’homme le plus puissant du monde », selon le mot du roi George VI, a consenti un moment à l’impuissance (demeurer derrière, ne pas commander les forces armées, reconnaître son erreur de pronostic), afin d’advenir, au moins partiellement, à la seule puissance féconde : celle de servir.
Pascal Ide
Juin 1944. Winston Churchill (Brian Cox), Premier ministre britannique, arpente la plage, terrifié que le Débarquement en Normandie prévu dans trois jours (le D Day) soit un échec massif et cause le carnage d’un nombre incalculable de jeunes soldats inexpérimentés. Peu après, son épouse Clementine (Miranda Richardson) et son fidèle ami Jan Smuts (Richard Durden) le retrouvent dans son bureau, allongé et immobile comme mort. Mais Churchill se relève soudain, expliquant qu’il travaille, sans qu’on sache si son assoupissement était dû à l’ivrognerie ou la dépression. Après avoir salué sa nouvelle secrétaire, Helen Garrett (Ella Purnell), il part rencontrer le Haut Commandement Allié, dirigé par le général américain Dwight David « Ike » Eisenhower (John Slattery), entouré des deux Field marshals (britanniques), Bernard Montgomery (Julian Wadham) et Alan Brooke (Danny Webb). Alors qu’arrive le roi George VI (James Purefoy), Churchill dit sa très ferme opposition à la stratégie Omaha Beach (nom de code « Opération Overlord) » et sa préférence pour une attaque en Méditerranée, « ventre mou » de l’Europe. Mais nul n’est convaincu par ses arguments, sa requête est unanimement rejetée par les alliés ; voire, Brooke lâche devant lui : « Salopard ». Or, Churchill n’a pas d’autorité, politique ou militaire, pour imposer son opinion. Comment réagira-t-il ? Sombrera-t-il encore plus profondément dans la déréliction alcoolisée ?