BlacKkKlansman : J’ai infiltré le Ku Klux Klan (BlacKkKlansman), policier américain coécrit, coproduit et réalisé par Spike Lee, 2018. Biopic inspiré du livre presque éponyme Black Klansman de Ron Stallworth, 2014 (trad. Le Noir qui infiltra le Ku Klux Klan, Paris, Autrement, 2018). Avec John David Washington, Adam Driver. Récompensé par le Grand Prix du Jury au Festival de Cannes 2018.
Thèmes
Racisme, communisme.
Très plébisicté par la critique et le public (bien qu’estival, le film fait salle comble et, plus encore, est applaudi en final), BlacKkKlansman nous laisse sur notre faim, et pas seulement pour sa fin.
Recueillons les informations toujours intéressantes sur une histoire américaine pas si simpliste qu’on s’y serait attendu (le membre le plus violent du KKK eut sa femme violée par des Noirs demeurés impunis), pas si manichéenne qu’il y paraît (le héros est pris entre deux extrémismes, fasciste (voire néonazi) et communiste, nationaliste et internationaliste) et pas si éloignée qu’on ne s’imagine (ce racisme militant prétend se fonder sur la Bible…).
Retenons surtout le cheminement des deux héros, en sa complexité synchronique et diachronique.
Elle est synchronique chez Ron. D’abord en son cœur : en tombant amoureux de Patrice (prénom féminin), au point de commettre une grave erreur (il perd sa couverture), il se refuse à cette torpide et fétide identification du flic et du voyou, lorsque le premier s’identifie à ce point au second qu’il en devient le double légal, mais pas moins violent. Autrement dit, Ron conserve une vulnérabilité qui le préserve de la double idéologie, communiste et raciste.
Ensuite en ses convictions : s’il ne peut sombrer dans l’idéologie de l’Organisation, Ron aurait pu opiner vers celle, révolutionnaire, de Patrice. De fait, c’est ce que celle-ci tente de lui inculquer au nom du « tout est politique », qui la conduit à dialectiser : « Je refuse de coucher avec l’ennemi ». Là contre, Ron se refuse à l’unilatéralisme, en affirmant qu’il tient de concert sa vocation de policier et son attachement à Patrice. Il conjure ainsi le risque de tout subordonner à la cause au point, non pas de donner sa vie pour elle – ce qui est grand et bon –, mais de lui subordonner sa conscience morale (par exemple, en justifiant la violence).
Diachronique chez Flip, cette complexité anti-binaire sera éprouvée par le policier juif dans un cheminement qui l’arrachera au simpliste monopolaire et fonctionnaire. Au point de départ, dans un dilemme puissamment résumé par lui, il oppose un Ron qui « poursuit une croisade » à lui, Flip, qui « fait son job ». Mais la rencontre de l’adversaire, l’infiltration au quotidien, va l’obliger à endosser un rôle qui l’oblige à affirmer avec conviction des anti-convictions, prendre conscience de sa foi autrefois délaissée (« Aujourd’hui, j’y pense tous les jours ») et d’avoir l’impression de se parjurer. Or, l’homme aspire objectivement à l’unité et subjectivement à la paix intérieure. Il ne faudrait pas minimiser un deuxième facteur qui, pour être plus circonstanciel, n’en touche pas moins la profondeur. À un moment critique où il aurait été au minimum humilié et au maximum tué, Flip est libéré par Ron qui, pour sauver sa vie, risque la sienne. Flip prend alors conscience que sa profession n’est plus qu’un job : sa mission ne pourra être menée jusqu’au bout que s’il est prêt, lui, à se donner jusqu’au bout. Il est ainsi conduit à découvrir, avec sa religion, le don de soi.
Demeurent plusieurs frustrations. Passons celles liées aux erreurs scénaristiques (un rythme très inégal), aux hésitations sur le genre filmique (on oscille entre la comédie, le drame, le quasi-reportage-docu avec le long discours de Kwame Ture), à la pluralité des messages (anti-fasciste, mais aussi anti-révolutionnaire), etc. Ces flous ne font que préparer ceux qui me dérangent le plus.
Le premier est une vision manichéenne des races. Animé par l’intention hautement louable de condamner le racisme négrophobe, le film nous présente une population blanche en quasi-totalité décérébrée. Les quelques rares personnes qui s’exceptent de la méchanceté et de la sottise se résument à Flip et, non sans nuances, ses supérieurs. En regard, les Noirs apparaissent tous et depuis toujours comme des victimes dont la culture, et seulement la leur, est longuement louée (notamment dans la scène ennuyeusement longue du dancing), ainsi que son sens de la fête et de la famille – sans que jamais, par exemple, une présentation équilibrée de l’enseignement biblique vienne corriger les insupportables déformations du KKK.
Cette gêne culmine dans ce que le réalisateur a manifestement voulu comme l’apex-apogée de son film : l’opposition entre les deux discours, l’un, raciste-fasciste simpliste, de David Duke, qui s’achève par la défense du « White power », l’autre, victimaire-révolutionnaire, d’un vieux sage, Jerome Turner (joué par un acteur de légende, Harry Belafonte), contant la tragédie d’un gamin black et simple d’esprit, lynché en 1916, qui culmine dans le slogan symétrique : « Black power ». Or, ces deux solutions, unilatéralisantes et excluantes, sont aussi irrecevables l’une que l’autre. Bref, le discours de la négritude, notamment lors de l’allocution elle aussi excessivement longue de Kwame Ture, est finement argumenté (par exemple sur le risque immense que le Noir, cherchant à imiter le Blanc pour être reconnu, finisse par perdre son identité), de sorte qu’il apparaît, lui et lui seul, intelligent. Bref, paradoxalement, c’est en montrant la supériorité des seuls hommes de couleur que Spike Lee veut convaincre de l’égalité des races. Trop réactif, il a tout concédé à l’unilatéralisme qu’il aspirait à condamner. La leçon nietzschéenne de la réaction comme anti-création (notamment dans La généalogie de la morale) ne sera jamais assez entendue.
Ma deuxième gêne vient de l’intention ouvertement politique du réalisateur. Il ne se contente pas d’adapter le récit de Stallworth sur le si légitime combat pour les droits civiques, il le corrèle aux débats contemporains autour de Donald Trump et du mouvement Black Lives Matter. Un fait ne trompe pas : l’affirmation (qui est beaucoup plus qu’une allusion) d’une collusion entre l’actuel président des États-Unis et le racisme de l’Organisation, via la manifestation « Unite the Right » à Charlottesville en 2017 où le militant suprémaciste blanc James Alex Fields, fonça en voiture dans la foule et tua Heather Heyer. D’abord, elle ne doit pas être postulée, mais démontrée, avec la même rigueur que celle qui a été déployée pour contrer la doxa raciste irrecevable du KKK. Ensuite, dans un domaine (la politique) qui relève de l’opinion et point de la certitude, il convient d’autant plus d’éviter de manipuler les passions. Or, le cinéaste est loin d’avoir gardé cette chaste réserve : nous avons la puissance rhétorique de l’inclusion ; pourtant, le film s’ouvre sur le discours raciste du Dr. Kennebrew Beaureguard (Alec Baldwin), insupportable quant au fond et quant à la forme. Implicitement, mais pas moins puissamment, est ainsi signifiée l’assimilation entre l’effrayant idéologue et l’actuel président américain.
Enfin, le film a suffisamment conclu quand il montre, au dehors, la réussite de l’infiltration, l’attentat anti afro-américain déjoué, l’humiliation du Grand Sorcier et la déroute de la cellule locale, et, en interne, l’éviction du flic sadique et raciste, ainsi que la reconnaissance de Ron par toute l’équipe de Colorado Springs. La catharsis ayant opéré, pourquoi complaisamment profiter de son énergie pour introduire un second message qui lui est étranger ? Trop de messages tuent le message.
Pascal Ide
En 1978, l’inspecteur Ron Stallworth (John David Washington : oui, le fils de Denzel, actuellement sur les écrans dans Equalizer 2 !) devient le premier policier afro-américain de Colorado Springs. Alors que ses supérieurs lui demandent d’infiltrer les activistes d’un Black Panther, Stokely Carmichael / Kwame Ture (Corey Hawkins), dirigés en local par une étudiante noire, Patrice Dumas (Laura Harrier), Ron prend l’initiative de s’infiltrer dans la branche locale du Ku Klux Klan. Pendant des mois, Stallworth se fait passer pour un suprémaciste blanc en participant aux échanges du KKK (qui se donne le nom d’« Organisation ») par téléphone ou par courrier. Mais, pour éviter d’être démasqué, il doit se présenter en personne. Alors, son collègue blanc, mais juif Flip Zimmerman (Adam Driver) prend sa place aux événements de ce groupe négrophobe et antisémite. Non seulement, Stallworth réussit à saboter bon nombre de rassemblements et de manifestations, mais il parvient à suffisamment séduire le Grand sorcier, David Duke (Topher Grace), pour devenir président de l’organisation locale. Mais ne court-il pas le risque d’être démasqué et d’être tué ? Par ailleurs, en fréquentant Patrice, Ron ne court-il pas le risque d’adhérer à ses idées communistes et révolutionnaires, voire de s’attacher à la personne qui les profère ?