Bruce tout-puissant, comédie américaine de Tom Shadyac, 2003. Avec Jim Carrey, Jennifer Aniston, Morgan Freeman.
Thèmes
TDK, TM.
Complément au chapitre 5 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.
Reconnaître le Victimaire
Doux homme en colère (Bruce tout-puissant)
Une réjouissante comédie américaine, qui ne manque pas de profondeur spirituelle et qui fut l’un des succès cinématographiques de l’an 2003 [1], Bruce tout-puissant [2], met en scène un Victimaire.
a) Résumé de l’histoire
Journaliste pour la chaîne locale de Buffalo, Bruce Nolan (Jim Carrey) est apprécié pour son humour, son originalité et son humanité. En fait, il est rongé par la jalousie vis-à-vis d’un ambitieux rival, Evan Baxter (Steve Carell), au point d’en gâcher la relation avec sa compagne, Grace Connelly (Jennifer Aniston). Apprenant la nouvelle de la nomination d’Evan à la place de présentateur que, lui, Bruce, guignait, il l’insulte, lui et son directeur, lors d’un reportage en direct et du coup, est renvoyé. À la sortie du studio, il prend la défense d’un SDF et est lui-même violenté par les agresseurs. Il s’en tirera avec quelques équimoses et quelques pansements.
b) Scène
Nous le retrouvons le soir même, très en colère, dans l’appartement où il vit avec Grace [3].
Grace, apitoyée. – Je remercie Dieu, tout va bien.
Bruce, le ton goguenard et l’attitude cynique. – Dieu, c’est cela. Remercions Dieu. Pour ces bénédictions qui me pleuvent dessus. (Changeant brusquement de ton, en colère) Attends ! Ce n’est pas de la pluie !
Grace, réfléchissant pour chercher à apaiser. – Bruce, s’il te plaît, ne fais pas cela. Tout arrive pour une raison.
Bruce, le ton accusateur. – Ça, cela ne m’aide pas. Ça, c’est un cliché. Ça ne m’aide pas. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras (littéralement : « Un oiseau dans la main vaut mieux que deux dans le buisson »). (criant, en colère) Je n’ai pas d’oiseau ! Ni de buisson ! Dieu a pris mon oiseau et mon buisson.
Grace, cherchant à comprendre avec empathie. – Je vois. Ainsi, Dieu s’en prend à toi ?
Bruce, entre ire amère et plainte. – Non ! Il m’ignore complètement. (la main tournée vers le Ciel, accusateur) Il s’occupe de donner à Evan tout ce qu’il veut. (découvrant le chien en train d’uriner sur leur chaîne hi-fi et hurlant contre lui) Bravo, Sam ! Mais tu as manqué ta cible. C’est sur moi [qu’il fallait uriner].
Grace, se levant pour arrêter le chien et le conduire à la porte, un reproche dans la voix. – Ne te mets pas en colère contre le chien. Ce n’est pas sa faute.
Bruce, toujours en colère, en agitant les bras. – Non, c’est la faute de Dieu. Il lui a donné une mauvaise coordination.
Grace, soudain en colère, signifiant d’un geste des bras qu’elle souhaite que Bruce cesse. – Assez ! Vas-tu arrêter de te comporter en martyr ?
Bruce, répondant sur le même ton, en se justifiant. – Je ne suis pas un martyr ! (la main tournée vers lui) Je suis une victime ! (les yeux dans le vide, tout à son image) Dieu est un garçon vicieux [mean] avec une magnifique loupe, et je suis la fourmi. (regardant Grace avec le même courroux) Il pourrait corriger [fix] ma vie s’il le voulait, mais il préfère me brûler mes antennes et me voir me tortiller. (les yeux fous, imitant le prétendu sadisme divin)
Grace, joignant les mains dans un geste de sincère compassion. – Chéri, je sais que tu es furieux. Ce qu’Evan a fait était dégoûtant [slimy] et injuste. Mais cette journée aurait pu être tellement pire. Je suis juste contente que tu ailles bien. (Pendant qu’elle parle, Bruce qui lui tourne le dos lève les yeux au ciel, met les mains sur les hanches, soupire, dans un geste d’intense exaspération. En même temps, Grace s’approche et s’apprête à étreindre avec délicatesse son mari pour le consoler)
Bruce, à peine effleuré, se dégage avec brusquerie et se retourne vers Grace, furieux, en hurlant. – Je vais bien ? Nouvelles de dernière minute ! Je ne vais pas bien ! (Grace recule avec crainte face au déferlement de violence) Je ne vais pas bien avec ce job médiocre ! Je ne vais pas bien avec cet appartement médiocre ! (déversant toute sa rancœur sur Grace qui s’est de nouveau avancée) Je ne vais pas bien avec cette vie médiocre !
D’un geste brutal, Bruce envoie promener les deux boîtes posées sur la table, ce qui suscite un hoquet de stupeur de la part de Grace. Profondément triste, sidérée et plus encore perdue, elle regarde Bruce tourner en rond, au physique comme au psychique, dans sa révolte.
Grace, des sanglots dans la voix, la bouche amère, les yeux à terre, comme abattue. – Est-ce vraiment ce que tu penses de ce que nous avons ? Une vie médiocre ?
Bruce, la main sentencieuse, la parole froide. – Je t’en prie. Il ne s’agissait pas de toi.
Grace, entre sanglots et colère, tout en ramassant ce que Bruce a jeté. – De moi ? Comment pourrais-je faire cela à propos de moi ? Tu ne parlais pas de moi. Mais comment je dois le prendre à propos de moi ? (franchement en colère contre lui) C’est à propos de toi. Tu ne parles toujours que de toi.
Bruce, étendant les bras, comme si ces paroles le crucifiaient, la bouche amère et sans la regarder. – Parfait. C’est le pire jour de ma vie et il faut que je plaide coupable, merci ! (pendant ce temps, il rafle les clés, lève les mains au ciel, dramatique et triomphant, ouvre la porte et la claque, mettant lui-même fin à la discussion et laissant Grace, désemparée et en pleurs.)
c) Analyse de la scène
De prime abord, la colère de Bruce semble justifiée : il est doublé par Evan sur le poste dont il rêvait ; il est trahi par la direction qui, l’appréciant, semblait lui promettre cette place ; il perd son emploi ; il est agressé par des voyous alors même qu’il portait secours à un SDF.
En réalité, Bruce se comporte comme un Victimaire.
- Sa plainte est injuste. En effet, Bruce la projette sur les autres. Elle s’étend d’emblée à Dieu qui, d’un bout à l’autre, ne cesse d’être visé, alors qu’il n’est en rien responsable des malheurs de Bruce (cette relation à Dieu est le thème même du film). Plus tard, sa colère se projette sur le chien (« Ce n’est pas sa faute ») qui s’oublie parce qu’il n’a pas encore été dressé. Enfin, elle englobe Grace.
- La plainte est dramatisante. Bruce compare sa souffrance au supplice d’un animal qu’on brûlerait vif avec sadisme. Il ne se contente pas d’accuser Dieu, il le traite de « vicieux ». Voyant Sam uriner dans l’appartement, il s’écrie : « Tu as manqué ta cible. C’est sur moi [qu’il fallait uriner] ! »
- Sa lamentation est généralisante. Bruce globalise : « Je n’ai pas d’oiseau ! Ni de buisson ! » Tout y passe : la plainte s’étend de la manière la plus illégitime à toute sa vie, professionnelle (« job médiocre ») et privée, matérielle (« appartement médiocre ») et relationnelle (« vie médiocre »). Certes, Grace minimise trop en affirmant que « tout va bien ». Mais elle exprime d’abord son rassurement (de fait, l’agression se résume à quelques contusions), donc son amour à l’égard de Bruce, et sa gratitude à l’égard de Dieu.
- Son attitude plaintive est non-réfutable [4], c’est-à-dire se moque des réfutations rationnelles. Par exemple, lorsque Grace lui explique que son échec n’est pas d’abord dû à Dieu, mais à des causes humaines – « Tout arrive pour une raison » –, Bruce n’écoute pas et répond à côté de l’argument : « Ça, c’est un cliché. Ça ne m’aide pas ». De même, quand Grace lui montre, avec évidence, qu’il ne parle que de lui (« De toute façon, tu ne parles que de toi ! »), il retourne la situation à son avantage : « Magnifique, c’est la pire journée de toute ma vie, et il faut encore que je plaide coupable ».
- La plainte ne prend pas en compte la disponibilité de l’interlocuteur. Bruce va épuiser Grace par ses jérémiades. Il ne sait même pas reconnaître sa patience et ne nourrit nulle gratitude pour sa compassion. Il ne sait pas non plus entendre son exaspération. En effet, à Grace qui lui demande d’arrêter : « Assez ! Vas-tu arrêter de te comporter en martyr ? », il répond en se contentant de jouer sur les mots : « Je ne suis pas un martyr ! Je suis une victime ! »
- La plainte n’est pas soulagée d’être écoutée. Bruce refuse toute empathie ; comme un grand adolescent irresponsable, il se grise de sa colère. Alors que Grace essaie de l’écouter et reformule : « Je vois. Ainsi, Dieu s’en prend à toi », Bruce nie et aggrave : « Il m’ignore complètement ».
- L’on pourrait s’étonner que Bruce ne soit pas apaisé par la compassion réelle que lui prodigue sa compagne. Celle-ci prend en effet le temps de rejoindre avec précision la souffrance centrale de Bruce et d’en nommer exactement la cause, évoquée par Bruce : « Chéri, je sais que tu es furieux. Ce qu’Evan a fait était dégoûtant et injuste ». En réalité, Bruce ne veut pas de compassion parce que cela l’obligerait à sortir de sa posture Victimaire.
- En effet, Bruce ne cherche aucune solution. Il auto-entretient ses lamentations avec une rare créativité. De plus, lorsqu’il sent qu’il va être coincé et placé face à ses responsabilités, Bruce s’enfuit au lieu d’affronter. Une fois dehors, il pourra continuer à se plaindre, seul, sans objecteur, transformant le monde entier (personnes, animaux, choses) et surtout Dieu en autant d’injustes ennemis.
- L’attitude de Bruce est éminemment narcissique : elle congédie toute altérité. Au lieu de sortir le chien qui commet du dégât dans l’appartement, ce que fait Grace, Bruce se contente de se plaindre. Au lieu de ramasser les boîtes qu’il a renversées, il laisse le travail à sa compagne. Surtout, centré sur sa souffrance, Bruce est totalement inattentif à celle grandissante de Grace, voire la dénie. En effet, lorsqu’elle lui demande en larmes : « Est-ce vraiment ce que tu penses de ce que nous avons ? », il se justifie froidement, au lieu de la consoler : « Je t’en prie. Il ne s’agissait pas de toi ». Et au terme de la scène, il la laisse dans sa tristesse, pour continuer à hurler contre Dieu au volant de sa voiture.
- Bruce est aussi rempli de soi parce qu’il est vide d’estime de lui-même. Le paradoxe n’est qu’apparent : plus l’ego (la part blessée de notre être) est en souffrance, plus il prend de la place. En effet, la plainte du journaliste se nourrit d’une jalousie omniprésente et généralisante à l’égard de son collègue : Dieu « s’occupe de donner à Evan tout ce qu’il veut ». Or, la jalousie est inversement proportionnelle à l’estime de soi [5].
- Sa plainte est hautement toxique. Elle se traduit dans une colère démesurée, gesticulante, détruisant les objets et la relation. La violence de Bruce s’exprime même physiquement lorsqu’il repousse sans ménagement Grace qui s’approche pour le consoler. Résolument brutal, le Victimaire passe totalement du côté Bourreau.
- Enfin, Bruce entraîne fortement Grace à rentrer dans le TM : l’idéal serait pour lui que sa compagne joigne sa voix à sa lamentation totalisante. Et comme elle refuse de rentrer dans ce pessimisme universel et devenir sa Sauveteuse, il l’accuse de ne pas le comprendre : « Nouvelles de dernière minute ! Je ne vais pas bien ! » Dès lors, elle devient le Bourreau qui va pouvoir justifier sa posture Victimaire ! Plus encore, débordée, cherchant à conjurer cet ouragan négativiste, Grace va finir par se mettre en colère et accuser injustement Bruce par un « toujours » à l’image de ses globalisations : « C’est toujours à propos de toi ». Définitivement convaincu d’être incompris, il suffira alors à Bruce de se draper dans sa posture Victimaire, en se crucifiant lui-même (il écarte les bras avant de sortir).
Ainsi, le geignement de Bruce est typique d’une attitude Victimaire, et d’une attitude Victimaire particulièrement mortifère : universalisante, saturant tout l’espace et toute la parole, totalement égocentrée, poussant Grace, excédée, à adopter une attitude Sauveteuse, puis Persécutrice, etc. Habituel, un tel comportement pourrait entrer dans le tableau d’une personnalité narcissique.
Pascal Ide
[1] Ce fut le 5e film de l’année, juste après Le Seigneur des Anneaux (III), Le monde de Nemo (I), Matrix Reloaded (III) et Pirates des Caraïbes (I) ; c’est donc le premier hors franchise, même si, paraît-il, Jim Carrey aurait signé pour une suite – à distinguer d’Evan tout-puissant du même Tom Shadyac, 2007.
[2] Comédie fantastique américaine de Tom Shadyac, 2003.
[3] La scène se déroule entre 18 mn. 40 sec. à 20 mn. 15 sec. Je traduis directement de l’anglais.
[4] Le philosophe des sciences austro-hongrois et britannique Karl Popper a inventé le concept de non-falsifiability, que l’on traduit par « non-réfutabilité ». En un mot, une théorie est scientifique s’il est possible de la réfuter par une expérience. Par exemple, l’assertion « tous les cygnes sont blancs » est réfutable par la rencontre d’un seul cygne d’une autre couleur (cf., par exemple, Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, trad. Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, Paris, Payot, 1973, p. 37). Inversement, tout discours que ne peut pas valider une expérience n’est pas réfutable, donc, toujours selon Popper, n’est pas scientifique. Il étend ce critère aux discours idéologiques comme celui du marxisme ou de la psychanalyse freudienne.
[5] Cf. Jeffrey G. Parker et al., « Friendship Jealousy in Youth Adolescents: Individual Differences Links to Sex, Self-esteem, Aggression and Social Adjutment », Developmental Psychology, 41 (2005) n° 1, p. 235-250.
Bruce Nolan, reporter pour une célèbre chaîne de télévision de Buffalo, est constamment de mauvaise humeur. Pourtant, il n’a aucune raison d’avoir cette attitude de grincheux : il est très célèbre, et il est aimé par une très jolie jeune femme, Grace.
Un jour où tout se passe mal pour lui (il s’offre un superbe accident de voiture et se fait virer de la chaîne), Bruce s’emporte et se met en colère contre Dieu. Mais il est entendu par l’oreille divine, qui décide de prendre forme humaine et de descendre sur Terre. Dieu met au défi le reporter : il lui lègue les pouvoirs divins pendant une semaine et charge Bruce de faire mieux que lui. S’il échoue, il peut entraîner l’apocalypse…